Partie 2 : Retrouvailles
Notre retour au village nous demanderait un peu plus de deux cycles lunaires. Et lorsque mon père m’avait dit que j’allais poursuivre mon entraînement en chemin, je ne m’étais pas préparé à ce qui suivit. Tout le long de celui-ci, je fus perché sur ses épaules. Non pas que ce fût inconfortable, mais au-delà du caractère régressif que cela me procurait, il n'était pas facile de se concentrer et de focaliser mon lumen en raison du mouvement permanent et des secousses.
- De cette façon, tu vas améliorer tes capacités de concentration, mais cela va aussi t’apprendre à diffuser ton énergie en action, m’avait-il dit.
Ce n’était déjà pas évident en adoptant une posture méditative dans une ambiance calme alors avec cette pratique je devais surpasser les efforts et la lassitude de l’échec.
À mi-chemin de notre retraite, père décida d’accentuer l’exercice. Pas seulement en accélérant son rythme de marche, mais plutôt en se mettant à courir.
- Courage fils, m’encourageait-il avant de me préciser peu de temps plus tard que s’il accélérait c’était aussi car notre excursion avait pris plus de temps qu’il ne l'avait prévu. Il risquait de se faire houspiller par le Cercle, selon ses termes.
Il me l'avait avoué avec décontraction et sans qu’aucun remords pour la difficulté supplémentaire que cela me procurait ne fût qu’au moins supposé. En outre, je découvrais l’endurance exceptionnelle de mon père, car en dehors des périodes de pauses, il ne ralentit pas un instant sa cadence de course.
Toujours perché, je persevérais. L’inquiétude de ne pas atteindre l’objectif occultait ma concentration. J’aurais voulu dire à père de ralentir mais je ne m’en offrit pas le loisir.
La seconde moitié du trajet fut donc longue et éprouvante en ce qui me concernait. Mon objectif était clair, mais parsemé d'insuccès. Ce ne fut que les derniers sôls avant notre retour que je réussis l’exercice avec satisfaction.
Nos retrouvailles avec nos semblables se trouvèrent être beaucoup plus calmes que je ne l’escomptais. Je m’attendais à trouver ma jumelle animée d’une joie manifeste m’assaillant de questions. En lieu et place de cette réception imaginée, ce fut les gardes du village, qui avaient ressenti l’aura de mon père avant que nous arrivions, qui nous accueillirent avec sobriété. Ils avaient transmis l’information aux autres membres du Cercle qui l’attendaient impatiemment pour qu’il fasse un rapport sur ses différentes missions.
Les gardes du jour étaient Isio et Japet. Ils affichèrent une amabilité chaleureuse à notre approche bien qu’Isio rappela à mon père notre retard manifeste.
- Content de vous revoir Mars et Neptune. Vous n'êtes pas en avance, évoqua-t-il. Neptune, le Cercle t’attend pour tes conclusions.
Mon père ne put s'empêcher d'émettre un rire aussi bien sincère que coupable.
- Ravi de vous revoir mes frères. Toujours fidèles au poste. Les gormors ont-ils été virulents ces derniers temps ?
- Non, ces satanés porcins ont peu détérioré nos cultures.
- Excellent. Et comment va Ariel ? Et ton fils Triton ? Et toi Japet ? Toujours le roi de la chasse ? Croyez-vous que j’ai le temps de faire une courte pause avant de rejoindre mes homologues ? Notre périple a été tumultueux.
Père avait enchaîné les questions. Je ne savais pas si c’était par souci de rattraper aussi vite que possible son absence ou si son débit soulignait qu’il n’attendait pas spécialement de réponse.
- Fais ce que tu as à faire Neptune et puis rejoins-nous.
C’était un autre protagoniste qui avait parlé. Et pas n’importe lequel puisqu’il s’agissait d’Intercrus, le chef du village. Je ne l’avais pas vu arrivé, mais Père ne sembla pas surpris de l’entendre. Il lui sourit avec son air enjoué avant de répondre.
- J’arrive immédiatement. Ravi de te revoir Intercrus.
- N’en rajoute pas Gardien.
Enraciné sur place, je les vis s’éloigner. Mon père était le Gardien du village. Il tenait un rôle important et remplissait certaines responsabilités qui m’échappaient alors. Il était aussi, le plus boute-en-train parmi les membres du Cercle qui s’assuraient de la sérénité et de la prospérité du village.
Une des semblables de mon père qui s’était approché pour le saluer, s’intéressa ensuite à ma personne et s’aperçut que je cherchais quelque chose ou quelqu’un. Cette dernière se trouvait être Milas, la mère de notre grande sœur d’adoption.
- Tu as changé Mars. Si tu cherches ta sœur, elle est partie ce matin s'entraîner avec Titania près des trois cascades au sud.
Je restai muet.
- Tu peux les rejoindre. Si tu es bien le digne fils de ton père, tu n’as aucune crainte à avoir. Même si tu les perturbes pendant un entraînement.
Elle me sourit.
- Merci, répondis-je avec gène.
Ni une ni deux, je courrai à notre cahute familiale pour déposer mon modeste chargement d’aventurier. Je me dirigeai ensuite sans attendre vers le sud. J’entendis certains de nos aînés qui s'exclamèrent et me saluèrent de loin en me voyant aussi pressé. Je leur fis des signes succincts comme simple réponse. Il y avait bien trois lieux de trajet pour atteindre les trois cascades, je ne devais pas traîner.
À quoi est-ce que je m'attendais, m'interrogeai-je en chemin. Que Lune resterait les bras croisés en attendant mon retour ? Bien sûr que non. Elle était toujours la première à vouloir me défier, et ce depuis notre plus jeune âge. Me voir partir pour mon rite d’initiation avait dû être frustrant. L’impatience n’était pas coutume chez ma sœur, mais sa soif d’apprentissage en revanche prenait souvent le pas sur ses autres qualités. Et qui de mieux que Titania pour transmettre les bases de notre art ancestral. Quel naïf étais-je. J’étais impatient de la retrouver en arrivant au village, mais maintenant - Le visage de Lune s’afficha dans mon esprit - maintenant j’étais excité comme un jour d’éruption solaire. Les bras et les jambes branlants, j’affichais un air gaie en pleine course effrénée.
- Lune me voilà.
Aucun interlocuteur n'était présent pour partager cette fervente déclaration.
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En nage, j’arrivai proche des trois cascades. Elles portaient singulièrement bien leur nom et dominaient le paysage des alentours grâce à l’horizon découvert. Leur naissance se faisait à l’extrémité d’un bras de roche de plusieurs centaines de pieds de hauteur, qui se rompait net en quatre extrémités de telle sorte que trois cascades se distinguaient aux creux de ses déchirures rocheuses. Cet édifice naturel semblait provenir d'une source divine tant il surplombait.
En arrivant sur place, je ne vis ni ne perçus aucun être familier. Je me situai sur une modeste colline qui reliait les trois cascades par une pente douce mais prolongée. J’avançai, je scrutai, et je tentai d’infuser mon lumen tout en me déplaçant. En mouvement, la difficulté restait au-dessus de mes capacités. Le résultat fut donc en deçà de mes attentes lorsque, d’un promontoire ligneux où j'avais fait une halte momentanée, je devinai une fine forme fusionnant avec les particules d’eau en contrebas des cascades. C’était Lune.
- Tu as changé Mars, dit une voix par-delà mon épaule.
Je sursautai et fis demi-tour.
- Ayo Na mon grand, poursuivit-elle.
Cette voix grave mais si chaleureuse appartenait à Titania. Elle me saluait de la manière la plus conventionnelle qui soit chez nous les Oraï. Elle était notre aînée. Lune et moi l’admirions et ce depuis les premières escapades dans lesquelles elle nous avait embarqués. Elle était un repère dans notre vie. C’était notre modèle. Et pas n’importe lequel puisqu'elle était présumée pour devenir l'élue de notre clan.
- Toi en revanche j’ai l’impression que tu t’es laissée aller en mon absence, lui rétorquai-je avec plaisanterie.
L’apparence d’une susceptibilité se pinça sur ses lèvres, et son sourcil fléchit. Elle tapa lourdement du pied. Ce fut suffisant pour faire branler avec imperceptibilité la terre et mes jambes qui faillirent. À peine m’étais-je réceptionné sur les mains que son poing vint heurtait d’un coup sec mon crâne si noblement présenté.
- Ne t’en fais pas mon grand, on va reprendre les bonnes habitudes.
Elle m’aida à me relever et me sourit. Pas le moins décontenancé, je lui rendis la pareille. C’était presque une victoire que de vexer la grande Titania. Elle disposait d’une stature impressionnante pour son genre, ce qui lui valait un faux complexe. Certes, sa carrure lui donnait une apparence masculine, mais en réalité elle était fière de cette constitution naturelle.
- Ton lumen semble avoir éclos.
- J’ai travaillé dur pour ce résultat. Et je commence à le contrôler.
Elle opina de la tête : « Ça se ressent. Quant à ta sœur, elle n’est pas en reste.
- Avec toi comme mentor je n’en doute pas. »
Nous nous rapprochâmes des trois cascades tout en discutant des péripéties rencontrées lors de mon rite d’initiation. Elle me complimenta pour mes résultats et ajouta qu’elle n’était pas surprise. Nous étions désormais assez proches pour que le ronflement sourd de l'impact de chaque gouttelette couvre toute onde sonore provenant d’une source trop éloignée et nous incite à hausser le ton. Quelques pas supplémentaires suffirent pour confirmer un soupçon que j’avais eu précédemment. Lune avait quelque chose d’étrange.
- Il a fallu la pousser, mais elle a bien progressé elle aussi.
J’écoutai ce que me disait Titania, mais je restai subjugué par la scène devant moi. Lune. Tu étais là, tapie sous ce flux continu, fixe et fluide, inconsciente de notre présence presque illicite. Je ne pourrais identifier que bien plus tard cette nouvelle force et le lumen qui t’habitais, mais je percevais déjà une osmose incroyable en toi. Ton manque de vigilance à notre égard semblait bien être le fruit d’une étreinte étroite avec l'élément qui t’entourait.
Devant cette scène unique et captivante, je crus perdre mes repères. Le vrombissement et la vision floutée par la brume vaporeuse donnaient une image immobile, mais mouvante à la fois et bientôt ton corps se confondit avec la masse déferlante. Je restai planté. Le cours d’eau ininterrompu s’écoulait.
Un tremblement fit soudainement frissonner le sol puis se transmit au travers de la surface aqueuse par le biais de vaguelettes. Le temps suspendu reprit son rythme. Je décelai alors tes grands yeux solaires contrastants qui s’animèrent d'étincelles à notre aperçu.
- Marsou tu es rentré, cria-t-elle.
Lune se leva de son piédestal, quitta les bras de la cascade en sautant de rocher en rocher pour atteindre la berge et nous rejoindre. Je restai à moitié hébétée lorsqu’au même moment elle m’enlaça d’une étreinte mouillée à la suite d’un saut exalté. Je lui fis quelques tapes dans le dos pour lui rendre son affection.
- Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça.
Elle relâcha son embrassade et inspecta quelques-unes de mes cicatrices superficielles.
- Vous êtes rentrés plus tard que ce qui était prévu.
- Notre périple nous a emmenés dans une contrée très éloignée et notre retour a été long. Mais j’ai eu le temps d’achever mon initiation spirituelle, affirmai-je avec fierté. J’espère que tu ne t’es pas ennuyé en mon absence. Il semble que ce soit le contraire.
- Je n’allais pas t’attendre les bras croisés. Titania a proposé de m’aider pour mon apprentissage. Il a fallu argumenter avec le Cercle, mais ils ont finalement donné leurs accords. Je n’ai évidemment pas pu refuser et j’en suis au même point que toi.
- Oui. J’en serais presque jaloux.
Il y avait une forme de compétition amicale entre Lune et moi à propos de Titania. L'impressionner était pour nous une récompense inestimable. Ce qui amenait parfois quelques conflits triviaux.
- Tu as eu la chance d’être formé par Père, tu ne vas pas te plaindre.
Elle n’avait pas tort. Mais il fallait dire que j’avais passé une bonne partie de mon rite, seul à me débrouiller face à l’adversité et aux exercices corsés du paternel.
- Vous rentrerez en collision plus tard, il est temps de retourner au village, nous ordonna notre aînée. Tu nous raconteras en détail tes aventures sur le chemin du retour.
°° Chez les Oraï, Ayo Na est une formule de politesse courante pour saluer. Elle signifie que les astres saluent la personne en question°°
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