"Uchronie" : Si je pouvais remixer ma vie
Nous sommes le 5 septembre 2020. J'ai enfin trouvé la paix, après des siècles de thérapie... Mon coeur est tout de même lessivé; Mon fils me reproche de l'avoir laissé tomber, et que c'est Lucie qui en a pris soin, au lieu de moi.
Facile de tirer profit, 10 ans plus tard, de tout ce que j'ai fait de mal, tout ce que j'étais inapte à faire, et qu'on me pardonnait à l'époque. Elle a le gros bout du bâton; elle qui a été là tous les jours, elle qui a tout fait correctement.
Au bord de la rivière, ma voix intérieure, celle qui a tenu bon, qui a relevé tous les défis, qui s'est battue pendant 10 ans pour se relever et le retrouver... Cette voix, aujourd'hui, elle se tait. Pas par manque de force... Par manque de possibilité. Comme si on était en train de retrancher l'herbe sous ses pieds...
Je voudrais tant faire encore, tout faire, mais qu'importe combien je me bats pour faire entendre ma voix, je suis en train de perdre du terrain. Et ce n'est pas juste. Je ne peux rien faire pour corriger le passé
- Un passé que j'aurais tellement voulu tout autre !!!" criai-je à la rivière et ses remous...
- Que changerais-tu si tu pouvais retourner dans le passé ?
Je me retourne vivement; à qui est cette voix que je reconnais ?
- Votre honneur !...
Je reconnais le juge que j'avais rencontré 10 ans et 8 ans plus tôt...
- Vous devez bien en avoir une petite idée, Votre honneur...
- Et si tu pouvais revenir sur le passé, à quand remonterais-tu ?
- À avant que tout ne déboule... Mais à quoi me servirait de revenir à cet instant fatidigue, sachant que ce qui est arrivé est dû au contexte de l'époque , et que même si j'y revenais aujourd'hui, dans l'état que j'étais alors, ce ne serait que répéter ce qui est arrivé à ce moment-là...
- Et si tu pouvais y revenir, mais telle que tu es aujourd'hui, et non telle que tu étais à cette époque...
- Je reviendrais le 14 mai 2010, juste avant que tout ne s'écroule...
Je me sentis tout à coup étourdie. Je levai un regard éberlué vers le juge, avant que tout ne s'assombrisse...
****
J'ai les yeux fermés... Comme habituellement, alors que je me réveille du quai des brumes, mon rêve se poursuit, alimenté par le discours intérieur de mon cerveau hyperactif, là où il devrait être silencieux. Et comme d'habitude depuis environ un an, je me refuse à ouvrir les yeux jusqu'à ce que je n'aie plus d'autre choix...
Hmmm, une porte qu'on entrouve, des petits pieds qui courent dans un passage à ma diagonale, derrière moi...
Je sursaute dans mon lit, et mon regard pointe vers la porte, qui est toujours là où elle se trouvait, 10 ans auparavant... Un regard rapide autour de moi... Je suis de retour dans cette chambre, abrillée de la même couverture couleur bleue marine que j'avais choisie...
La porte s'ouvre en grand, et mon p'tit homme saute dans mon lit pour venir chercher un calin... Je le prends dans mes bras, reçoit son bisou et mes larmes perlent tandis que j'appuie ma tête contre son front
- Pourquoi maman y pleut, y pleut ?
- Maman pleure parce qu'elle est contente de te voir, mon trésor...
Je lui chante l'une des berceuses à laquelle il est habitué... Un moyen de le garder tout contre moi deux minutes de plus. Puis, je lui demande s'il a faim. Comme il répond par l'affirmative, je lui propose des crêpes aux fraises.
Nous nous levons. Je lui ouvre la télévision au poste des petits tandis que je vais cuisiner. Mon téléphone sur la table m'apprend que nous sommes le 14 mai 2010. Me vient encore la pensée d'aller téléphoner à l'avocate de mon ex pour qu'on récupère nos choses...
- Je ne ferai pas deux fois la même erreur ! dis-je à haute voix.
Tandis que les crêpes cuisent, je téléphone à ma mère; tout avait déboulé quand j'avais appris que mon ex nous recherchait, mais même sans cela, je me rappelle combien j'en avais par-dessus le dos à cette époque, même si cela faisait 3 mois que je l'avais quitté.
J'étais en train de réaliser la scène telle que je l'avais 1000 fois imaginée ces 10 dernières années; j'irais porter mon fils pour des vacances chez ses grands-parents, et je profiterais de ce temps pour me remettre d'aplomb... Je remonterais jusqu'à Matane, où je m'arrangerais pour tomber sur Derek, qui était alors sur le point de finir ses études secondaires avant de venir étudier en soins infirmiers à Montréal.
Derek est le garçon que j'ai rencontré il y a 2 ans... Mon plan n'était pas exempt du risque d'erreurs... J'ignorais comment cela se passerait avec le Derek 8 ans plus jeune... Mais c'est sur lui que je misais : pour le bien qu'il m'a fait lorsque je l'ai rencontré... Bien sûr, à 18 ans, il n'avait pas encore développé ses compétences en soins infirmiers, mais sa mère étant psychologue et son père médecin...
Je misais davantage sur l'attrait que mon offre aurait sur lui, de devenir mon chambreur pour 30 $ de moins par mois que ce qu'il avait payé à l'époque, que toute autre chose... Et mon point n'était pas d'en faire mon petit copain 8 ans plus tôt, mais plutôt mon ami et mon confident; Derek avait le don avec les enfants et il savait écouter, et je comptais là-dessus pour ne pas avoir à envoyer mon fils en famille d'accueil. Et je comptais sur lui pour m'empêcher de commettre des bourdes. Et je comptais sur lui pour m'aider...
Je lui laisserais volontiers la chambre des maîtres; il y avait deux lits simples dans la chambre de mon fils. J'y dormirais.
***
Il fut donc convenu que je monterais voir mes parents le lendemain. Je passerais 3 jours avec eux, puis, je leur laisserais Gabriel pour 3 semaines, le temps de petites vacances en Gaspésie...
Arrivée à Matane, j'irais diner et souper au resto préféré de Derek jusqu'à ce que je tombe sur lui. J'irais pêcher mes déjeuners à l'embouchure de la rivière Matane avec le Fleuve St-Laurent, ce qu'il avait décrit commme son emplacement de pêche de prédilection. Tout pour le rencontrer, mettre les chances de mon côté.
J'étais même prête à lui laisser le loyer gratuit s'il était ce que j'avais besoin pour garder mon fils près de moi...
***
Les choses se passèrent mieux que prévu; cela cliqua tout de suite entre Derek et moi; il vint diner au restaurant la deuxième journée, et nous passâmes 3 heures à parler. Lorsqu'il apprit que je dormais à l'hôtel attenant au restaurant, il m'offrit de parler à ses parents afin qu'ils m'offrent la chambre vacante chez eux.
Je parlais à tous les soirs à Gabriel par vidéo-conférence, et 3 semaines plus tard, je demandai à ma mère si je pouvais prolonger mes vacances; mes journées avec Derek me faisaient un bien fou, me permettait de me décentrer de mon passé avec le père de mon fils, et de reprendre du poil de la bête; mieux valait ralonger mes vacances tant qu'il fallait, que revenir trop tôt et risquer de commettre les mêmes erreurs une seconde fois...
Finalement, je restai 6 semaines au total en Gaspésie; Derek finit l'école le 21 juin, et 3 jours après, on remontait à Montréal. Nous fimes escale à Daveluyville pour reprendre Gabriel et passer encore quelques jours avec mes parents.
J'étais heureuse... Il y avait encore des relents par rapport à Philippe, des choses qu'il faudrait régler. Cette fois, je ne m'enfuierais pas; je m'étais suffisamment reprise en mains, et il était temps maintenant de lui faire face. Il ne détruirait pas ma vie une seconde fois, comme il l'avait fait la première.
S'il voulait revoir Gabriel, il allait devoir le prouver, et s'en montrer digne, et s'en trouver garant.
***
Cette fois, j'allais lui faire face. De retour à Montréal, j'allai au bureau de la protection de la jeunesse pour leur expliquer la situation.
Derek allait recommencer l'école en aout. Nous primes 3 semaines de vacances pour visiter la ville avec Gabriel. Nous rencontrâmes, Derek, Gabriel et moi, un travailleur social de la DPJ à 4 reprises. C'est alors que j'appelai l'avocate de Philippe. Qui me revint comme la première fois pour me dire qu'il voulait nous revoir, Gabriel et moi.
La DPJ rencontra mon ex à 2 reprises, avant de le rencontrer 3 fois avec moi... Philippe dût attendre 8 mois pour revoir Gabriel; dans un premier temps, il refusait d'entreprendre des actions pour résoudre ses problèmes d'agressivité... Il refusa net d'admettre qu'il avait des problèmes tout court... Mais passé 4 mois où il vit que je ne revenait pas, il accepta l'aide offerte et entra en thérapie pour l'aider à aller mieux. Il fit deux groupes sur la gestion de la colère, après quoi, il fut autorisé à voir Gabriel en visite supervisée...
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La seconde fois, il me restait de la colère à l'endroit de Philippe, mais rien que je ne put gérer comme les événements arrivaient. Je pouvais compter sur Derek pour m'aider à élever Gabriel et me permettre de prendre du temps pour moi chaque fois que j'en avais besoin... Revenir en 2010 m'avait replongé dans la réalité de l'époque; oui, le cheminement de 10 ans que j'avais fait la première fois m'a aidé à mieux faire face à tout ce qui arrivait dans cette réalité parallèle, mais cela m'a surtout apporté un second regard, avec tout ce que j'avais appris la première fois.
Apprendre à vérifier mes perceptions. Me donner le droit de vivre et exprimer aux autres les émotions que chaque situation déclenche en moi. Mieux comprendre Philippe et pourquoi il agissait de telle ou telle façon... Surtout, ne plus avoir le sentiment que j'étais sienne quand je le rencontrais et que je lui devais quoi que ce soit. Aujourd'hui, il n'est plus capable de me culpabiliser ni de me dévaloriser. Cet homme qui était tout pour moi quand j'étais jeune adulte. Si j'avais su tout cela la première fois... Mais l'important, c'est aujourd'hui
Ca a demandé certains ajustements, mais je n'ai pas eu à retourner en cour la seconde fois. Gabriel a pu demeurer avec Derek et moi. Je n'ai pas eu à connaitre la peine et le désarroi de le laisser partir. Gabriel n'a pas vécu le traumatisme d'être séparé de sa mère en si bas âge. J'ai pu continuer à lui lire des histoires le soir, et le regarder dormir. J'ai pu continuer de le voir chaque matin au réveil, avoir le droit de le garder avec moi tous les jours, avoir le droit de le regarder tous les jours s'épanouir. J'ai pu continuer de voir ses yeux et son sourire chaque fois qu'il a été heureux. J'ai pu partager des moments mémorables avec lui, quand il faisait de nouvelles découvertes et qu'il apprenait de nouvelles choses. Mon fils m'a donné l'intérêt pour faire de la cuisine maison. Mon fils m'a permis de garder ce sentiment d'être chez moi partout là où il était. Et Derek m'a aidé dans mes lacunes pour lui enseigner, celles qui, par-dessus tout, avaient justifié son départ de la maison la première fois; me faire un petit copain m'a fourni l'aide que j'avais dû aller chercher à l'extérieur, soit, chez Lucie, mais à un niveau plus personnel. Revenir une fois ma thérapie finie m'a permis de garder mon fils avec moi tout le long, comme cela aurait dû être le cas si la vie ne m'avait pas traumatisée.
Gabriel a grandi en connaissant son père, et comme il a aujourd'hui 15 ans, quand il le souhaite, il peut aller passer des week-ends avec lui.
Gabriel non plus, Philippe ne peut plus ni l'intimider ni l'humilier. Oh, il a toujours de ces expressions... Mais elles ne fonctionnent plus, et il doit faire avec. Philippe m'a déjà dit, une fois, "si tu ne peux pas prendre mes pires côtés, tu ne mérites pas mes meilleurs"...
Je mentirais si je disais que la situation telle qu'elle est aujourd'hui en tous points plaît complètement à Philippe; c'est une situation qui est inversée de la première fois, où Gabriel et moi en sortons gagnants, et lui grand perdant. Mais bien que ses subterfuges ne fonctionnent plus et que cela l'oblige à vivre des situations où l'affect de ses symptômes sur nous est rééquilibré, il y gagne, au final, autant que nous...
"Remixer ma vie - Ginette Reno"
https://www.youtube.com/watch?v=wmHPd1SdHdE
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