Neptune se rétablissait en douceur. Étrangement, sa guérison prenait plus de temps qu’attendu. Mais ses blessures aussi bien superficielles que profondes cicatrisaient. C’était le principal aux yeux de tous et surtout pour ses enfants qui prenaient grand soin de lui et assuraient le quotidien.

C’était devenu un divertissement et même une concurrence prise avec légèreté entre les jumeaux, qui renouvelaient les plantes médicinales et qui s'occupaient eux-même des soins du convalescent. Qui s’occupait le mieux de Neptune ? Personne n’aurait su le dire en dehors du principal intéressé qui jouait lui-même de la situation.

En attente du rétablissement du Gardien, Intercrus le suppléait et retrouvait son ancienne fonction. Il assurait néanmoins des missions de moins grande envergure et plus écourtées. Il passait voir Neptune autant que possible, à la fois pour s’assurer de sa guérison, mais aussi pour s'entretenir avec lui à propos de sujets intéressant le Cercle. Pour que ceux-ci restent privés, Mars et Lune étaient conviés ailleurs.

La multiplication des affaires tues et leurs discrétions inhérentes coïncidaient bien avec la période de trouble actuelle. Un état général d’appréhension touchait les membres écartés de la confidence et plus particulièrement les jeunes curieux. Même Titania qui devait avoir quelques informations provenant de sa mère ne laissait échapper aucune donnée à qui que ce soit, pas même aux jumeaux. Elle ne cessait de les rassurer et de renforcer leur confiance.

L’entraînement supervisé des jumeaux avait cessé depuis le retour de leur père. Lune avait acquis l’essentiel des enseignements de premier niveau de l'art sensoriel et Mars avait lui aussi assez progressé pour affiner lui-même les bases du renforcement sans être épaulé par Titania. Ses supervisions personnelles avec Intercrus ne s’étaient à l’inverse pas interrompues.

La saison chaude touchait à sa fin. Les jumeaux continuèrent de panser leur père bien qu’il fût presque entièrement rétabli. Ils travaillaient leur technique chacun de leur côté et désormais ils avaient pris l'habitude de se confronter lors de duels. Leurs combats restaient mesurés, mais les provocations et les accès de zèle n’étaient pas rares. Leur esprit combatif les incitait à aller toujours un peu plus loin et surtout à désigner un vainqueur. Et c’était Lune qui avait remporté le plus de titres. Ses capacités sensorielles lui donnaient un avantage certain à la fois anticipatif et réactif dans le combat rapproché. Mars, orgueilleux, trouvait toujours une explication à cette issue récurrente. Il savait qu’il devait garder un contrôle sur son lumen pour ne pas succomber une nouvelle fois à ses malaises frénétiques. Et même si sa pierre d'âme lui servait de garde-fou, son entraînement avait porté ses fruits dans sa maîtrise spirituelle.

Au fond de lui, il était heureux d’avoir une sœur douée comme Lune qui l’inspirait et qui le tirait vers le haut.

Les coups portés étaient volontairement amortis. Leur but n’était pas de blesser ou d'écraser son vis-à-vis mais de se préparer pour la prochaine fête constellaire au cours de laquelle ils souhaiteraient participer volontiers aux combats festifs.

Celle-ci arriva plus vite qu’il ne leur parut. L’arrivée de la constellation de Myrmidon serait fêtée comme il se devait. Le programme n’avait pas changé. La ferveur non plus. Lune se délecta de danser. Les visions cosmiques enchantèrent l’auditoire. Puis vint le moment des confrontations. Les jumeaux étaient très excités. Ils s’imaginaient depuis un certain temps montrer leurs prouesses en partageant des échanges martiaux avec un Ora plus expérimenté.

Mais un être manquait à l’appel pour satisfaire le contentement de ces derniers. Leur père. Il était pourtant bien présent lors des danses rituelles. Où était-il encore passé ? Mars et Lune se dirigèrent avec hâte vers leur hutte familiale. Ils ne voulaient pas rater une seule seconde des duels, mais ils désiraient plus que tout que leur parent assiste à la représentation.

Peu avant d'arriver sur le seuil d’entrée, un bruit retentit comme si on avait frappé le plancher boisé avec un objet de même densité. Les jumeaux stoppèrent leur progression. Une onde d’énergie invisible venait de les traverser. Ils connaissaient bien cette aura. On ne pouvait pas oublier cette intensité même sans être doué dans le domaine sensoriel. C’était celle de leur grand-père. Elle s’était calmée aussi rapidement qu’elle s’était propagée. Ils jugèrent bon de ne pas entrer et Intercrus sortit quelques instants plus tard. Il n’eut pas l’air surpris de les voir, comme s'il s’attendait à les trouver en sortant. Ses traits, et plus particulièrement ses sourcils, tiraient une expression mauvaise. Il s’exaspéra pour s’adresser à eux avant de repartir vers les festivités.

• Soyez fort mes enfants.

Les différends entre les deux personnages n'étaient pas rares, mais au-delà de la frustration exprimée par leur grand-père, c'était bien de la colère qu’ils avaient perçu.

Les jumeaux rejoignirent ensuite leur père à l'intérieur. Il se trouvait dans la cuisine les poings appuyés sur la table massive et l’air pensif. Ils osèrent demander l’origine de cette dissension. Et comme ils s’y attendaient, ils n’obtinrent pas de franche réponse à leur question. Neptune minimisa la réaction du chef du clan.

• Vous connaissez les humeurs d’Intercrus. Allons profiter de la soirée. Je crois savoir que vous étiez motivés pour participer aux combats.

Ils ne se firent pas prier et retournèrent enthousiasmés vers le terrain des confrontations accompagnés de leur paternel.

Comme d’habitude les premiers duels commencèrent en douceur et les jumeaux firent partie de la première tournée. L’adversaire de Lune fut Alya. Elle s’était désignée après que sa jeune protégée se soit avancée sur le devant de la scène. Elle n'envisageait pas de la mettre en difficulté, mais elle chercha à la pousser dans ses retranchements, elle qui savait de quoi Lune pouvait être capable.

Elles se battirent ainsi dans un ballet martial fusionnel, rythmé par des mouvements aussi efficients qu’élégants et d’une fluidité sans pareille. C’était Lune qui menait la danse et qui assaillait avec fougue celle qui l’avait formée. Même si Alya entreprit quelques offensives, elle semblait privilégier la défense tant et si bien qu’aucune faille ne fut trouvée par sa jeune opposante. Et sans aucune intention de la provoquer, elle l’invita même à dépasser ses limites, ses convictions et ses propres sens.

Le tempo était constant et les enchaînements tout en harmonie. Le combat se termina sans qu’aucun coup direct ne fût porté. Un combat mémorable de grâce. Ce n’était pas si surprenant entre deux Oraï de type sensoriel, mais le spectacle fut ovationné. Lune ressortit néanmoins épuisée. Elle soufflait, mais gardait son aplomb naturel. La respiration d’Alya était à l’inverse tranquille, et elle afficha un sourire fier envers la fille de Neptune avant de la féliciter d’une accolade chaleureuse.

Mars, lui, espérait que ce fût Titania qui se proposa face à lui. Si elle en eut bien l’intention, elle n’en eut pas l’occasion, car ce fut le chef du clan qui fit cet honneur à son petit-fils.

La confiance en soi n’était pas le point fort de Mars et à l’annonce de son adversaire, il angoissa comme un jeune oiseau sortant du nid pour son premier envol. La dernière fois, c'était son propre père qui l’avait défié et même lui, malgré sa gentillesse innée, avait osé riposter. Alors à quoi devait-il s’attendre avec l’intraitable Intercrus. Mars, qui avait déjà essuyé plusieurs heures d’entraînement avec ce dernier, présumait de son sort. Qui plus était, avec la contrariété qui l’avait pris un temps plus tôt.

Intercrus s’avança sur la piste de son pas aussi léger qu’intimidant de par sa prestance et sa consistance naturelle. Mars le guetta tout du long avec l’infime espoir qu’il ne rebrousse chemin au dernier moment. Mais ce ne fut pas le cas et il déglutit toute l’appréhension qu’il avait gardée en apnée durant l’approche interminable de son adversaire surprise.

Il ne s’était pas trompé. Le chef du clan n’était pas là pour l’épargner. Ce fut lui-même qui initia le combat et s’il ne se servit que d’une partie à peine perceptible de son énergie, il ne se priva pas de le malmener. Il multiplia les attaques et accéléra progressivement sa vitesse au point que Mars fut acculé. Tout en continuant le combat, il lui susurra quelques conseils tels que « reste concentré », « maintiens ton lumen stable » ou encore « ne te laisse pas submerger. »

Le combat ne dura pas. Mars ne s’était pas démonté et avait affiché une prestation convaincante, mais il ressortit mâché. Sa résistance face à un des plus grands Oraï du clan fut-elle aussi acclamée. Il avait dû maintenir une concentration extrême pour diffuser son lumen de manière ciblée et résister aux attaques. Et il n’avait pas perdu le contrôle. Intercrus tendit une main ferme à son petit-fils qui était encore couché au sol.

• C’est bien fils.

Il le releva et côte à côte ils rejoignirent le reste du public pour laisser leur place. Lune se demandait si cette prestation n’avait pas eu pour objectif de tester son frère. Elle le félicita. Titania, elle, vint le heurter d’une tape dans le dos pour souligner le compliment. Mars encore sonné opina, s'assit et inspira. Après avoir repris son souffle, il leur indiqua que même s' il ne s’y était pas préparé, il n’était pas peu fier d’avoir survécu à Intercrus. Le petit groupe ria de bon cœur. Neptune qui les avait rejoints s’invita à la bonne humeur. Il regarda ses enfants qui le fixaient de leurs grands yeux pétillants. Son regard allait de l’un à l’autre, puis de l’autre à l’un. Il était fier.

• Mars, Lune, vous m’avez impressionné. En peu de temps, vous avez bien progressé.
• En peu de temps, c’est toi qui le dis ! Je te rappelle que tu es parti pendant une éternité. Nos mentors respectifs ne nous ont pas ménagés, nous avons sué et persévéré pour ce résultat !

Cette réponse incisive provenait de la fille de Théïa. Elle affichait une fausse contrariété, car elle était impatiente de suivre les enseignements de son père. Ce dernier répondit par son faux rire confus lorsqu’il se faisait réprimander. Lune était bien la digne fille de sa mère, pensait-il dans ces situations.

• Oui, tu as tout à fait raison. Et je ne doute pas que nos chères Titania et Alya aient été d’excellentes enseignantes. Ça sera d’ailleurs bientôt mon tour de vous révéler mes secrets.

Les jumeaux exultèrent. Mais ils n’eurent pas le temps d’espérer plus de détails que leur père s’était déjà échappé de la discussion. Il avait rejoint celui qui avait affronté son fils.

Les combats se succédèrent. Comme à l’accoutumée Titania refusa d’y participer. Elle leur rétorqua une fois de plus qu’elle était vidée d’énergie. Elle ajouta qu’elle n’était pas prête, qu’elle ne reprendrait pas les combats avant d’avoir terminé son nouvel entraînement.

           Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω Ω

  Une nuit, Neptune réveilla ses enfants au beau milieu de leur sommeil. C’était le moment. Le moment pour eux d’apprendre les secrets de sa force. Il était rétabli depuis quelque temps et il devrait d’ici peu repartir pour une nouvelle mission. Jusque là, il se chargerait de leur enseigner une nouvelle étape de leur développement spirituel. Les jumeaux attendaient cela depuis des semaines, et être réveillés en pleine nuit ne les dérangea pas outre mesure. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, cette première nuit d’enseignement resterait aussi sobre d'apprentissages qu’un ciel voilé.

Neptune les emmena en retrait du village dans une clairière herbacée qui reprenait de la vigueur après la saison sèche. Au loin, la forêt et les contreforts montagneux de la montagne grise dominaient. Cette plaine jaunâtre était légèrement inclinée, et comme un imposteur se dressait en son sein un seul et unique être d'écorce. Il arborait un feuillage bleu-pastel et, tout en contraste, se devinait appendus à ses rameaux quelques fruits dorés qui ressortaient de l’obscurité.

Le ciel était dégagé cette nuit-là. La constellation de Myrmidon dominait. La saison froide approchait bien à grands pas. C’était au cours de la précédente que Mars avait éveillé son lumen aux côtés de son père, lors de son initiation spirituelle. Ce qui lui paraissait étrange, c’était qu’il avait peu de souvenirs du moment de son éclosion. Mais son père l’avait rassuré à maintes reprises sur le caractère commun de cette amnésie.

Lune, elle se souvenait parfaitement de sa naissance spirituelle. Aux côtés de Titania, qui l’avait guidée pour ses premiers pas, elle avait ressenti le surgissement d’une force intérieure. Comme une présence chaleureuse qui deviendrait bientôt son alliée la plus intime.

Le père et ses enfants s’assirent sous l’arbre fruitier face à l'étendue galactique. Neptune devançait d’un pas les jumeaux entre lesquels il était intercalé. Ils dégustaient quelques-uns des fruits aimablement présentés. Il s’agissait de vagnacs, des fruits à noyau d’une forme ovale au contour irrégulier et déformé par des bourrelets sur toute leur hauteur. Ils étaient teintés d’une couleur jaune profond.

En dehors de bâillements et de quelques sons de mastication, le silence régnait. Neptune regardait le ciel. Il se redressa tout en maintenant son regard songeur élevé.

• C’est ici que nous avons décidé de nous unir avec votre mère. Ou plutôt c’est ici qu’elle devina mes intentions bien avant que mon courage n’entreprenne la discussion.

Lune et Mars se toisèrent et leur ennui transitoire fut aussitôt remplacé par un intérêt sans limite.

• Ses cheveux volaient au vent, tout comme sa tenue aux manches amples. Son regard déterminé et impatient avait freiné la maigre témérité qui m’avait poussé à l'amener jusqu’ici.

Neptune contait ses souvenirs au fur et à mesure que les images douloureuses s’affichaient dans ses pensées. Il soupira en miroitant le ciel.

• Elle m’embrassa. Elle lisait en moi comme dans un livre. C’était une Ora clairvoyante et incroyablement forte à bien des égards. C’était elle qui me guidait et elle continue de le faire. Même lors de ce jour si triste et si merveilleux que fut votre naissance.

Le père semblait chercher les mots.

• Elle aurait probablement été une meilleure parente, sans aucun doute. Je n’ai pas toujours été présent et les temps font que je vais devoir repartir sans attendre. Je m’en excuse.

Les jumeaux se taisaient. Ils écoutaient leur père. Lui qui était d’ordinaire guidé par un humour bancal omniprésent, qui était son meilleur outil pour apaiser les tensions, mais aussi pour cacher une pudeur calculée. Neptune avait fait ce qu’il pouvait pour les éduquer malgré ses fonctions. C’était ce que pensaient ses enfants.

• Vous êtes grands désormais. Lune, tu as hérité des capacités sensorielles de ta mère ainsi que de son discernement. Mars, tu partages sa sensibilité et une puissante lumière intérieure héritée de nos ancêtres. Vous deviendrez des Oraï exceptionnels sans aucun doute. Et pour cela je vais vous enseigner le principe d'évanescence, mais aussi vous donner certains conseils qui m’ont fait devenir ce que je suis.

Il s'allongea ensuite dans l’étendue herbeuse et invita ses enfants à faire de même.

• Avant toute chose, profitons des étoiles. Théïa veille sur nous depuis l'au-delà. J’ai d’ailleurs une histoire à vous raconter.