Partie 2 : Envol
Dioné s’était levé ce tôt ce matin-là. Le soleil ne s’était pas encore montré, mais le manteau nuageux qui flottait dans le ciel anéantissait tout espoir d’une journée ensoleillée.
À l’aube de sa vie, Dioné montrait déjà des compétences et une créativité culinaires qui le démarquaient de ses camarades. Il avait montré ses talents lors des dernières préparations festives. Son implication aux côtés des maîtres cuisiniers du village n’était pas nouvelle, mais la disparition d’Amento lui avait fait prendre une nouvelle ampleur dans la maîtrise des fourneaux. La perte d’un de ses mentors l’avait chamboulé. Il s'était senti redevable d’un devoir, d’une responsabilité. Il avait hérité d’un don et il devait assumer le flambeau légué par Amento.
La veille de ce matin-là, Dioné avait croisé la dame verte, Alya. Elle lui avait discrètement suggéré de se rendre au jardin de limpias pour récolter quelques stigmates. Certaines étaient arrivées à maturation plus tôt que prévu. L’épanouissement des bulbes était précoce cette année, et la poudre de limp obtenue par friction des stigmates était un ingrédient de choix.
Dioné était heureux rien qu’à l’idée de faire la surprise à Prius, mais aussi de tester cette nouvelle épice qu’il n’avait pas eu l'habitude de manipuler. Il n’avait donc pas traîné dans le monde des songes et s’était dirigé au nord-ouest du village en direction des plans de limpias.
Il savait qu’il ne serait pas déçu. La réputation d’Alya lui assurait un plant d’une qualité notable. Il savait aussi que Lune, la fille de Neptune, s’était impliquée aux côtés de la dame verte pour la culture et le soin des végétaux. Le limp n’en serait que meilleur. Au-delà de multiplier les choix du possible dans le méandre de ses recettes, c’était une réjouissance que de mettre en valeur cette nouvelle saveur, produit des efforts de sa camarade à peine plus âgée que lui.
Lune n’avait que quelques solstices de plus, mais il l’admirait. Unique en son genre, sa chevelure argentée accentuait la curiosité qu’elle attisait et l’authenticité qui se dégageait de sa personne. Elle qui était la fille d’un grand Gardien et qui possédait des capacités spirituelles certaines. Il avait pu l’expérimenter à l’occasion d’une mission qui leur avait été confiée par le Cercle. Une espèce d'oiseaux, le roro, n’avait pas été revue depuis plusieurs cycles lunaires. Ignus devait être une des raisons, mais des investigations étaient nécessaires. Une fois missionnés, ils étaient donc partis en reconnaissance au nord dans les montagnes, à sa recherche. Eno, un Ora plus âgé, avait mené la tête de l’expédition qui dura plusieurs sôls.
Côtoyer Lune avait été un délice .Vivante était le terme qui la représentait le mieux, pensait Dioné. Sa qualité de pistage et ses capacités perceptives l’avaient ébloui, lui qui ne saurait tarder à partir pour son voyage spirituel initiatique accompagné de son père, Yon.
Dioné n’osait se l'avouer, mais le charme naturel de Lune ne le laissait pas indifférent. Cette insatiable attirance était décuplée par la gentillesse spontanée dont elle pouvait faire preuve, surtout lorsqu’elle venait le féliciter lui et ses mets nouveaux. Elle ne se privait jamais d’apprécier et d'encourager ses camarades, quelle que soit la tâche. Comment pourrait-il attirer son attention autrement que par des préparations gastronomiques dignes d’elle ? La poudre de limp serait bel et bien un nouvel atout dans son arsenal.
Enhardi par ses pensées de ses futures recettes, il progressa seul dans la forêt encore endormie. La saison printanière pointait le bout de son nez, et malgré l’horaire matinal il ne s’était pas couvert outre mesure. Quelques rayons de soleil naissant perçaient l'épaisse couverture nuageuse, mais la clarté de ce début de journée restait grisâtre. Dioné, songeur, ne ressentit pas le vent lourd et menaçant qui s’était levé.
Il arriva dans ce qu’il jugea être un havre de quiétude et de beauté. Dans une parcelle modeste et vierge de toute végétation arboricole s’élevaient les limpias à belle hauteur. Les tiges hérissées de leur fine et soyeuse pilosité semblaient robustes et grasses. Les stigmates érigeaient leur belle couleur pourpre. Nombreux étaient prêts à être recueillis, il n’avait plus qu’à se servir. C’était surprenant de trouver une telle culture au milieu de cette forêt, se dit-il. Il félicita en silence les mères de celle-ci, puis il fit de même à son égard en imaginant son prochain plan culinaire.
Il restait émerveillé, excité. À tel point que, perdu dans un aveuglement contemplatif, il ne percevait plus que cette oasis végétale dans son panorama. Il ne sentit pas les présences qui le guettaient. Il n'aurait jamais pu imaginer ce qu'il allait se produire. Dioné récoltait son trésor.
Il se figea brutalement. Certains de ses sens avaient disparu. Sa vigilance du monde extérieur revint malgré lui. Une douleur le prenait et occultait toute autre focalisation de son esprit. Un poing aux doigts palmés était apparu dans son champ de vision. Il regarda l’orifice d’où avait surgi ce membre aquatique. Celui-ci transfixiait son abdomen. L’image et la douleur l'avaient autant abasourdi qu’horrifié. Il chuta. Ses recettes s’évanouirent. Son esprit s’envola. Dioné n’était plus. Il n'impressionnerait plus Lune.
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