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Le vent s’acharne sur les murs de pierre du couvent. Maria se réveille peu après, perturbée par le vacarme de la pluie contre les fenêtres, et s’aperçoit que toutes les soeurs sont déjà debout. Lorsqu’elle entend sonner neuf heures, elle se lève précipitamment, enfile sa modeste robe grise, recouvre ses cheveux d’un voile blanc et se précipite hors du dortoir.

Elle court vers la chapelle dont des chants s’émanent. Elle traverse la cour, le mauvais temps ne l’épargne pas. Trempée, elle se faufile discrètement dans le lieu de prière et rejoint l’arrière du groupe de ses soeurs. Une même voix s’émane de la bouche des religieuses, mélodieuse et apaisante. Elle résonne dans la petite église, effleure ses parois et caresse ses rideaux, ondulant au gré du courant d’air. Eugenia la remarque.

« Pourquoi es-tu en retard ? Tu as déjà manqué la prière d’hier soir. Veux-tu continuer d’entrer dans les mauvaises grâces de mère Emilia ? chuchote t-elle, les sourcils clairs froncés.

— J’ai reçu une lettre de mon oncle ; il a quitté Constantinople il y a peu. Rejoint Jérusalem, explique Maria.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.

— Je ne me suis pas réveillée. Je ne vous ai pas entendues. »

Eugenia souffle du nez. Elles rejoignent la voix unie de la chapelle.

Il sonne dix heures. Les soeurs sortent de la chapelle, Maria et Eugenia en tête pour éviter la mère supérieure. Tandis que toutes partent vaquer à leurs occupations, la première attrape le bras de sa compère. Elles demeurent dans le cloître, à peine protégées par la pluie.

« J’ai besoin que tu m’aides, Eugenia. Je ne sais pas comment m’y prendre, j’ai honte de te le demander.

— Dis-moi tout. J’ai une dette envers toi, tu le sais. Je ferai mon possible, quoi qu’il en est.

— Je dois quitter le couvent, elle annonce. Il faut que je parte après mon oncle, que je le ramène ici. »

Elle baisse la tête, rougit.

« Je n’ai aucun moyen pour m’y rendre. Je voulais…

— Tu veux que je te prête de l’argent ? sourit Eugenia. Si ce n’est que cela, je peux tout à fait l’arranger. Mon père t’est infiniment redevable, tout comme nous tous. Alexis serait mort sans ton attention. Je peux me rendre à notre maison aujourd’hui, mais je dois trouver une excuse auprès de mère supérieure.

— Je peux l’occuper. Lui dire que j’ai été en retard ce matin encore. Le temps de son sermon te suffira pour faire l’allez-retour, propose la jeune femme en se frottant les mains pour combattre le froid.

— D’accord, mais tu sais ce que tu risques. Elle te déteste déjà assez, ne va pas accentuer sa colère et te faire renvoyer. »

Maria hoche la tête, et l’accord est conclu. Les deux soeurs s’embrassent, mutuellement reconnaissantes. Eugenia quitte le couvent en silence en début d’après-midi, cachée sous une légère cape taupe. La jeune religieuse, quant à elle, rejoint l’infirmerie où elle retrouve la vieille Emilia, affairée avec Zoé. Elle l’appelle, et le visage ridé se crispe aussitôt.

« Mère supérieure, je viens m’excuser.

— Pas besoin de me prendre pour une imbécile, tranche t-elle. Je suis certes vieille, mais j’entends mieux que vous autres. Je t’ai entendue arriver après tout le monde, une fois encore. Je suis lasse de te répéter de te comporter comme une véritable fervente de Dieu. Si tu n’es pas à la prière, tu n’as rien d’une religieuse. »

Maria agrippe nerveusement sa robe, le regard baissé. Zoé ne peut s’empêcher de pouffer, mais est aussitôt réprimandée par le regard terrible de la vieille soeur. A travers le pesant silence, la toux et les respirations pénibles des malades résonnent.

« Nous n’acceptons pas les communications personnelles avec l’extérieur car elles nous détournent de nos obligations et occupent nos pensées. La lettre que tu as reçue de ton oncle t’a perturbée, n’est-ce pas ? Assez pour que tu ne te réveilles pas ce matin, toi qui es toujours la première levée ? Tu as bien brûlé la lettre, n’est-ce pas ?

— Oui, mère supérieure.

— Tes préoccupations auraient dû partir en fumée avec elle. Oublie ce qui a été écrit, et comporte toi convenablement. La prochaine fois que tu dévies des obligations du couvent, tu pourras retourner d’où tu viens. »

Satisfaite du regard dépité de la jeune femme, Emilia la dépasse pour quitter l’infirmerie. Au dernier moment, elle se retourne et fait porter sa voix dans la pièce.

« Tu as miraculeusement survécu à trois épidémies ces six dernières années, alors que tes soeurs ont été infectées et beaucoup sont mortes. Je ne sais si Dieu te protège ou si c’est toi qui maudis ce couvent, mais écoute bien : aussi longtemps que je vivrai, tu n’auras pas ce que tu voudras tant que tu n’auras pas fait un sacrifice conséquent. Je recommande que ce sacrifice soit celui de ton arrogance. »

Les soeurs se couchent. Maria et Eugenia sont recluses dans un recoin du grand dortoir pour ne pas attirer l’attention.

« Voilà pour toi, fait la seconde en lui tendant discrètement une bourse de cuir pleine. Mon père aurait aimé te donner plus, mais il est aussi touché par la crise que tout le monde.

— Je ne sais pas comment te remercier.

— Tu peux me dire pourquoi tu te précipites après ton oncle. Tu n’es pas si tourmentée d’habitude. Qu’est-ce qui peut bien être aussi urgent ? C’est un long voyage qui t’attend. Tu es sûre de toi ?

— Je t’expliquerai tout à notre retour. Je dois partir. C’est mon devoir. »

Les deux femmes s’enlacent et vont se mettre au lit. Maria attend assez longtemps que tout le monde soit endormi puis se rhabille. Elle attache la bourse à sa ceinture, couvre ses épaules d’une cape similaire à celle de sa soeur, si ce n’est qu’elle était grise. Enfin, elle quitte à petits pas le dortoir et se dirige vers la porte principale du couvent donnant vers l’extérieur.

En tournant dans l’angle du couloir, elle se retrouve nez à nez avec mère Emilia, un chandelier à la main. Elle ne semble pas surprise, comme si elle l’attendait.

« Je me doutais bien que tu avais quelque chose en tête. Tu ne pensais tout de même pas que je te laisserai t’échapper comme un fantôme au beau milieu de la nuit ? commence t-elle.

— Mère, je vous en prie, soupire Maria. Je dois rejoindre mon oncle en Terre Sainte. Dieu me l’ordonne. Ma conscience me l’ordonne.

— Tu n’iras nulle part. Ton devoir avant tout, jeune fille ! »

Maria se rend compte qu’elle n’arrivera pas à persuader Emilia de la laisser passer. Elle pose les yeux vers une autre peinture adjacente du Christ, prie qu’il lui vienne en aide. Ses supplications restent sans réponse.

« Retourne au lit immédiatement. Demain, nous parlerons de ton avenir.

— Non, abrège sèchement la jeune femme.

— Non ?

— Je dois partir, maintenant. Ce que mon oncle s’apprête à faire pourrait détruire tout ce que nous avons, faire s’effondrer les derniers piliers de l’empire. C’est bien au-dessus de nous, plus important que tout le reste.

— Ton oncle est un homme impertinent qui n’a à la bouche que des vulgarités ! la vieille crache. C’est un homme qui ne sait pas oublier le passé et qui incite les autres à faire de même. Laisse-le, car plus loin il est, mieux le monde se portera. »

Maria ne l’écoute plus. Elle reprend sa marche déterminée vers la sortie, se prend un coup sur l’épaule quand elle passe à côté de mère supérieure. Emilia lui agrippe la ceinture, la tire violemment vers elle. La jeune fille laisse s’échapper un cri de surprise.

« Il va commettre l’irréparable, mère ! tente t-elle une ultime fois. Je ne peux pas rester ici !

— Tu ne vas rien faire, insolente ! Je vais t’attacher à ton lit et te traîner moi-même aux prières jusqu’à ce que tu apprennes à te comporter comme une femme : obéissante ! »

Maria en a assez. La poigne d’Emilia lui fait mal. Elle se souvient des mots qu’elle lui a lancés, plus tôt : il faut qu’elle fasse un lourd sacrifice pour obtenir ce qu’elle veut. Aller de l’avant. Les paroles de son oncle lui reviennent aussi.

« Nous ne pardonnons jamais. »

Elle se retourne, frappe la vieille dans la tempe. Emilia s’affale contre le mur. Maria ouvre la grande porte de bois et recouvre sa tête du capuchon de la cape.

« Zoé… Zoé ! s’écrie la mère supérieure. Zoé ! »

Ses appels devenant de plus en plus forts, la jeune fille rassemble toutes ses forces et met la main sur son coeur. Elle implore tous les anges de lui pardonner, espère qu’ils comprendront. Elle s’approche de nouveau d’Emilia, arrache de sa poigne le chandelier et avec lui assène deux coups au visage. Emilia gît par terre, le front ouvert. Elle vérifie qu’elle respire encore. Maria ne l’a pas tuée, mais elle l’a rendue muette le temps de s’en aller sans attirer l’attention.

Quelques larmes perlant au coin des yeux, la religieuse referme les portes du couvent derrière elle et s’éloigne dans la nuit froide et pluvieuse. Elle sait que le jour se lèvera sous peu. D’ici là, elle doit atteindre le célèbre port de Constantinople et rallier un bateau pour la Terre Sainte, car elle sait qu’à présent, c’est la seule tâche que Dieu lui incombe.

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