Les Jeunes Gens
Le vieil homme sort de chez lui, canne à la main. Dehors, le temps est maussade. Ce n'est pas une journée à mettre le nez dehors. Peu importe.
Il est vrai qu'il ne sort pas souvent, le vieux Ray. Ses voisins ne le croisent quasiment jamais dans la petite allée de la rue Marguerite d'Autriche. On le dit discret, seul, mais tout de même gentil. Une de ces personnes qu'on oublie facilement chez soi, mais qu'on reconnaît immédiatement à l'extérieur.
Aujourd'hui, et ce depuis 65 ans, la ville de Bourg en Bresse organise un petit bal dans le parc situé au centre. Sur place, il y a un sublime kiosque de plusieurs mètres de haut, en métal, qui est l'attraction et intérêt principal du quartier. Tous les ans, quand les musiciens viennent jouer leurs plus belles partitions, ils se placent ici, en hauteur et font danser tous ceux qui osent se lancer.
Ray arrive sur les lieux un peu plus tôt que tous les autres, comme à son habitude. Le soleil, caché par des nuages grisonnants, va bientôt se coucher, et est annonciateur de la marée humaine à venir. Des bancs ont été mis en place sur une petite parcelle du square. Un commerçant grassouillet commence, quant à lui, à ouvrir son stand de hot-dog à quelques dizaines de mètres.
Le vieil homme profite de ce calme avant la tempête. Il s'est assis sur une fontaine un peu plus loin. Le vent frais effleure parfois son visage, délicatemment. Une vague d'émotions l'envahit. C'est pour cela qu'il se met ici. A chaque fois, cette même caresse, cette même douceur envoûtante.
Quelques heures plus tard, la fête bat son plein. Comme tous les ans, beaucoup de personnes s'y retrouvent, baignant dans une joie communicative. Les musiques s'enchaînent, les mélodies changent, les lumières de la ville reflètent leur étrange beauté sur ce spectacle euphorisant ... Le vieil homme ferme les yeux, un petit sourire aux lèvres.
- Et celle-ci là-bas, tu l'as vue ? On dirait un cerf-volant.
Une jeune femme s'assied à côté du vieillard, accompagnée par son compagnon, un grand gaillard d'un mètre quatre-vingt-cinq. Ce dernier ne la quitte pas du regard.
- Tu sais bien que je n'y connais rien en constellations. Allons boire un coup plutôt. Faut reprendre des forces avant d'aller danser.
Elle le retient.
- On ne pourrait pas s'arrêter quelques minutes ? On a marché toute la journée. On est bien là, c'est paisible.
Il se penche vers la fontaine et il asperge sa copine d'eau.
- Parce que tu crois que je t'ai emmenée voir tous ces endroits pour finir assis, le cul sur une misérable décoration en pierre ? Je ne compte pas m'arrêter en si bon chemin.
Elle le sermonne gentiment et lui court après, sous le rire moqueur de son conjoint. Un peu plus loin, sous un saule pleureur, ils s'embrassent fougueusement, sans aucune gêne.
Ils sont beaux tous les deux, mais elle, est magnifique. Chacun de ses mouvements semble provenir d'un autre espace temps tant il s'effectue avec grâce et élégance. Elle n'est pas très grande, plutôt petite même, mais rien qu'à sa façon de se mouvoir on lui donne quelques centimètres de plus. Classe, droite, le dos parfaitement vertical, les courbes de son corps sont si bien dessinées qu'elles paraissent presque irréelles. Son regard est plein de vie. Comme le miroir d'une vivacité d'esprit hors du commun. Dans sa plus belle jeunesse, son visage rayonne de toute part. Que ce soit ses joues rondes, ses petites lèvres fines ou bien ses minuscules grains de beautés parsemés ici ou là, rien ne peut décidément contredire à la beauté humaine de cette femme. Humaine puisque dans cette osmose trop parfaite, se cachent ces imperfections malines, ni trop présentes, ni trop dissimulées, qui ne font qu'animer encore un peu plus ce corps dans son entièreté. Et même sa peau nue, visible à certains endroits, se marie parfaitement à n'importe quel temps. Qu'il fasse beau ou mauvais, comme aujourd'hui, elle brille au milieu de toutes ces formes, de toutes ces chairs, pourtant si nombreuses et si différentes les unes des autres. Elle est là, unique. Femme. On ne voit qu'elle. Elle et ses cheveux d'une couleur qu'on ne peut décrire, car ils semblent si purs, si soyeux, qu'on a l'impression que même le peu de clarté provenant du ciel en est tombé amoureux. Et si long, si libres ...
Les musiciens du kiosque regagnent leur pupitre après une pause et reprennent une toute autre mélodie.
- Dieu, que je l'aime celle là ! Au diable la boisson, viens avec moi !
Les deux jeunes gens rejoignent la piste accompagnés par plusieurs autres couples. Ils se placent. Lui, pose sa main sur les hanches de sa compagne. Elle, autour de son cou. A peine se sont ils positionnés que leur corps se meuvent déjà, tendrement, sur un rythme lent. Ils se regardent, amoureusement, comme si c'était la première fois qu'ils tombaient sous le charme l'un de l'autre. Cette scène est si belle que la musique ne semble même plus mener la danse. Comme si l'union de leur pas permet à elle seule d'engendrer la virtuosité de cet orchestre. La symbiose de leur mouvement est irréprochable. Parfaite. Le temps ne pense plus à poursuivre son cours. Il s'est arrêté. Il ne respire plus.
Brutalement, tant l'instant est beau, les musiciens décident de partir, comme un accord, sur une touche plus rock'n'roll. Le public se laisse alors porter par l'étonnante initiative, à l'image du jeune couple, qui entament une danse, cette fois ci, plus rythmé.
Là, leurs rires repartent de plus belle. Ils s'amusent, se lâchent totalement, font le spectacle. Il la fait virevolter avec l'aisance d'un patineur professionnel. Elle, a une souplesse hors du commun. A tel point, qu'elle semble pouvoir tout exécuter à la perfection.
Cependant, ce qu'on retient le plus en les voyant, ce sont leur bonheur. Ils irradient. Leur amour n'est pas sincère, il est plus fort encore. Aucun mot de la langue française ne peut exprimer avec exactitude le sentiment qu'évoquent ces images. La passion est dévorante, l'amour est contradictoire, mais là ... Il y a comme une forme d'immortalité qui s'en dégage.
En tout cas, les voilà qu'ils se donnent coeurs et âmes. Ils continuent, sans cesse. La beauté de leurs mouvements ne s'estompe à aucun moment. La mélodie persiste, de plus en plus en forte, de plus en plus rapide, comme si elles voulaient les épuiser jusqu'à la mort.
Et enfin. Elle se coupe.
La jeune femme tombe dans les bras de son amant, totalement essouflée. Elle vient de faire la danse de sa vie. Ils rient encore un peu, se câlinent et restent plantés, là, au milieu du parc, à quelques pas du kiosque.
Tout le monde a disparu.
Elle le regarde. Son souffle est saccadée. Elle sue encore.
Ses yeux transpirent à la fois tous les languages universels ainsi que toutes les émotions. Elle n'est plus magnifique, elle est divine.
Elle caresse tendrement la nuque de l'homme et approche sa tête pour la poser délicatemment sur son épaule.
Les larmes coulent sur ses joues comme des milliers de souvenirs.
Ses lèvres s'entrouvrent tout en se portant à l'oreille de son conjoint.
- Je t'aime, mon amour.
On voit que l'homme est en pleur mais il reste droit, à fixer l'horizon.
- On se revoit l'année prochaine.
Elle ferme les paupières. Une brise lui soulève quelques mèches.
D'un coup, son corps est parcouru de spasmes, qui deviennent de plus en plus violents. Elle lâche subitement son compagnon et tente de s'éloigner. Sa peau se déforme, ses cheveux tombent, elle se courbe ...
La jeune femme vieillit, subitement. Atrocement.
Dans un dernier cri, elle tombe et se désintègre.
L'homme ne fait rien et ne bouge plus.
Ray est toujours assit sur la fontaine, les yeux fermés.
On se rapproche doucement de lui.
Il sourit, encore.
Mais en larmes.
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