Chapitre 28 - Le rat bat le chat
Sixième acte de l'arc d'Ëjj le semi-elfe. Bonne lecture !
Jilam s’éveilla en sursaut. Sa tête cogna contre le plafond bas. L’affreux cauchemar qui l’avait tiré du sommeil s’éloignait déjà, son ombre évasive le moquant. Il écarta les couvertures rongées par les mites et infestées de puces, et constata son corps couvert d’une chapelure de boutons. Cela le démangeait tant qu’il souhaitait s’arracher la peau pour en enfiler une nouvelle.
Un maigre rai de lumière éclairait à peine la cavité rocheuse en mansarde qui leur servait de chambre. Là où sa flèche blafarde était plantée, une tâche de lichen poussait. Tout en se grattant, l’air d’un singe, le jeune homme observa un moment Niu qui dormait encore. Pourquoi fallait-il qu’il soit né avec seulement deux mains ? C’était de la torture. Et l’humidité n’arrangeait rien. Jilam avait une furieuse envie d’éternuer sans y parvenir, avec la sensation de la mousse qui pousse dans sa gorge et ses oreilles.
En parlant de Mousse... Il se mit à fouiller délicatement son manteau qui lui avait servi de seconde couverture contre l’horrible froid. Quelques glands, un vieux couteau rouillé, une loupe et un briquet, mais pas trace de lapereau.
─ Bien dormi ?
Jilam se retourna brusquement. Les yeux plissés, il aperçut pour la première fois la silhouette accroupie planquée dans l’obscurité de la grotte.
─ Reyn, c’est toi ? Tu m’as fait une de ces peurs. Ça fait longtemps que tu nous épies comme ça ?
La silhouette grise entra dans la lumière vacillante. La cheffe des Rats Chevelus n’avait pas vieilli d’une once. Son visage arborait toujours cette teinte verte partagée par certains habitants du bois. Ses cheveux, en revanche, que Jilam avait connus aussi sombres que ceux de Niu, étaient désormais bruns avec des mèches couleur rouille, tressées selon l’humeur d’un esprit fantasque. L’elfe, toutefois, conservait ce museau de renard et ce sourire qui semblait toujours trahir une arrière-pensée, qu’elle ne manquait jamais d’entretenir ; Jilam la connaissait assez pour le savoir.
Elle tendit ses mains. Soupir de Jilam à la vue de la boule moussue nichée entre les deux paumes noires.
─ T’es sacrément bruyant. La Nellis, elle doit souvent te faire roupiller dehors.
Le jeune homme massa son occiput douloureux.
─ Elle préfère me donner un anti-ronflement de sa conception et me garder au chaud. Pas comme ici.
─ Hé, désolé monsieur le prince. Ici, on est que des pouilleux tirés de la vase. Les seuls palais qu’on peut vous dégoter, ils sont faits d’écorce, de feuilles et de terre. Le vent passe où il veut et ça fuit de tous les côtés. C’est ça la vie d’un rat.
L’époux de la sorcière se renfrogna. Les courbatures lui broyaient la colonne.
─ Je m’excuse, Reyn. Je ne voulais pas te manquer de respect, à toi ni à ton clan. Vous nous avez sauvés.
L’elfe s’esbaudit.
─ Bah ! t’en fais pas. C’est vrai que c’est sacrément pourri ici. Pas facile de s’y faire, même pour un rat. Dis donc, ta copine, elle a un sommeil de pierre.
Niu n’avait pas bronché malgré le boucan de leur discussion intensifié par le boyau calcaire. D’autant que Reyn possédait une grosse voix, bien portante, propre à son rôle de meneuse. Confiant Mousse-qui-pique aux soins de Jilam, elle se redressa sur ses pattes d’araignée silencieuse.
─ Réveille-la et rejoignez-nous. Le casse-croûte va être prêt.
Jilam acquiesça. Il attendit un moment après qu’elle se soit éclipsée avant de délicatement secouer Niu. Aucune réaction.
─ Celle-là, je te jure, souffla-t-il à Mousse qui émergeait dans un mini-bâillement.
Après plusieurs tentatives infructueuses, il eut l’idée de lui chatouiller l’oreille. Niu émergea en un claquement de doigt, rouge comme une pivoine à la lueur blafarde.
─ Jilam... lâcha-t-elle, pouffant à moitié, l’air hagard. Qu’est-ce tu fais ? Tu ne sais donc pas que les oreilles sont l’une des parties les plus intimes de l’anatomie d’un elfe ?
─ Je le savais, répondit nonchalamment le jeune homme dont les pensées se retrouvèrent envahies de dizaines de Nellis rougissantes, les yeux pétillants d’excitation.
Niu se détourna, gênée, émotion plus que rarissime chez elle.
─ Pervers, murmura-t-elle, la moue aux lèvres.
Cet instant léger s’effaça rapidement, soufflé par la tornade de souvenirs remontés de l’abîme de leur mémoire.
─ Quel horrible cauchemar j’ai fait, frissonna Niu.
─ Je crois que c’en n’était pas un, vibra le gong de Jilam.
L’elfe jeta au jeune homme un visage dévasté par le torrent de larmes versé la veille, finalement tari par la fatigue.
─ Alors, le vieux grand-père, il est... ?
Jilam resta muet, trop faible pour hisser les mots lourds plantés au fond de sa gorge.
Une brise tiède atténua leurs frissons. Porteuse des effluves du printemps, elle sécha la moisissure. L’époux de la sorcière esquissa un sourire.
─ Merci, petit père. Comme toujours, tu es là pour nous consoler.
Niu et lui croisèrent leurs regards, un soupçon d’espoir scintillant au cœur d’une mer noire.
Les Rats Chevelus étaient réunis dans la caverne principale où débouchait le dédale de galeries, assez vaste pour accueillir leur centaine de membres. Des puits de lumière perçaient les parois en divers endroits, mais les feux allumés dispensaient l’essentiel de l’éclairage, chacun monté derrière son petit muret de pierres afin d’éviter de transformer le lieu en fumoir. D’énormes blocs rocheux, gigantesques galets ronds enrobés de lichen et empilés les uns sur les autres, soutenaient les milliers de tonnes toisant les têtes. L’eau de pluie s’écoulait en filets sifflants, formant des vasques ou des stalactites. Les Rats s’agitaient au milieu de ce tableau. Des elfes, des lutins, des fées, des gnomes, beaucoup de sangs-mêlés. Un vrai festival. Et terriblement bruyant. Jilam et Niu accueillirent avec joie le vacarme, se laissant bercer par son chant. Car où il y avait du bruit se trouvait la vie.
Tout le monde orbitait autour des âtres où cuisaient ragoûts, soupes et morceaux de viande au fumet alléchant. Plusieurs mains se levèrent pour saluer les deux retardataires tandis que d’autres poursuivaient le mouliné de cuillère ou tenaient la grillade à portée de dents. Les salutations mâchonnées se perdirent dans la tempête de discussions dont le sens se perdait à qui essayait de toutes les suivre en même temps.
Une sonnerie de casserole retentit par-dessus le boucan. Notre duo remarqua une silhouette ratatinée, surmontée d’une petite tête en forme de noisette, à peine visible parmi la cohue assise bien qu’elle fut debout. Elle brandissait un récipient en métal qu’elle frappait d’une grosse louche en bois.
─ Par ici les pionce-le-jour ! Dépêchez tant que l’hériphant est encore tiède !
C’était Tête-de-Pie, et son aspect grotesque ne la rendait pas moins enchanteresse.
Niu et Jilam dévorèrent leur hériphant trop cuit avec l’avidité d’un démon affamé depuis des lustres, et pour faire passer la viande tenace, vidèrent trois bols de bouillon d’écorce. Le tout sous les regards amusés des Rats Chevelus qui profitaient de l’occasion, peu fréquente, d’admirer d’autres têtes que les leurs. Mousse-qui-pique entreprit une razzia de cœurs qu’il ne délectait guère. Intimidé par tant d’attention, le lapereau s’était réfugié sous le col de chemise de Jilam. Tête-de-Pie déposa alors un bol rempli d’un liquide jaune très odorant.
─ Tiens bonhomme, s’adressa-t-elle au Mousse invisible. J’ai fait bouillir de la sauge dans du lait caillé de léporursidé. Dis-moi donc ce que ça vaut.
Délicatement, l’époux de la sorcière délogea le lapereau et le déposa devant le bol. La petite boule verte, tremblante comme une feuille, renifla le contenu, recula, avança, renifla derechef, se dressa sur ses infimes pattes arrière, se hissa sur le rebord du bol, renifla encore, hésita, fouilla des yeux, pareils à des œufs de tritombre, les regards attachés à lui, renifla une énième fois... pour finir par plonger le museau. Le visage de la fée-lutin s’illumina. En deux-deux, le bol fut exsangue et Mousse-qui-pique retrouvait le confort de son col de chemise.
L’appétit contenté, Jilam rameuta ses derniers souvenirs égarés.
─ Comment va Bagon ?
─ T’en fais pas, le rassura la rate en cheffe. Il a la couenne épaisse notre Bagou. C’est pas une panthère d’érèbe qui lui entamera les miches. Il pionce encore après nous avoir enfilé deux cuissots d’hériphant. C’est vous qui nous avez plutôt foutu une sacrée frousse. Un p’tit coup de gnôle ? Ça vous requinque un trépané.
Le jeune homme attrapa avec déférence l’énorme gourde qu’elle lui tendait, renifla, l’air méfiant, réprima une grimace et finalement avala une timide rasade. Aussitôt que le liquide toucha ses lèvres, celles-ci s’embrasèrent. Par réflexe poli, plutôt que recracher, il déglutit. Il aurait aussi pu gober un charbon ardent. Ses râles se perdirent dans le concert d’éclats de rire que sa petite scène avait provoqué.
─ On dirait que le petit d’homme supporte pas la gnôle de troll ! pouffa Tête-de-Pie, cuillère en main tambourinant sa gamelle.
─ Voilà qu’il va se changer en pierre ! renchérit Reyn la Rouge qui, pour une fois, méritait son surnom.
Aveuglé par les larmes, Jilam éloigna au plus loin la gourde qu’une main saisit. Niu n’hésita pas. Une gorgée, deux, trois. Elle vida un tiers du contenant avant de s’arracher au goulot, la félicité brouillant ses traits.
─ Sympathique cuvée, décréta-t-elle face à des Rats aux museaux ébahis.
Au silence succéda une envolée de vivats que les boyaux répétèrent en échos stridents, probablement jusqu’aux tréfonds du diable.
─ Ça c’est ce que j’appelle une descente de troll ! salua Reyn en étranglant amicalement Niu que l’ivresse rendait aussi malléable que du caoutchouc.
Jilam, le ventre encore chauffé à blanc, resta à l’écart de l’explosion collective. Il n’avait d’yeux que pour l’elfe, dont il ne restait de la somptueuse robe qu’une pièce de tissu immonde et lacérée aux vagues échos de ciel bleu. Sans elle, songea-t-il, je ne serais plus de ce monde.
Faits comme des rats, misérables pendus à leur arbre que les monstres feulants dépeçaient, pièce par pièce. Le pauvre vieux chêne. Niu s’était redressée malgré la peur qui devait la fourailler autant que lui, et lui avait hurlé :
─ Je vais en éloigner le plus possible ! Toi, tâche de survivre ! Parce que, sinon, je jure, par tous les glands du bois, que mon fantôme hantera le tien pour le restant de notre mort !
Jilam avait voulu lui hurler en retour : « Ne bouge d’un pouce ! ». Hélas, faute d’air, les mots étaient restés poids morts dans sa gorge. Impassible, il avait regardé l’elfe, la robe en débris, les genoux écorchés, sauter de sa branche, puis se rattraper en une élégante pirouette, avant d’aussitôt détaler telle l’antilope. Les affreux chats, à ses trousses, s’étaient précipités, d’un bond simultané. Niu avait beau être rapide, quatre pattes vaudront toujours mieux que deux. Alors que la meute et leur proie avaient été avalées par le sous-bois, Jilam, demeuré seul sur sa branche plaintive, avait osé jeter un coup d’œil en bas. Une seule, il en restait. Rien qu’une. C’était sa chance, et pourtant... Lâche qu’il était, il ne l’avait pas saisie. La raison terrassée, perdu dans un torrent de lamentations muettes, il avait déjà oublié le sacrifice de Niu. Seule sa vie comptait, valait la peine d’être sauvée. Aussi était-il demeuré perché dans son arbre, imaginant naïvement l’engeance incapable de grimper.
Les volées de flèches avaient soudain plu. L’idiot sur sa branche avait bêtement levé les yeux au ciel. Il a entendu mes prières, avait-il songé, le cafard sans pattes. Percé de nombreux traits, le monstre s’était subitement changé en fumée noire et avait disparu dans le bois sombre d’où avaient émergé les Rats.
─ Hé ho, là-haut ! Descends donc de ton nid, le pibleu ! l’avait hélé Reyn.
Et puis Niu était apparue, entourée d’autres Rats, arcs et piques au poing. Quatre d’entre eux soutenaient un Bagon fiévreux.
─ L’a rien, s’était écrié la rate en cheffe après auscultation. Décalons avant que les matous rappliquent.
Niu, dans son triste état, lui avait souri. Il s’était détourné. Elle l’avait étreint. Il avait craqué. Un dernier regard sur le vieux chêne et ils étaient partis. Ils ne savaient pas. Ce n’est qu’après que Reyn leur avait annoncé la terrible vérité. Une vérité qui avait arraché un haut-le-cœur à Jilam et plongé Niu dans un océan de sanglots.
Le vieux chêne. Grand-père. Bien avant son arrivée, bien avant Nellis et même avant Niu, il avait été là, jardinier en son jardin, terrassant de ses racines le sol rocheux, ensemençant de ses pollens la portion de bois dont il était roi. L’Homme n’était pas né qu’il avait cessé depuis longtemps d’être un gland. Vieux, il l’était avant que les ancêtres de Jilam soient jeunes. Éternel, il aurait dû l’être. L’époux de la sorcière s’était imaginé enterré sous ses racines, son épouse fleurissant ses restes devenus parterre.
Le vieux chêne était mort. Et lui, le lâche, vivait.
Lâche, lâche, lâche. Aucun mot ne le décrivait mieux. Aucun autre ne lui allait. C’était l’unique. Le seul titre qu’il méritait. Personne ne savait. Personne n’avait su. Pas même Niu. Lâche. Il l’avait été quand les loups de fumée cernaient la tanière, et après, lorsque Nellis avait chassé Ëjj. S’il avait fait preuve ne serait-ce que d’une once de bravoure, alors tout aurait été différent. Tout l’aurait été, certainement. Nellis serait restée à la tanière et les panthères d’érèbe auraient été promptement chassées à l’image des loups de fumée. Le vieux chêne serait en vie, et au lieu d’hériphant dur comme une semelle, de bouillon d’écorce et de gnôle de troll, Niu et lui se délecteraient d’un repas de ragoût maison façon sorcière agrémenté d’une bonne vieille liqueur de châtaigne maturée en fût. Ils écouteraient les récits de voyage d’Ëjj au lieu des plaisanteries de Reyn et Tête-de-Pie. Bagon, le semi-troll, serait en parfaite santé, loin d’eux, bégayant de son plus beau baryton. Tout le monde serait heureux. Le bois en paix.
Non. Pensée idiote formulée par un imbécile. Le danger guette, sous chaque racine, à l’ombre de tout rocher, tapis dans les crevasses et les fourrés. Le bois en regorge. Jilam n’en avait que trop conscience. L’espace d’une pensée, seulement, il l’avait égarée. Les années passées avaient épluché sa naïveté, dont il demeurait néanmoins un noyau tenace.
Le jeune homme sentait le courant des pensées de Mousse-qui-pique se mêler aux siennes, arranger leur flux, l’éloignant des écueils. Sans lui, sans cette présence subtile, aussi discrète que l’aiguille d’une boussole, il n’aurait pas manqué de tomber dans le dénuement absolu. Le lapereau-mousse et ses dons d’outre-monde lui maintenaient la tête hors de l’abandon, lui insufflaient des bouffées de raison. Il était si heureux de l’avoir près de lui, si heureux de le savoir en vie, en dépit de la lâcheté de son tuteur attitré.
─ T’as fini de rêvasser ?
Il émergea. Des griffes s’agitaient devant son nez.
─ T’as l’air anxieux, affirma Reyn en venant s’asseoir près de lui.
─ Je m’inquiète pour Nellis, mentit-il, à moitié.
─ T’es marrant ! Inquiète-toi plutôt pour nos copines panthères d’érèbe quand ta sorcière trouvera le vieux chêne.
Jilam l’observa jouer avec ses tresses rousses, pensif.
─ Pardon… Je ne t’ai pas remerciée.
─ De quoi ?
─ D’être venue. De nous avoir sauvés.
─ Ouais, une chance de gnome qu’on était de passage dans le coin, jargonna la rate en chef, index en mode en cure-dent occupé à décoincer un bout de viande piégé entre deux crocs. Surtout qu’on ait suivi la piste de la meute qui vous est tombé sur le râble. Et puis qu’aucun de mes Rats à part Bacon ait été mordu ou griffé. J’ai déjà vu la carcasse d’un grand ours bleu qu’avait été attaqué par ces saloperies. Il en restait plus que les os. Les vermines l’avaient tout dépiauté. Elles sont allées ensuite se poser sur les arbres alentour. Y avait une odeur à vous faire pourrir les nasaux. De la merde d’insecte partout. Brrrr. J’en ai encore les chocottes rien que d’y repenser.
─ Il n’y a rien qui puisse les tuer ou les empêcher de se reproduire ?
Reyn attrapa un bâton qu’elle jeta aux flammes.
─ Le feu, y a que ça de vrai. Faut tout cramer autour du bosquet contaminé, jusqu’aux racines et à l’humus, jusqu’à ce qui reste qu’un désert de cendres. La vermine mourra de faim.
─ Et pour les panthères d’érèbe ?
Le feu repu crépita.
─ Maudits chats ! Depuis l’histoire de l’ours, je les sens dès qu’y en a un qui sort ses moustaches. C’est les loups de fumée qui s’en chargent d’habitude. Mais ça se règle pas en un jour. Le bois va souffrir pour un moment.
Jilam songea à Ëjj, à sa malédiction, cause des maux récents, de la mort du vieux chêne. Nellis. Était-elle déjà entrée ? Avait-elle vu le vieux chêne ? Et Mú ? Est-ce qu’il avait réussi à échapper aux panthères ? Ne rien savoir, enfermé dans ce caveau de pierre, se révélait pire que tout le reste.
Après les avoir sauvé des monstres, les Rats Chevelus les avaient conduits dans leur nouveau repaire, situé très loin de la tanière du vieux chêne, dans les contreforts des montagnes. Là, sur le flanc de la Chaise des Rois Trolls, le plus haut sommet de la région, dont les deux pics jumeaux dessinaient des accoudoirs, arêtes fendant la canopée, leurs bustes trônant fièrement sous le ciel gris d’hiver : trois pitons rocheux. Ces érections naturelles étaient source d’adoration pour les tribus trolles qui vivaient sur l’autre versant du mont. Les Trois Gourdins du Grand-Père-la-Chance, le dieu des trolls. Granpa-Chance ou le Velu l’appelaient ces derniers.
─ Un aveugle les verrait, et pourtant, le plus rusé renard ne songerait à l’idée que des rats s’y terrent, lui avait confié Reyn, rayonnante et fière comme une jonquille.
Après une nuit passée dans le gourdin occupé par les Rats, Jilam ne voyait dans ces paroles que le vrai. À part les cloportes, qui ? Qui aurait l’idée de camper dans un endroit aussi détestable ? Une tanière de démon présentait davantage d’intérêt. Au moins y faisait-il chaud et sec. Mais c’était toujours mieux que de roupiller dans le ventre d’une panthère d’érèbe.
La voix portante de Reyn extirpa le jeune homme de son esprit à la dérive.
─ BAGOU !! Enfin t’es debout ! Viens là bécoter nos invités.
Le semi-troll et sa carcasse taillée dans le charbon boitillèrent jusqu’au feu, une épaisse branche en guise de canne. Des bandages ceignaient son épaule gauche et sa cuisse droite. Les monstres l’avaient bien entamé.
─ F-faim de troll, bougonna-t-il en prenant place.
─ T’as pas la barbaque qui te démange ? l’interpela Tête-de-Pie entre deux éclats de rire.
─ Haha ! T-tr-très drôle, tit’tête. J’m-me bidonne. Non. J’ai vérifi-f-fié au moins c-cent f-fois. Pas un-ne larve. Jusqu’à ce q-que je te vois.
─ Je vois que ça t’a pas guéri de ton affreux s-s-sens de l’humour, renchérit la fée-lutin.
─ Oh la ferme demi-portion !
Dès qu’il aperçut Niu, Bagon oublia Tête-de-Pie. Ses joues d’ébène bleuirent.
─ V-vous allez b-bien, mad-d-dame ?
Son bégaiement semblait redoubler quand il s’adressa à elle.
─ MON SAUVEUUUR !!! s’exclama à l’elfe éméchée aux mèches emmêlées en se jetant dans les bras du semi-troll qui se pétrifia sur place.
Les Rats rirent de plus belle. Et Jilam lui-même se joignit à la joie ambiante.
Certaines choses, au bout du compte, échappaient à la gravité.
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