Chapitre 38 - L'infini ment peut-être (1)
Une corneille posée sur la branche d’un hêtre voisin sonna le glas du labeur de Jilam qui rentra sa bêche et sa brouette dans la niche de jardinage aménagée sous l’escalier. Rincé jusqu’aux os, au propre comme au figuré, aussitôt monté, il s’effondra sur la paillasse près de l’âtre, encore chaud bien que personne ne l’entretienne depuis plusieurs heures.
Il émergea de sa sieste un peu après midi, seul dans la cabane, la présence invisible de Mousse-qui-pique uniquement discernable grâce au courant fluet de ses rêves de noisettes. Nellis n’était toujours pas rentré de sa cueillette. Il se leva, rongé par une faim de loup de fumée, mais faute d’énergie pour cuisiner, se contenta d’un sac de noix ramassé sur l’étagère. Il en poussait toute l’année dans le bois. À croire que les dieux étaient friands d’arachides. Juste assez rassasié, il se rallongea, cette fois dans le lit – son dos fourbu lui en fut gré –, et replongea, en saut périlleux, dans sa mer de songes, agitée et peuplée de spectres, des spectres aux rires d’enfants, des rires qui se changent en pleurs, des larmes perdues dans le vacarme des vagues noires.
Le dormeur agitait ses bras comme si les couvertures essayaient de l’étrangler. Un doux ressac apaisa ses craintes. Mousse-qui-pique venait de surgir de quelque recoin de la pièce bordélique. La mousse de son pelage verdissait au fil des jours, à mesure que ceux-ci s’allongeaient. Partout, il semait des touffes brunes, roussies par l’hiver, qui se collaient aux tapis.
Quel jour sommes-nous ? Il lui fallut un moment pour se rappeler qu’il s’agissait du quatrième suivant la pleine lune. Les célébrations avaient été plutôt timides car les esprits se remettaient encore du douloureux passage de l’hiver. Quatrième jour, quatrième jour… Du bulbe de radis qui lui servait à penser, un bourgeon éclot. L’anniversaire de Nellis !
De coutume, les elfes du bois ne célébraient pas leur naissance. Après deux cents ans, la redondance se changeait en mortel ennui. Jilam avait imposé la tradition à Nellis de sorte à les placer sur un pied d’égalité puisqu’ils commémoraient le sien. S’accorder sur une date s’était révélé délicat. Les gens du bois entretenaient un florilège de superstitions, folklore tenace dont la liqueur de Niu avait fini par venir à bout.
Branle-bas de combat ! Tout le monde sur le pont ! Une agitation sauvage s’empara de la cabane nichée au creux des bras enlacés des frênes amants, vacarme d’ustensiles, de pieds et de grognements. Les elfes qui passèrent par-là imaginèrent un hériphant, parvenu, les dieux savent comment, à grimper l’escalier retors sinuant entre les troncs noueux, sans s’enquérir davantage de l’affaire ; car affaires de sorcière sont à ignorer pour son bien.
Quand Nellis, dos fourbu, reparut, escortée des génies de feu de la Dame du Couchant, une surprise l’attendait.
─ Joyeux anniversaire mon amour ! l’accueillit un Jilam au visage enfariné arrosé d’un sourire enluminé, tenant entre ses bras, en équilibre, un gâteau à l’appétante laideur.
─ Aux noix, ton préféré.
Il s’était fait une frayeur en découvrant le sachet vidé par quelque écureuil rapace avant de se rappeler, d’une part qu’il était le rongeur en question, et de l’autre qu’il en restait un paquet entier sous le buffet.
La mauvaise humeur de la sorcière se dérida. L’atmosphère se réchauffa. Sur le feu danseur crépitaient des brindilles odorantes dégageant un parfum délicat sans être encombrant. Le chef Jilam, lapin-mousse en guise de toque, invita l’héroïne de la soirée à s’asseoir sur les coussins moelleux et lui présenta un ramequin au délicieux fumet.
─ J’ai veillé minutieusement au dosage et à l’infusion.
Nellis renifla la tisane, lampa une gorgée, la garda en bouche quelques secondes, puis déglutit avec la grâce du cygne, le tout sous l’œil tendu de son époux. C’est au terme d’un long silence qu’elle annonça :
─ Il faut croire qu’il n’est jamais trop tard.
Les nerfs de Jilam se relâchèrent.
La soirée se déroula dans une humeur calme et confortable. Le couple échangea peu de mots, son attention concentrée sur le repas, tandis que les chamailleries des deux bestioles assuraient l’ambiance festive. Ils se désolèrent ensemble de l’absence de liqueur pour accompagner le gâteau aux noix, dont la laideur ne gâchait en rien la ravissante saveur. Durant le dîner, la sorcière déclara et réitéra sa stupeur quant à l’évolution drastique des talents culinaires de Jilam. Quant aux critiques qui lui vinrent à l’esprit – car il s’en trouvait quand même –, elle les tut, ne voulant pas troubler la joie de son mari dont l’attention à elle seule méritait toute sa gratitude et plus encore.
Dehors, la nuit était tombée et les étoiles brillaient haut dans un ciel dépouillé de ses nuages par l’éclat scintillant d’une lune au règne sans partage.
─ J’ai une autre surprise pour toi, murmura Jilam après un baiser sucré. Attends voir. Cela ne devrait plus tarder.
─ Qu’est-ce que tu mijotes ? s’enquit son épouse, un tantinet sur ses gardes.
─ Tu vas…
Il s’interrompit brusquement, son souffle contenant ses mots suspendu dans sa gorge. Nellis s’agrippa à son regard perché au plafond.
─ … voir.
La méduse au corps translucide et flamboyant comme une lune rouge flottait en suspens entre les branches des deux frênes jointes en voûte, l’extrémité de ses tentacules frôlant le bec de nos tourtereaux. De derrière le buffet en osier émergea un énorme insecte vert luminescent aux vagues airs de mante-thé, une espèce étrangère au bois. Ses terrifiantes pinces rétractées, aptes à trancher un gnome en deux, elle attendait patiemment qu’une proie pénètre sa sphère de vision. Nellis approcha délicatement la main. Ses griffes traversèrent l’abdomen éthéré. Elle se tourna vers son mari, des questions plein les sourcils, sans s’apercevoir que Mú et Mousse-qui-pique s’étaient volatilisés comme par enchantement.
─ Qu’as-tu fait ?
Jilam gonfla le buste.
─ Tu te rappelles les graines que m’a donné Dayl ?
Les orbites sourcilleuses s’écarquillèrent.
─ Ne me dis pas que…
─ Je les ai ajoutées à la tisane, narra-t-il, quelque peu gêné.
Son large sourire et ses joues gonflées enragèrent la sorcière qui éclata comme un ballon de baudruche
─ Espèce d’inconscient !
Griffes tendues, elle se maîtrisait pour ne pas l’écorcher tandis qu’il tendait les bras en signe de paix.
─ Du calme. Tu n’as absolument rien à craindre. Je me suis renseignée à leur sujet.
─ Auprès de qui ? Dayl ? Ce nid de bouse ne saurait pas t’indiquer son terrier.
─ Non. J’ai rendu visite à notre bonne vieille Gardienne qui m’a gentiment déballé son savoir.
Nellis, bouche ouverte, demeura coite, la langue clouée au palais. Jilam sauta sur l’occasion.
─ Elles proviennent d’un arbre qui s’appelle l’infinitus.
─ L’infinitus ? Jamais entendu parler, grommela la sorcière.
Un coup d’œil nerveux en direction de la méduse volante et la mante-thé lui révéla la présence d’un autre esprit : un minuscule poisson doré nageant dans le vase en verre transparent posé sur le buffet d’osier.
Jilam, ravi de porter pour une fois la cape du savant, se délectait de prendre son temps.
─ Apparemment les chamans elfes et les gardiens du bois conservent jalousement le secret de son existence. Il n’en pousse qu’un tous les mille ans selon eux, et jamais au même endroit. Ses fruits sont précieusement recueillis par les chamans qui en retirent la chair, le jus et les graines.
Il travaillait à répéter mot pour mot le savoir retranscrit.
─ Manger la chair appelle la mémoire du passé. Boire le jus déverrouille les portes de l’avenir, et c’est ainsi que les oracles prophétisent. Consommer la chair ou le jus du fruit de l’infinitus nécessite une conscience solide et ordonnée. Les imprudents s’étranglent avec les nœuds du temps. Quant aux graines, elles sont bien moins dangereuses. Elles permettent de nous confondre avec les esprits. C’est cela qu’a voulu m’expliquer Dayl. Tu m’as raconté tout ce que tu savais du monde des esprits, qu’il ne s’agissait pas réellement d’un monde à proprement parler mais d’une autre dimension, un plan de non-existence. « Les esprits nous accompagnent dans leur absence. » C’est ta formule. Leur énergie nourrit le vivant dans son ensemble. Elle se retrouve dans les veines des arbres, des animaux et de la terre. Nos racines s’abreuvent dans les courants que nous nommons magie, la source du pouvoir des sorcières.
Merci, je sais tout ça, pensa Nellis.
─La graine d’infinitus transporte celui qui l’ingère sur le plan spiritique. Le vivant et le non-vivant coexistent l’espace d’une nuit… La Gardienne m’a listé les règles à respecter et j’ai rel-euh... je me suis assuré de lui faire répéter plusieurs fois jusqu’à les connaître par cœur. La graine doit se consommer entre l’équinoxe de printemps et celui d’automne, à la tombée du jour car la nuit dessert les liens entre les espaces, assez pour s’y glisser.
Son épouse leva un bras pour l’interrompre.
─ Je suis curieuse de savoir par quel subterfuge tu as convaincu la vieille folle de te confier un secret aussi sacré ?
Jilam se dressa d’un bond et alla s’asseoir à côté de la mante-thé qui ne broncha pas.
─ Tu penses bien que je me suis abstenu de lui mentionner les graines. Si elle l’apprenait, elle n’hésiterait sans doute pas à livrer cet idiot de Dayl aux loups de fumée.
Et quelle perte tragique ce serait, songea Nellis.
─ Ça ne me dit pas comment tu es parvenu à la manipuler sans révéler le pot aux roses.
Jilam se racla la gorge.
─ Bref, qu’importe, je me suis débrouillé.
Il n’osait plus lui avouer la vérité, qu’il s’était sournoisement introduit dans la tanière de la vénérable ancienne durant sa sieste et avait chipé un livre sur le culte chamanique dans sa bibliothèque.
─ Je voulais te faire plaisir, dévia-t-il la conversation, partager ce moment unique avec toi. Nous sommes tous les deux en communion avec l’autre monde réservé d’ordinaire aux oracles. Toi-même tu ne l’as jamais visité, seulement entrevu. Dehors ce n’est plus le bois que l’on connait mais un tout autre bois peuplé d’esprits à foison. Qu’attendons-nous, plantés-là comme des guignols ridés ? La nuit est courte et se raccourcit.
Il ne lui laissa pas le temps de riposter et l’entraîna par la main à l’extérieur de la cabane.
Au-delà du rideau invisible, Mú et Mousse-qui-pique agitaient leurs esprits en quête de Nellis et Jilam évanouis sans crier loup. Le furet-léopard rassura le lapereau-mousse. Sans davantage s’inquiéter, ils allèrent se coucher, lovés l’un contre l’autre. Mú ne doutait pas que sa sorcière lui reviendrait. Telle était la confiance aveugle qui unissait les totems.
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