Perception différée — 1 (V2)

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 Le jour arc-en-Ciel, voilà le nom que le commun lui donnait.

 Agon se sentait presque nauséeux en voyant, à perte de vue, cette foule se déverser sur les susplaces avec son bruit et ses couleurs. Son grouillement repoussant évoquait une nuée de grillons s’apprêtant à dévorer les récoltes. Toutes ces castes enchevêtrées, ces corps emmêlés, leur désordre, leur saleté. Ça lui donnait des haut-le-cœur.

 Il fallait bien la traverser, alors il s’efforçait de ne pas toucher les gens de basses castes. Les Artes qui puaient de leurs mains, les Inter portant les stigmates de leurs services le dégoutaient. Même les Ter, sa propre caste, ses propres sœurs et frères, le répugnaient. Ils étaient tous collés, à se frotter, lubriques.

 Agon vomissait ces frôlements repoussants, il les rejetait de tout son être, et regrettait chaque instant d’avoir quitté le temple de Terre. Son calme, sa torpeur.

 Mais telle était son épreuve. Il devait prendre sur lui, supporter !

 Il s’insinuait entre les corps, tentant d’éviter tout contact. Il s’accrochait aux paroles d’Alem : « Fais-toi discret, Agon, fais-toi ombre, n’éveille pas l’attention du peuple. Glisse-toi entre eux, comme si tu étais des leurs. Mêle-toi, mélange-toi, au besoin, parle-leur ! »

Leur parler, ça jamais ! Ils étaient trop bêtes, ils ne savaient rien. Ils n’avaient jamais évolué, ne voulaient que profiter de tout, en bouffant la Terre. Et puis, ils s’imaginaient qu’en allant offrir juste quelques morceaux de nourriture ou des objets sans intérêts aux bouches des autels, ils sacrifiaient assez ? Avec ces ridicules offrandes ? Mais qu’est-ce qu’ils croyaient ! Pensaient-ils échapper aux dieux en donnant si peu ? Non, il faut donner toute sa vie pour prétendre à une quelconque faveur ! Il fallait s’offrir, entièrement !

 « Tu devras peut-être mourir pour l’accomplir, Agon, mais les dieux t’accueilleront, tu auras une place de choix au cœur de la Terre ! », la voix d’Alem résonnait encore dans ses pensées.

 Quelle horreur ! Avoir cette puanteur dans le nez, marcher dans leur pas, gravir leurs ponts, traverser leurs susplaces, subir le regard insistant des dieux d’en bas, là, en dessous… Souffrir d’affronter le jour, l’œil solaire. Sa lumière lui faisait mal aux yeux. Depuis combien de Temps ne s’était-il pas aventuré hors du temple ? Trois ou quatre alignements ?

 Il bénissait Alem de lui avoir offert des gants pour ne pas toucher directement la populace, attraper leurs maladies, s’imprégner de leurs impuretés. Ils s’entassaient là, poisseux, heureux. Il y en avait même qui dansaient, probablement ivres, en faisant trembler les plateformes — c’était dangereux ! En étaient-ils seulement conscients ?

 Un Artes rondouillard le bouscula tandis qu’il abordait un large pont. Agon en perdit presque l’équilibre et se trouva précipité sur une jeune fille qui s’apprêtait à le dépasser. Celle-ci se détourna habillement et Agon, chancelant, se retrouva contre le garde-corps.

 Là, il n’y avait plus que l’horizon. Au loin, les ponts, bondés. Tous ces gens avides, voulant jouir, comme l’imbécile qui l’avait bousculé… Et au delà, encourageant leurs infamies, le Ciel et le Vide qui les surveillaient, tous.

— Ne me voyez pas ! s’enflamma Agon, en évitant d’élever la voix. Je fais ça pour la Mère ! Pour elle uniquement !

 « Sois discret, quoi qu’il arrive ! » répétait Alem dans sa tête.

J’essaie ! La fille aux yeux sombres et au teint pâle qu’il avait failli percuter se tenait là, impassible. C’était un être étrange, une victime du fléau d’Ironie, bien plus infâme et repoussante que les autres. Agon crut d’abord qu’elle allait lui parler, mais la jeune femme — non, l’enfant, car elle n’avait aucun sceau de caste — se ravisa et partit en courant, en un bruissement de tunique de transpassante.

 Agon était soulagé d’avoir pu éviter un contact avec l’un de ces êtres maudits. Que faisaient les orgènes ? Comment avaient-ils pu, après tant de générations, laisser naître une enfant aussi marquée ? La réponse lui vint, évidente, les marieurs n’étaient pas Ter, leurs préoccupations n’étaient pas de réparer les méfaits d’Ironie. Ils ne cherchaient qu’à éviter les consanguinités et limiter le nombre d’abjects. Ce genre d’être à la peau trop blanche et aux yeux d’amandes ne leur posait guère problème.

 Au temple, certains disaient, à voix basse, que les orgènes encourageaient ces êtres dissemblables à se reproduire ; et ce, pour de sombres raisons de « variabilité des traits », prétendait-ils. Ces impies travaillaient donc à briser la belle uniformité du peuple. Ce qui n’était qu’une insulte à Messagère ! Heureusement, les dieux veillaient. Le transpassage ferait le tri et cette jeune dissonante allait se retrouver précipitée au fond du Vide.

 Le temps de se ressaisir, Agon reprit sa route en évitant soigneusement un groupe d’Artes dansants. Les odeurs du peuple lui montaient au nez. Transpiration, cheveux, pieds — même le fumet âcre de l’urine — le tout additionné aux parfums de vin et d’oiseaux fraichement pêchés qu’on grillait à la broche. Ces sueurs, cette urine, ces vins râpeux, Agon avait l’impression de les ingérer en plus de les sentir. Pour couper la nausée, il avait truffé ses gants de fleurs cueillies au temple et les appliquait régulièrement sous son nez. Il devait juste éviter de le faire trop souvent, pour passer inaperçu comme Alem l’avait exigé.

 Sim Mana, la vieille Vox agitée, gonflée d’Ironie et de Vent, monopolisait presque l’entièreté d’une susplace pour continuer de souiller les canons religieux. Son parler populaire et ses vulgarisations, Agon les subissait déjà depuis bien avant son transpassage. Là encore, elle vociférait au milieu d’enfants, écorchant l’histoire traditionnelle d’Aride et Pluie. Elle racontait n’importe quoi juste pour fasciner la galerie. Elle ne se rendait même pas compte — eux non plus d’ailleurs — du degré d’offense aux dieux qu’il y avait dans ses récits. Elle ne faisait que tordre la morale, changer la trame, modifier les mots et raccommoder les conclusions. Parfois même, elle les transformait ! Agon ne comprenait pas pourquoi personne ne l’avait jamais jetée au Ciel pour blasphème. Les colonnes avaient déjà exilé des gens pour moins que ça ! Alors, que faisait-elle encore là, à se pavaner avec toutes ses infamies ?

 Il cracha au Ciel et se dépêcha de quitter cette plateforme pleine d’insultes aux dieux. Le Dôme surplombait l’horizon de toute sa masse, comme un affront splendide aux dieux inférieurs. Il avait traversé l’inversion, la foudre, les tempêtes et les fièvres de Terre, sans jamais bouger d’un seul pied, sans la moindre fissure. La Mère le voulait indestructible, elle le voulait inébranlable.

 Ce serait le lieu idéal pour son épreuve.

 Agon n’attendait que ça. Il sentait l’appel de la Mère vers son œuvre ultime. « Bientôt… Agon… » Oui, bientôt, Alem. Quand tout sera fini, il l’attendra au temple. Lui seul saurait. Et il l’aimerait. Mais pas de cet amour sale, plus bas que Ciel ; pas selon ces horreurs carnelles, les choses du corps, non ! D’un amour Terrien, sublime, sur lequel on peut tendrement s’appuyer et, après l’effort, se reposer. Louer la beauté de deux incarnats qui, ensemble, communient selon Attraction et se vouent à la Mère. Oui… Bientôt… Mais, d’abord, il fallait le faire. Accomplir le geste.

 Il bouscula des citoyens, ces obstacles. Il fallait avancer, dépasser leur odeur. Tant pis pour la discrétion. De toute façon, à peine passés, ils l’oublieraient déjà, ces imbéciles. En écartant ces gens de sa route, il avait l’impression d’en écarter aussi les relents.

Pour la Terre !

Mais aussi pour toi, Alem !

 Du tumulte vint s’ajouter à sa précipitation, comme si un nouveau mouvement se répandait dans la foule. Il y eut soudain des cris, des bousculades. Quelqu’un arrivait dans son dos, et même se précipitait vers lui. Il se tendit d’un coup. Se pouvait-il qu’on le pourchasse ? Que quelqu’un soit au courant de ce qu’il s’apprêtait à faire ?

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