Perception différée — 1
La foule s’étendait à perte de vue. Elle emplissait les susplaces de ses couleurs et formes. Aux yeux d'Agon, elle n’avait rien de beau, comme une nuée de papillons qui s’apprêtait à dévorer les récoltes. Son grouillement était repoussant. Tout ce monde enchevêtré, ces couleurs emmêlées, tout ce désordre, cette saleté, lui faisaient éprouver des hauts le cœur tandis qu'il frôlait les gens de basses castes. Les Artes puaient de leurs mains, les Inter portaient les stigmates de leurs services. Même les Ter – sa caste, ses propres sœurs et frères – paraissaient sales. Tous ces êtres, rassemblés, collés qui, sans s'en rendre compte, se frottaient, lubriques.
Agon vomissait ces frôlements repoussants, les rejetait de tout son être, il les avait laissés derrière lui depuis bien longtemps, leur préférant le calme et la torpeur de sa vie au temple.
Mais telle était son épreuve. Il devait prendre sur lui, supporter !
Il s’insinuait entre eux, tentant vainement d’éviter tout contact, tout en s’accrochant à une pensée - en fait, un souvenir.
Alem disait « Fais-toi discret, Agon, fais-toi ombre, n’éveille pas l’attention du Peuple. Glisse-toi entre eux, comme si tu étais des leurs. Mêle-toi, mélange-toi, au besoin parle leur ! » Leur parler, ça jamais ! Ils étaient trop bêtes, ils ne savaient rien. Ils n’avaient jamais évolué, voulaient profiter de tout et bouffer la Terre. Ensuite, ils s’imaginaient qu’en allant offrir quelques morceaux de nourriture ou des objets sans intérêts aux bouches des autels ; en flambant leurs bonnes volontés jusqu’au cœur de la Terre, ils en offraient assez ? Juste avec ces ridicules offrandes ? Mais qu’est-ce qu’ils croyaient ! Pensaient-ils échapper aux dieux en offrant si peu ? Non mais, il fallait donner toute sa vie pour prétendre à une quelconque ferveur ! Il fallait faire l’impossible !
« Tu devras peut-être mourir pour l’accomplir, Agon, mais les Dieux t’accueilleront, tu auras une place de choix au cœur de la Terre ! », la voix d’Alem résonnait encore, hypnotique, dans ses pensées.
Cette horreur, son épreuve : avoir cette puanteur sous le nez, marcher dans leur pas, gravir leurs ponts, traverser leurs susplaces ; souffrir d’affronter le jour.
Cette lumière lui faisait mal aux yeux. Il ne la supportait déjà plus. Depuis combien de temps ne s’était-il pas aventuré hors du temple ? Trois ou quatre alignements ? Peut-être plus ? Il avait oublié à quel point ce monde le dégoutait, la promiscuité de ses plateformes, l’étroitesse de ses ponts, l’omniprésence des dieux d’en bas et leur regard, là, en dessous…
Agon avait recouvert ses mains de tissus, pour ne pas toucher directement la populace et attraper des maladies ou s’imprégner de leurs impuretés. Mais il était difficile, surtout ce jour, d’éviter le contact. Ils s’entassaient là, poisseux, heureux, tout ça pour cette maudite fête. Il y en avait même qui dansaient, sans doute énivrés, faisant trembler les plateformes – c’est dangereux ! En étaient-ils inconscients ?
Un Artes rondouillard en joyeux le bouscula alors qu’il abordait un large pont. Agon, surpris, perdit presque l’équilibre et s’en trouva précipité sur une jeune femme qui s’apprêtait à le dépasser. Celle-ci se détourna habillement et Agon, chancelant, finit sa course contre le garde-corps.
Le regard précipité vers l’horizon et le Ciel, il vit au loin les autres ponts, bondés. Tous ces gens avides de spectacle voulaient jouir, comme cet imbécile qui l’avait bousculé… Et en dessous, encourageant ces infamies, le Ciel et le Vide se tenaient installés, en regardant.
— Ne me voyez pas ! s’enflamma-t-il, en prenant garde de ne pas trop élever la voix. Je fais ça pour servir la Mère ! Et pour elle seulement ! Restez loin de moi !
« Sois discret, quoi qu’il arrive ! » répétait Alem dans sa tête. J’essaie !
Il se retourna. La fille aux yeux sombres et au teint pâle qu’il avait failli percuter se tenait là, impassible. C’était un être étrange, une victime du fléau d’Ironie, qui était donc bien plus infâme et repoussante que les autres. Il crut d’abord qu’elle allait lui parler, mais la jeune femme se ravisa et partit en courant, accompagnée du bruissement de toile de sa tunique de transpassante.
Agon fut soulagé d’avoir pu éviter d’entrer en contact avec l’un de ces êtres maudits.
Qu’avaient fait les orgènes ? Comment avaient-ils pu, après tant de générations, laisser naitre une enfant aussi marquée ? Mais la réponse était évidente, ces marieurs n’étaient pas des Ter, ils avaient des réalités et des préoccupations toutes autres que réparer les méfaits d’Ironie. Ils cherchaient des choses bien différentes, comme éviter les consanguinités ou limiter le nombre d’abjects. Alors, ce genre d’être à la peau trop blanche et aux yeux d’amandes ne leur posait guère problème.
Il se rappela d'une discussion de tablée avec ses compagnons. Les autres terriens disaient, à voix basses, que les orgènes encourageaient ces êtres dissemblables à se reproduire ; et ce, pour de sombres raisons de « variabilité des traits », disait-ils. En somme, travailler à briser l’uniformité du Peuple ! Bref : une insulte à la Messagère ! Mais les orgènes se fourvoyaient, bien sûr. Et heureusement, les dieux veillaient. Le transpassage allait faire le tri et Agon espérait fermement que cette jeune dissonante allait retrouver précipitée au fond du Ciel.
Le temps de se ressaisir, il reprit sa route en évitant soigneusement le groupe d’Artes dansants.
Il aborda bientôt une nouvelle susplace, elle aussi gonflée de monde. À nouveau, les odeurs du Peuple lui montèrent au nez. Transpiration, cheveux, pieds – même le fumet âcre de l’urine – le tout additionné aux parfums de vin et d’oiseaux fraichement pêchés qu’ils grillaient à la broche. Toutes ces senteurs étaient si puissantes qu’Agon avait l’impression d’ingérer directement les choses qui les émettaient. Il ne faisait pas que respirer ces sueurs, ces urines et ces vins râpeux, il les ingurgitait !
Pour éviter de vomir, il avait truffé ses gants improvisés de fleurs cueillies au temple – jasmin et lavande, principalement – puis, quand l’infection tentait de s’insérer en lui, il appliquait fermement sa main gantée sous son nez pour faire disparaître ces immondices. Mais il devait éviter de le faire trop souvent, pour continuer de passer inaperçu comme Alem l’avait exigé.
Une importante portion de la plateforme servait apparemment de salle de spectacle à Sim Mana, la vieille Vox agitée. Agon la connaissait depuis longtemps, comme tout le monde. Elle médisait déjà sur les Ter et les dieux bien avant qu’il ne transpasse. Malgré sa jeunesse et son ignorance des choses du monde, la conteuse l’énervait déjà, surtout quand elle souillait allégrement les récits religieux ou déformait, de son parlé populaire, les merveilles relatées par les prêtres.
Au milieu des enfants, elle vociférait, comme toujours, en écorchant l’histoire traditionnelle d’Attan et Pénée. Selon son habitude, elle racontait n’importe quoi juste pour fasciner la galerie, en cherchant à faire naître dans les yeux des petits et des grands quelques éclats de surprise. Elle ne se doutait pas – et eux non plus d’ailleurs – qu’elle offensait les dieux à un degré inégalable. Car elle tordait la morale, changeait la trame, modifiait les mots et raccommodait la conclusion, voire la transformait en toute autre chose ! Agon ne comprenait pas pourquoi personne ne l’avait jamais condamnée pour blasphème. Les colonnes avaient déjà exilé des gens pour moins que ça ! Alors, que faisait-elle encore là, à se pavaner en traînant toutes ses infâmies ? Furieux, il se dépêcha de quitter cette plateforme pleine d’insultes aux dieux.
Devant lui, le Dôme souplombait l’horizon de toute sa masse, l’édifice était un affront splendide aux dieux inférieurs qui, malgré leurs fracas et déchainements dans l’espoir de l’emporter, ne parvenaient même pas à l’égratigner. La structure avait traversé l’inversion, les tempêtes, la foudre et n’avait pas bougé d’un seul pied, tout autant qu’il n’affichait pas la moindre fissure. La Mère le voulait indestructible, elle le voulait inébranlable. C’était le lieu parfait pour son épreuve.
Agon n’attendait que ça. S’il pouvait d’un bond parcourir la distance, glisser sous la Terre en survolant la plèbe, il s’élancerait déjà, guidé par la Mère vers son œuvre ultime. « Bientôt… Agon… » Oui, bientôt, Alem. Quand tout serait fini, son ami l’attendrait au temple. Lui seul saurait. Et il l’aimerait. Mais pas de cet amour sale, plus bas que Ciel ; pas selon ces horreurs carnelles, les choses du corps, non ! D’un amour terrien, sublime, sur lequel on peut tendrement s’appuyer et, après l’effort, se reposer. Louer la beauté de deux incarnats qui, ensemble, communient selon Attraction et se vouent à la Mère. Oui… Bientôt… Mais, d’abord, il fallait le faire. Accomplir le geste.
Il bouscula les citoyens, ces obstacles. Il fallait avancer, dépasser l’odeur. Tant pis pour la discrétion. De toute façon, à peine passé, ils l’oublieraient déjà, ces imbéciles ! En écartant ces gens de sa route il avait l’impression d’en écarter aussi les relents. Aussi s’agitait-t-il pour mieux s’imposer, n’hésitant pas à les malmener.
Pour la déesse !
Je le fais pour toi aussi, Alem !
Un brusque tumulte vint s’ajouter à sa précipitation, comme si un nouveau mouvement se répandait dans la foule. Il y eut soudain des cris ; il y eut des bousculades. Quelqu’un courrait dans son dos. Agon le comprit aux réactions des gens et aux huées qui retentissaient. Quelqu’un se précipitait vers lui. Était-il pourchassé ? Se pourrait-il que quelqu’un sache ce qu’il s’apprêtait à faire ? L’avait-on trahi ?
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