Chapitre 25 - Sorcière et sourcier
Troisième partie de l'arc d'Ëjj le semi-elfe. Bonne lecture ;-)
─ Bon, je crois que j’ai droit à quelques menues explications.
Nellis se tenait droite comme un I au milieu de la tanière du vieux chêne. Niu était assise près de l’âtre, plus fumée que feu. Mousse-qui-pique ne se détachait plus d’elle, collant à sa robe comme un chardon. Ëjj ronflait sur le lit où on l’avait étendu, barbes et cheveux roussis, une odeur de chair grillée flottant autour de lui et empestant tout le nid. Jilam, debout adossé à sa bibliothèque miniature, ruminait dans son coin d’ombre, les bras croisés.
─ L’orage vous a rendu sourds nom d’un bois mort ? Quelqu’un va-t-il m’expliquer pourquoi un semi-elfe grillé comme un charbon ronfle dans mon lit ?
Mais seuls les ronflements de cratère du dormeur daignèrent lui répondre. La sorcière jeta son dévolu furibond sur Niu dont l’attention s’attachait ostensiblement au lapereau encore tremblant des récents évènements. Elle fixa ensuite Jilam. Ce dernier, l’ignorant tout pareil, alla s’asseoir à son bureau. De la pile de parchemins noircis et raturés, il en retira un et, de sa plume distraite, se mit à dessiner des figures sans queue ni tête, au hasard de ses pensées dont le fil se confondait en méli-mélo de nœuds étriqués. D’une main encore couverte de terre, son épouse frappa le parchemin où l’encre fraîche avait pris la forme d’une mouche. Elle avait beau appeler de sa plus virulente voix intérieure son sourd-muet de mari, elle obtenait toujours la même froide ignorance qu’il avait enfilé depuis son retour et le départ des loups de fumée.
Il avait honte, ça elle le voyait, mais se trompait sur la cause en pensant que c’était elle. Non, Jilam ne se sentait pas coupable vis-à-vis de son épouse, contrairement à d’habitude. Il était, au contraire, touché d’un mal bien plus profond, une force tiraillante qui l’éventrait à petit feu. Ses doigts insensibles ignorèrent les plaintes de la plume qui finit par se briser en deux. Un sanglot s’étrangla au fond de sa gorge, un autre en plein cœur. Le troisième, il le sentit descendre dans ses talons et, de là, s’enfouir dans le sol. L’envie pressante de pleurer le tenaillait, mais il se retint, estimant n’en avoir aucun droit.
─ Bien, soupira Nellis, cheveux emmêlés, les yeux levés au plafond bas de racines. Si aucune langue ne veut se délier, je n’ai plus qu’à rompre mon serment et aller trifouiller vos esprits ramollis ou aller directement me faire fanée chez les faunes.
Passant devant sa pharmacie, la sorcière saisit une fiole qu’elle vida d’un trait, puis se dirigea vers la cuisine où elle dénicha un vieux croûton de pain à la farine de châtaigne qu’elle grignota un peu avant de l’émietter nerveusement. Elle lorgna d’un mauvais œil Mú, plus intéressé à engloutir un saucisson d’hériphant que suivre la discussion à sens unique. Le furet-léopard avait même scellé son troisième œil afin de ne pas être contaminé par la méchante humeur de la sorcière et de profiter de son déjeuner en paix.
Alors qu’elle comptait sur le silence pour délier les langues, Nellis fut la première à craquer.
─ Vous avez tous les deux décidés de me rendre troll ma parole !
La voix qui l’interpela se rapprochait davantage d’un long grognement ponctué de syllabes.
─ La faute m’incombe, à moi et à moi seul, grande dame.
Toutes les têtes se tournèrent, y compris celle de Mú. La masse compacte de charbon en haillons roulée en fœtus au milieu des couvertures ne ronflait plus et s’échinait dorénavant à se dresser sur son séant.
─ Alors tu es en vie. Tu as la peau sacrément dure. Une chance pour toi.
Le compliment, dans la bouche de Nellis, tenait davantage du reproche, voire un regret.
─ Urrgh-reuh... Il est vrai, puissante reine. Je chante souvent que j’ai été forgé dans le fer par les vents et la poussière. En parlant de fer, où est Peau-de-fer ?
La sorcière pointa un doigt en direction d’un coin de la tanière, à l’opposé de la chambre, entre deux racines où reposait l’énorme gourdin, noirci et rutilant de son récent combat.
─ Ne compte pas le récupérer, pas avant que tu m’aies raconté ton histoire en long, en large et en travers, dans le moindre détail jusqu’au nombre de tes poils de nez.
─ Ça tombe à pic, s’éveilla Niu, il ne veut parler qu’à toi.
─ Ah, tiens. Tu as appris à dénouer ta langue. Puis-je espérer que ton minois de fée s’éclaire bientôt d’une lueur d’intelligence ou as-tu besoin d’aide pour accélérer le processus ?
Ce disant, la sorcière, sourcil dressé, désigna le gourdin. Niu se renfrogna. Ses doigts se resserrèrent autour de Mousse-qui-pique.
─ Ne le serre pas si fort si tu ne veux pas vomir tes tripes, princesse.
L’elfe en robe bleue ignora son amie médisante au profit d’Ëjj et sa face de suie.
─ Comment te sens-tu, tendre source ?
─ Je me sentirais mieux si je pouvais te serrer contre moi, douce Nuit, ne serait-ce que pour m’assurer avoir quitté le royaume des rêves.
Niu sourit et s’approcha du lit. Le semi-elfe tendit une paume noire vers ses joues de lait qu’il effleura en y laissant une larme de suie.
─ Verdict ?
─ Le doute m’assaille encore et toujours. La faute à mon imagination débordante. Même en songe, ma mémoire saurait parfaitement imiter la caresse de soie de cette divine peau.
Niu se dressa alors sur ses genoux, et ses lèvres, tel un aimant attiré par un autre, s’attachèrent à celles toutes craquelées du prince charmeur à la barbe roussie. L’elfe s’ébroua en poussant un cri. Mousse-qui-pique sauta telle une puce de la robe bleue et se précipita dans les jupons de Nellis qui le prit entre ses doigts, l’air satisfait.
─ Je t’avais prévenue, cœur-en-feu. Et toi, face-de-suie, efface-moi ce sourire niais de cette tête en cloques et réfléchis à une jolie histoire à me conter. Un conseil : contente-toi de la stricte et détaillée vérité. Un seul mensonge, je le saurais. À la plus minuscule inflexion de tes pensées. Tu as déjà tâté de ma colère. Puise donc dans ton trop plein d’imagination et songe jusqu’où elle peut aller.
La menace se lisait plus clairement dans son ton que l’encre sur le papier. Papier que continuait de torturer sans se lasser Jilam, retourné à l’état d’un enfant étranger au langage.
─ Grande dame, avant de débuter mon récit, serait-ce trop vous demander un peu d’eau ? Je crains de me dessécher avant d’arriver au bout, dans mon état, vous comprenez.
Sa voix oscillait à la frontière du champ de la plaisanterie, comme si le fait d’avoir manqué la mort d’un cheveu et de se retrouver à nouveau à la merci de ses griffes, tendues par la fatigue d’une longue nuit de marche, l’importunait autant qu’une piqûre de moustique.
Nellis lui adressa un sourcil équivoque, en parfaite pointe de flèche, que Niu s’empressa de dévier :
─ Ce que veut dire Aj, Nellis, chérie, dans sa langue fleurie du désert, c’est qu’il a soif.
Les deux arcs touffus d’albâtre se courbèrent pour former deux dômes parfaits. Jilam, qui suivait d’un œil distrait l’échange, savait que la traduction appropriée n’était pas l’exaspération, comme on aurait pu le penser, mais un sentiment de malaise né de l’orgueil blessé.
Ëjj but goulument au bol que lui tendit la sorcière par l’intermédiaire de Niu.
─ Un grand merci, noble hôtesse. Si ce n’est trop exiger de votre générosité, reste-t-il de quoi me débarbouiller la figure ?
Si le visage de Nellis avait été en bois, il se serait embrasé sur le champ. Son sang s’électrisa encore davantage quand elle constata que le tonneau était vide. Jilam se leva alors sans un mot et sortit. On supposa qu’il était allé puiser l’eau à la source sous le vieux chêne. La neige avait commencé à tomber drue et venait recouvrir petit à petit la clairière dévastée.
─ Son Altesse a-t-elle tout ce qui lui faut où désire-t-elle que le serviteur Mú ici présent lui masse les pieds ? crissa des dents la sorcière à la patience douloureuse.
Contre toute attente, et logique, Ëjj, le visage doré de frais, répondit sans once de second degré :
─ Par le Roi-Père-Dragon, si vous possédez des vêtements propres, je vous serais gré de pouvoir me changer. Voyez-vous, j’ai horreur de conter dans la saleté. Je perds mes mots et je bafouille. Je le considère comme une insulte à mon auditoire.
Nellis n’en croyait pas ses oreilles d’elfe. L’éclair lui aura fait griller le cerveau, crevé les tympans, brûlé les yeux. C’est impossible autrement.
Une nouvelle fois, Niu sauta à la rescousse de son amant aux allures d’entrecôte braisée.
─ Je pense que nous serons tous mieux à l’aise d’écouter une histoire claire de sens et de forme. Jilam, mon cœur, serais-tu assez aimable pour te débarrasser d’une chemise et d’un pantalon propres ?
Sans un regard vers elle ni qui que ce soit, le jeune homme s’en alla quérir lesdits habits avant que son épouse ne boute directement le feu à leur tanière.
Une fois appareillé, le semi-elfe, le bronzage flamboyant, arborait fièrement ses rayons de joie sans une gêne quelconque, ce malgré le fait que les affaires de Jilam, trop grandes mais pas assez larges, lui conféraient une allure de bibendum court sur pattes. Toutes ses fanfreluches épinglées à son ancien accoutrement gisaient, grillées comme des sauterelles, sur un tas de tissu carbonisé. Et pourtant, il souriait. Il souriait, le regard niais fixé sur l’impatience débordante de Nellis.
─ Monsieur est-il prêt à causer ?
La question sonnait comme un ultime avertissement. De leur côté, Niu et Jilam, rabiboché avec un certain entrain, attendaient, avides de connaître enfin les secrets du sourcier.
Grand sourire de baleine ponctué d’un rire gras, un tantinet graveleux.
─ Raaah ! Vous, les gens du bois, votre notion de patience gambade bien loin de la vertu du même nom que nous enseigne le désert. Le sable garde en son sein la mémoire la plus ancienne et sa morsure ralentit le temps. Une vie dans son giron équivaut à cent existences sous la pluie. C’est là un vieux proverbe. Il se rappelle à moi avec la voix de ma mère. C’était une elfe admirable. Joÿa, elle s’appelait. Sa voix merveilleuse inspira le chant du renard à queue de feu. Par ses mots, y compris le plus banal « bonjour », elle sculptait les dunes plus belles que le vent et réchauffait mon cœur plus ardent que le souffle du Roi-Père-Dragon. Elle conservait cependant un chagrin qui, pareil à un maléfice, grandit en elle jusqu’à fendre son cœur. Sur sa couche mortuaire, à l’ombre d’une maigre dune, elle me révéla tous ses secrets, ceux-là qu’elle me cachait depuis que j’avais acquis l’état de conscience. La conscience d’être. La conscience d’être pour une raison. Toute vie naît de deux, du moins la plupart.
« Ma mère et moi avions toujours vécu tous les deux. Mon errance débuta à l’aube même de ma naissance, avant que je ne sache marcher. Mon ignorance, à mesure, comme tout un chacun, s’effila. J’appris à marcher, puis à parler, puis à réfléchir par moi-même. Je voyais les enfants des clans que nous visitions le temps d’un ravitaillement. Je les écoutais vanter les mérites de leur père. À force de les entendre, une idée neuve, pourtant évidente, s’immisça dans mon esprit. Si eux avaient un père, forcément moi aussi. Où était-il dans ce cas ? Ma mère ne l’avait jamais mentionné. Son existence se cachait derrière un voile de silence. J’eus beau la harceler, d’année en années, jamais son entêtement ne s’élima. J’en vins à la détester. Ma colère envers elle se mua en haine. Je ne comprenais pas. Pourquoi ? Pourquoi refusait-elle obstinément ne serait-ce que sous-entendre que cet homme avait un jour existé ? Vous savez ce qu’on dit. Les questions engendrent les questions. Toujours plus nombreuses, telles les rameaux qui s’échappent du tronc. Pourquoi ? Pourquoi devions-nous vivre seuls, à l’écart des clans ? J’avais peur, à l’époque. J’étais effrayé à la simple idée de vivre sans elle. J’avais beau la haïr de toutes mes forces, son cœur continuait de battre au côté du mien, comme une part entière de moi-même. Et aussi, elle seule détenait les réponses à mes questions. La patience, camarades. La vertu première de la vie.
« Et puis, un jour néfaste, le Roi-Père-Dragon décida de rappeler son âme à lui. Je versai tant de larmes que le désert, autour de sa couche, fleurit. Oh, pas longtemps. Mes sanglots taris, les pétales aussitôt fanèrent. J’abandonnai ma mère sous sa dune, afin que les vautours emportent son âme au tyran céleste et que le désert accapare ses os contenant ses souvenirs. J’étais seul, pour la première fois de ma longue vie qui me paraissait pourtant si courte. Déjà, le passé s’estompait. Il avait fondu avec mes larmes et s’en était gorgé jusqu’à la lie. Ne demeuraient que les ultimes paroles de ma mère, prononcées d’une voix éteinte, au même titre que le chant du renard à queue de feu s’étrangle à la veille de son trépas. Rien de plus qu’un long soupir emporté par le vent. Pour la première et dernière fois, elle me parla de mon père, de mes origines, de la raison qui l’avait conduit à m’élever loin du monde et des autres elfes. Mon père, voyez-vous, nobles auditeurs, était un humain.
Toutes les gorges, à l’intérieur de la tanière du vieux chêne, étranglèrent un hoquet.
─ C’est impossible, lâcha Nellis, interrompant le récit douloureux d’Ëjj. Un mortel ne peut féconder ou être fécondé par un immortel. Cela va à l’encontre de la plus sacrée des lois de Nature.
Le semi-elfe esquissa un rictus aux notes de mystère. Depuis le début de son histoire, il n’avait cessé de fixer la sorcière de son regard embrumé par la nostalgie. Entre ses doigts, il triturait un collier prélevé de ses breloques calcinées. Les cristaux assemblés scintillaient, de multiples teintes allant du violet améthyste au blanc quartz.
─ Tu as parfaitement raison, sage savante. L’ordre du monde ne permet pas ce genre d’hérésie. Et pourtant, me voici, dans ma plus belle robe d’hérétique. Autrefois, bien avant ma naissance, ma mère vivait au sein d’un clan. C’était une enfant heureuse qui grandit en adulte épanouie. Éprise d’un ardent désir pour l’aventure, elle quitta sa famille pour voyager. C’est au cours de ses péripéties qu’elle rencontra mon père. C’était un homme solitaire qui vivait en ermite sur sa montagne. Ces deux esprits, pourtant soufflés par des vents contraires, s’étaient heurtés et dès lors refusèrent de se séparer. Ma mère déposa son sac et s’installa avec mon père sur sa montagne isolée. Ensemble, ils vécurent un instant de bonheur, jusqu’au jour où la mort vint frapper à leur porte. Elle emporta mon père sous les yeux de ma mère impuissante. C’est là la malédiction qui emprisonne monde des mortels. La vie s’éteint en un souffle, aussi éphémère qu’une bougie. Le cœur de mon père était fait de cire alors que celui de ma mère était de granit dur. Ayant perdu tout goût pour l’aventure, Joÿa chargea son sac poussiéreux et s’en retourna au désert qui l’avait vue naître, afin de me donner naissance. Je fus mis au monde dans les larmes du deuil. Dès que j’eus ouvert les yeux, ma mère cessa de pleurer. Jamais, je ne vis ses larmes, sauf à la toute fin. Celles-ci, pourtant, n’avaient jamais arrêté de couler, sous les crevasses, érodant, fissurant son cœur pétrifié. Lorsqu’enfin, je pus les contempler, je les trouvai si belles comparées aux miennes si laides. Les larmes d’un amour qui jamais ne s’était éteint, pareil à une flamme éternelle, le phare du Dragon éclatant dans le ciel azuré.
─ Tes mots sont touchants, l’interrompit de nouveau Nellis, mais cela n’explique en rien ton existence.
Le regard intense, luisant, d’Ëjj s’ancra encore plus profondà la figure sèche de la sorcière.
─ Mes parents savaient que leur union serait à jamais stérile. Ils s’étaient fait à l’idée, se contentant de leur amour à deux. Mais lorsque mon père tomba malade, ma mère ne put supporter que son souvenir en ce monde s’efface à tout jamais. Elle savait que, tôt ou tard, elle aussi périrait, consumée par le vide qu’il ne manquerait pas de laisser en elle. Elle avait besoin d’une nouvelle raison de vivre. À l’époque, une sorcière vivait sur la montagne voisine de celle que mes parents occupaient. Ils allèrent à sa rencontre, non sans crainte. La sorcière leur offrit le moyen d’enfanter. Et l’enfant fut engendré, mais à un prix que ma mère ne put, en ce temps, mesurer tant elle était toute à sa joie, éphémère joie avant le trépas de mon père. La sorcière avait brisé l’ordre naturel afin de répondre aux demandes de mes parents. Un tel acte, vous vous en doutez, n’est jamais sans conséquence. Je porte en moi une puissante malédiction. Dès l’instant où j’aperçus la lumière du jour, elle s’accrocha à moi comme une sangsue que rien ne peut arracher. Elle grandit en même temps que je grandis. À cause d’elle, depuis toujours, j’attire le malheur sur moi et sur ceux qui me côtoient. C’est la raison pour laquelle ma mère me tint à l’écart du monde, afin de protéger les autres, mais également pour me garder de la haine. Cette même haine que je lui crachais sans cesse à la figure. Son désir égoïste me donna vie, une vie, hélas, de solitude portée par le poids du maléfice qui s’attache à mon âme.
Le silence s’imposa, écourté par Nellis, trop pensive pour saisir pleinement l’ampleur de la révélation.
─ Cela explique la présence des loups de fumée, conclut la sorcière. Cette malédiction que tu portes agit pareil à un étendard. Je l’ai sentie, dès l’instant où j’ai posé les yeux sur toi, une ombre qui occupe tes pensées, un poids sur tes cœurs, qui épaissit ton sang et brouille ton aura.
─ Je me doutais que tu la sentirais, ô puissance des éléments.
Niu sortit alors de son mutisme troublé et interpela Nellis :
─ Voilà pourquoi depuis son réveil tu le traites avec autant d’hostilité !
La sorcière, l’attention concentrée sur le semi-elfe, durcit encore le ton :
─ Ta présence ici finira par rameuter les pires engeances du bois. Les loups de fumée n’étaient qu’un avertissement. Tu dois partir, au plus vite.
─ Nellis ! s’offusqua Niu.
─ Je le ferai, mais à une condition.
─ Tu n’es pas en situation de négocier. Je peux te renvoyer par les airs si tu préfères.
─ Tu écouteras d’abord la fin de mon histoire. Ensuite tu pourras me faire voler à ton gré.
La sorcière poussa un soupir résigné et alla s’affaler sur les coussins près du feu. Ëjj ravala une grimace furtive avant de reprendre la parole.
─ Après la mort de ma mère, je n’ai pu me résoudre à devoir vivre seul, et plus encore, à mourir seul. Je me suis donc lancé dans une quête impossible : celle de retrouver la sorcière qui m’a fait naître, dans l’espoir d’apprendre un moyen de rompre la malédiction. Cette étoile que j’ai baptisée Destin, je l’ai longtemps suivie malgré la douleur et les obstacles. J’ai parcouru mille contrées, évité dix mille dangers, défié la mort un nombre incalculable de fois, rencontré des dizaines et des dizaines de sorcières de toutes races. Aucune ne se souvenait de mes parents. Certaines ont tenté de me jeter un sort, la plupart m’ont simplement chassé. Une seule a voulu me dévorer. J’ai eu beau interroger tous les sages et les anciens que je croisais, je tombais chaque sur une niche vide. L’un d’eux néanmoins m’a parlé d’un bois tyrannisé par une sorcière elfe. Or, ma mère m’a décrit la sorcière : une elfe aux cheveux d’argent, des yeux d’or, don du Roi-Père-Dragon.
Tous les regards se croisèrent au niveau des cheveux et des yeux de Nellis qui demeura de marbre, le sourcil dubitatif. Un silence pesant s’installa dans l’antre de la tanière trop étroite. L’air moite, un tantinet frisquet, semblait comme suspendu dans l’attente d’un dénouement.
─ Je suis désolée de te dire ça, mais je ne suis pas celle que tu cherches.
La voix de Nellis avait tranché, tel un couperet, le fil ténu de l’espoir du sourcier dont les traits se décomposèrent en flaques opaques. Pour la première fois, il perdit pied et s’emporta, manquant de chuter du lit. Niu, vive, s’écarta, évitant de justesse une volée de coude dans les gencives.
─ C’est impossible ! Tu es la seule qui correspond à la description faite par ma mère. Elle ne peut m’avoir menti sous l’œil de la mort. Impossible ! Tu es celle que je cherche. Sorcière trompeuse !
Jilam se leva pour s’interposer entre lui et son épouse qui se leva d’un bond souple, le visage dur et impassible face à la brusque colère du poète flatteur. Ce dernier retrouva son calme aussi vite qu’il l’avait égaré, puis se laissa tomber au pied du lit. Niu s’approcha pour l’enlacer tout en lui caressant ses cheveux ras. L’hébétude déformait ses traits jusqu’ici si sereins.
─ Menteuse, asséna-t-il dans un murmure essoufflé.
─ Aucun mensonge, aucune tromperie. C’est la première fois que j’entends ton histoire. As-tu perçu le moindre signe contraire sur mon visage, le moindre tic ? Non. Parce que je ne suis pas la sorcière que tu cherches.
Et pourtant, Jilam, qui, bien que muet, conservait son sens aigu de l’observation, ne put s’empêcher de noter, chez son épouse, un signe discret. Celui du doute ?
La suite dimanche prochain...
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