Partie 1 : Première rencontre

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  Ce n’était pas la première fois que je croisais le chemin d’un Mystique. J’eus de nouveau le sentiment que ma triste vie touchait à sa fin et que je n’aurais plus l'opportunité de suivre l’évolution calamiteuse du monde. Ma destinée tragique s'achèverait ainsi au bord de cette rivière sanguinolente.

  Il se trouvait non loin, juste de l’autre côté de la berge d'où je me situai. Et je n’avais plus de force pour m’enfuir. Il était grand et dégageait une étonannte sérénité dans ce paysage d’atrocité, comme si ce magnifique tableau d’horreurs lui était coutume. Sur la grève opposée, des corps gisaient en nombre et pourtant il fixait l’horizon, immobile, apathique. Le responsable du carnage était pourtant évident.

  Il amorça un pas et le temps s’arrêta. Un autre et les ondes sonores se raidirent. Encore un autre et bien d’autres s'enchaînèrent dans une démarche mécanique. Il s'approchait. Ma vision se troubla, ma respiration devint superficielle et mes muscles tétanisèrent. Mon âme se désincarnait. Non, ce n’était pas ça. C’était mon esprit, asservi par la peur, qui pétrifiait ma chair. Mais avec la maigre lucidité qu’il me restait, je reconnaissais que cette légende n’avait en rien une apparence mortelle.

   Les nuages s’étaient densifiés, l’air électrifié, et des bourrasques agitaient la surface du cours d’eau quand mon corps hagard luttait pour restait debout face au Mystique qui se dirigeait droit sur moi. Son regard pauvre d'émotion balaya la surface du monde. Le poids de son aura écrasait le paysage et l'air même qui chaque seconde appuyait un peu plus la sanction sur ma peau découverte. Ses mouvements ignoraient, aussi forte fusse-elle, la puissance du torrent et au bout de quelques pas il avait traversé le fleuve qui nous séparait comme s' il s'était agi d'un vulgaire ruisseau. Il fut alors assez proche de moi pour que j’entende les machineries périodiques que faisait résonner son cœur à travers sa poitrine. Un bruit sourd, une pompe monstrueuse qui confirmaient l’image qu’imposait le Mystique dans mon esprit. Un coup de tonnerre ou un tremblement de terre ? Je ne savais pas. L'oxygène s’était raréfié à mesure qu’il s’était approché et la simple proximité avec ce monstre oppressait autant mon corps estropié que mes espoirs brisés.

  Quelques pas nous séparait. Le paysage s'effaça de mon champ de vision. N’ayant plus la force de lutter, je m'effondrai à genoux sous le poids de cette pression. Je pensai qu’il me donnerait le coup de grâce et je fermai les yeux, épuisé par mon combat précédent.

  J’attendais. Quelques secondes s’écoulèrent encore sans que je n’ose le regarder. Une légende racontait qu’en croisant l'expression d’un Mystique on risquait la suffocation et la folie, comme si d'un simple regard il nous était transmis le poids des catastrophes orchestrées par cette créature des enfers. J’étais persuadé qu’il s'agissait de foutaises, mais à cet instant précis mes convictions préalables m’abandonnaient.

  J’ouvris les yeux et, avec une vision, bien qu’encore vagale, je me levai tant bien que mal. Il n’était plus là. Mes poumons s’emplirent à nouveau et ma vision s'affina. Soulagé de cette lourde atmosphère, je me tournai et l'aperçut au loin à l’orée de la forêt. Il continua à se déplacer. Je le perdis de vue.

 D'innombrables pensées et questions m’assaillirent. Je ne comprenais pas et ne reconnaissait plus l’ordre du monde établi par nos civilisations. Un Mystique se devait de m’anéantir. Ils étaient nés pour ça. N’avait-il pas saisi que c’était moi l’auteur du massacre ? Était-ce bien un Mystique ? Il ne pouvait en être autrement, car du peu que j’en avais perçu, je me rappelai vaguement l’aspect démesuré, mais surtout l’aura dévastatrice caractéristique de ces monstruosités. Je ne m'étais pas attendu à en croiser une près de ce village de Fée où je venais de déchaîner ma fureur.

  Le fleuve et son lit de pierres réapparurent autour de moi. Les arbres et la forêt retrouvèrent leur couleur, le vent devint clément, et je tombai raide sur le flanc. Des sueurs profuses ruisselaient le long de mes muscles pétrifiés et des suintements ensanglantés s'échappaient de mes blessures. Mes paupières se fermèrent malgré moi. Je me retournai alors sur le dos avant d'ouvrir à nouveau les yeux pour voir que le ciel s'assombrissait. Une masse floconneuse et électrique se façonnait en un regard noir. Aussitôt, des gouttes frappèrent mon corps mutilé de part et d'autre. Elles s'abattaient sur mes plaies de plus en plus lourdes, plus denses comme une sanction céleste. Le tonnerre gronda. Toute cette tension devait être évacuée et j’étais la cible. La cible de dame Nature.

  Avec le peu d’énergie qu’il me restait je me traînai le long de la berge pour gagner la forêt. Je devais m’éloigner. Déguerpir aussi loin que possible de cette sombre scène. Aussi loin que possible de ce Mystique avant qu’il ne change d’humeur et ne face demi-tour pour m’infliger la sentence qui m’était due. J’avais honte. De moi, de mes faiblesses et de mes actes.

  Au bout d’un certain temps, mon corps endolori et ma conscience fébrile m’obligèrent à me reposer. Je m’écroulai une fois de plus, je comatai en repensant à mon combat, à mon non-combat et bientôt je m'évanouis.

  Quand j’ouvris les yeux, une personne me portait sur son dos. Ma tête reposait sur son épaule et mes bras ballants oscillaient de gauche à droite sur le devant de son buste. Nous étions déjà loin de ce lit fluvial où j'avais chu. Elle remarqua mon éveil et articula des mots qui n'avaient encore aucun sens pour moi, le temps que mon cerveau retrouve des synapses communes. Je n'étais pas inquiet, c'était ma sœur. Elle était souvent là pour me récupérer dans ce genre d'état.

  Lorsque j'émergeai une nouvelle fois, je me trouvais couvert de draps usés et poussiéreux dans une chambre au profil similaire. Ma soeur m’avait ramené jusque dans cette auberge miteuse, parmi tant d’autres, où nous logions depuis peu, au sein de la cité cachée de Kabir qui nous avait inspiré calme et prospérité en guise de halte momentanée.

  Cela faisait cinq mois que je cherchais le village féerique où j’avais déchaîné vengeance et frustration. Le sang de leur peuple abreuvait la rivière désormais. Notre périple était tapissé de ce type de décors macabres. Pourtant, ma camarade était toujours là à mes coté. Elle me tendait un misérable bout de pain vieux et maché à l’image du village fortifié de Kabir et plus globalement du monde actuel. Des sueurs et des tremblements résiduels parcoururent mon corps. Son regard inquiet pesa à son tour sur moi et me rappela mes actes.

- Un rêve ? Un cauchemar ?

  Je lui fis comprendre que notre monde n’était qu’un cauchemar éveillé. Elle voulut savoir ce qu’il s’était passé. J’arrivai tout juste à balbutier le mot Mystique. Elle crut comprendre. J’omis tout ce qui s’était passé en amont. Elle aurait eu du mal à l'entendre. Je n'avais pourtant pas eu le choix.

  Elle s'assit sur la chaise en bois de la chambre, fuyant mon expression pour ne pas voir le démon qui naissait en moi. J’étais conscient que ce monde n'était pas le sien ; je présumais aussi qu'elle n'était pas faite du même sang et de la même chair impie, gravée par les cicatrices de celui-ci. Ma sœur ne portait pas la rancune et la haine en elle. Pourtant son corps avait déjà essuyé la noirceur de notre ère. Elle leva la tête, laissant apparaître son délicat visage éborgné par le passé qui m’inspirait une colère contenue à chaque fois que je la regardais et elle me laissa : « Où es-tu ? Rassure-moi. »

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