Regards voguant — 2

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Elle l’avait regardé.

Raul en était certain. Ce genre de coup d’œil était discret mais immanquable. Qu’est-ce qu’elle peut ressembler à sa mère, pensa-t-il. Une beauté vénéneuse, presque dangereuse. Elle était de ces canons de beauté de la Cité. Grande, même élancée, la peau mat et fine, les yeux cuivrés, les cheveux bruns aux reflets dorés. Le summum de ce qu’avaient produits les orgènes pour briser les différences, et ce, avec son propre foutu patrimoine ! Ils savaient, avec leur science des croisements, que ses yeux d’azur s’éteindraient à la génération de ses enfants. C’était à présent ces même pupilles chaudement métalliques qui lui adressaient leur question insaisissable.

Raul avait l’impression d’avoir raté son évolution, comme si sa fille était devenue adulte en seulement quelques lunes. Il la revoyait encore, jeune transpassante, douce et guillerette. Avant la chute de Gaulis qui avait tout brisé. Y compris le peu de liens qui les rattachaient encore. Les suites de cet évènement lui avaient fait comprendre à quel point il n’avait aucune place auprès de Milia, cette femme avide et narcissique, et de Felna qui était presque la doublure de sa mère.

Là ! Elle l’avait une nouvelle fois regardé !

Il s’agissait d’une œillade pleine de reproches et de mépris. Le même genre que son propre père lui lançait, avant… Quand il était Réalien et qu’ils vivaient ensemble au quartier royal.

Raul se demanda soudain comment il allait faire pour affronter sa famille durant ces prochains jours. Attraction devait lui en vouloir personnellement pour avoir orchestré toutes ces rencontres. A moins que ce ne soit le Vide, ou les deux… Décidément, les salmigondis de l’Illum polluaient encore ses pensées. Ce vieux singe avait raison sur au moins un point : dieux ou pas, tout semblait s’orchestrer étrangement pour le mener en ce lieu, devant les deux femmes de sa vie. Et bientôt face à son père.

Depuis l’affaire du cadavre des tunnels, sa vie, déjà difficile, tombait d’étrangeté en étrangeté. Il avait l’impression que chaque nouvelle journée apporterait son lot d’horreurs et d'absurdités. Il se rappela de l’image de son propre visage remplaçant celui de Galyane et le son de sa propre voix, désagréable, et puis cette façon de parler… Raul

Il se rappelait de ce sentiment d’être au bord de la folie ou au cœur d'un cauchemar. Il savait que cet être absurde qui l’avait toisé ne pouvait être que de nature divine – il en avait toutes les caractéristiques : insaisissable, omnipotent, omni-sachant, capable de changer de visage comme changer la gravité à souhait –, il avait toutefois eu cette façon très particulière de l’appeler : Raul. Cet accent, cette insistance sur la première syllabe, le roulement de ce R, inimitable ; était bel et bien celui de son père, Eléas Sin. Pourtant, Raul n’avait compris cet indice déterminant que bien après son retour au monde. Les derniers mots du prétendu dieu étaient « Je te préviens, j’ai bien plus de moyens de t’arrêter que de te tuer ! Alors abandonne, Raul ! Et... Maintenant, disparais ! ». La lumière fracassante s’était alors refermée sur lui.

Il s’était d’abord cru mort, le crâne éparpillé sur la blanche susplace. Mais en réalité, son opposant avait, d’une façon surnaturelle, réussit à faire disparaitre toute visibilité en frappant le monde d’une brutale et formidable clarté. Quelques instants plus tard, Raul avait perçu quelques bruits au travers son aveuglement et senti son corps toujours debout et balayé par le Vent sur la plateforme qui oscillait doucement. Toujours là, toujours vif. Mais aveugle. Une fois disparu, l’étrange bourdonnement qui accompagnait l’ennemi avait permit à sa vision de revenir, très lentement, comme s’il venait d'être ébloui par la brusque clarté de jour – en pleine nuit !

A la limite entre réalité et impossible, il était allé s'affaler aux banquets communs qu'il venait de quitter. Dans l’impossibilité de dormir, couché dans un inconfortable sofa, Raul avait retracé cent fois l’invraissemblable scène, achoppant systématiquement sur cette façon particulière de prononcer son nom. Raul... Cela agitait de vieux souvenirs, qui s'opposaient à des images plus récentes. A un moment, il se crut fiévreux et ses idées commencèrent à s’embrouiller, avant qu'il ne s’endorme enfin.

C’est seulement à son réveil, avec l’arrivée du jour, que l’aube s’était faite sur ses idées. Il en était désormais certain, il s’agissait de la même prononciation que son père ! Ensuite tout le reste en avait découlé naturellement. Le regard, l’attitude, ainsi que la façon de construire les phrases. Tout, dans ce personnage surnaturel, lui évoquait Eléas Sin.

Le lendemain, encore endolori par sa nuit tumultueuse, il avait décidé de partir pour les palais astraux. Tombant, bien étrangement, sur sa femme et sa fille qui y partait également... Il devait bien ricaner l'Illum, dans sa grotte. Tout ceci semblait être orchestré de main de maître.

Alors, en voyant cette tablée bavarde, il se disait que s'il n'y avait eut que sa femme et sa fille, encore aurait-il pu s’y faire. Mais il avait aussi eut droit aux Aers les plus désagréables avec qui voyager. Il y avait Gilto Miir, un vieux sournois qui avait pour habitude de coller son père comme une poule couve son œuf. Affublée de son mari sans relief, pérorait l’affreuse Galena Aber, une vieille qui aimait le sensationnel comme le gourmand aime les bons plats et qui n’hésitait pas, en plus, à les saupoudrer d’ajouts croustillants, pour épicer et faire flamber les ragots ! Liliva Ren aussi, qui était réputée pour ses excès en vin et dont on soupçonnait une adoration secrète de l’oiseau-nature, sacrifiant des monceaux de nourriture pour gonfler les récoltes vinicoles. Ajoutez son époux, Fulin Voor, emprunt des mêmes travers, multipliés par deux. Puis Romie Falen, la reine des on-dit, qui bavassait sans cesse pour ne rien dire, forte de l'aura de son mari, ex-Assemblaire qui surenchérissait sur chaque mot de sa femme. Et enfin la famille Goor, qui tiraient soi-disant leurs quatre gamins loin des affres de la Cité, en kidnappant au passage deux ou trois précepteurs de qualité, pour leur propre intérêt. Révoltant. Mais qui pouvait dire non à la cousine du général ?

Raul ne comptait même pas les autres Aers gonflés de Vent qui étaient partis dormir, ne supportant pas les tangages incessants de la voile. A moins que ce ne soit leur peur de voir le navire tout bonnement tomber, rappelé par le Vent ou quelque dieu vengeur. Ceux qui, inquiétés par les récentes nouvelles des frontières, jugeaient que comme une voile s’était récemment abimée dans les nuages – apprenant naïvement que c’était possible ! –, se disaient que leur vaisseau risquait de sombrer également, les exposant, de fait, à l’imminence d’une mort certaine. Ceux-là, songea Raul, ne reviendraient probablement jamais des confins…

Quelle triste troupe, trouva-t-il, d’autant plus que leurs conversations respiraient la suffisance crédule des dirigeants qui n’avaient jamais vraiment dirigés et croyaient avoir leur mot à dire sur chaque élément de l’administration de la Cité, comme autant de Reines improvisées. Et ça se targuait de savoir comment régler les révoltes intestines ; et ça chantait des louanges creuses à l’endroit d’une Reine décrépite ; et ça bavait des avis sur chaque chose : des Artes et leur gestion « catastrophique » de la Forge, aux Inter soignant mal la goute de vieux Aers périmés, en passant par les Vox et leurs fausses notes ; et ça dictait les actions à mettre en œuvre pour régler une bonne fois pour toute le « problème » sans-caste…

Un ramassis de conneries dont Raul se demandait lui-même pourquoi il se forçait à les subir. Mais, au fond, il savait pertinemment la raison de sa présence ici. Felna.

Il voulait l’entendre, il voulait savoir l’adulte qu’elle était devenue, savoir ce qu’elle pensait, disait, ce à quoi elle réagissait. Car sa fille – dont les yeux venaient à nouveau de croiser les siens – respirait l’intelligence. Mais laquelle ? Celle : sournoise, manipulatoire et égocentrique de sa mère ou la sienne : analytique, subtile et au service des autres ? La même également – mais dans une toute autre mesure – que celle de son propre père. Au fond de son siège, Felna gardait effrontément le silence, ne voulant apparemment pas participer, sinon de très loin, à ces conversations sans reliefs.

Peut-être fallait-il la provoquer ? Lui donner matière à réagir ? Raul se lança. Aux propos abscons de Galena Aber, qui était de ceux qui imaginaient que derrière le mur il y avait l’équivalent d’une petite meute de singes avides de lui chiper quelques victuailles, il rétorqua, fort de sa connaissance du terrain, reconnue de tous, qu’elle se fourrait le doigt dans l’œil. Il savait que la donzelle allait se vexer, mais c’était bien l’idée, mettre un peu le feu au débat et surtout, il voulait faire une expérience. Et c’était l’occasion de la tenter enfin. Si beaucoup de ces Aers savaient se targuer de mille et une chose, il y en avait bien une dont ils ne se vantaient pas : leur propre crédulité. Ils n’avaient aucune forme de recul, vivant cloitrés dans les magnifiques quartiers royaux à rêver le monde plutôt qu'à le vivre. Raul se demandait toujours jusqu’où ils seraient prêts à gober ce qu’on leur disait. Il verrait alors qui réagirait. Leurs réponses, comme leurs regards, en diraient long !

Rebondissant sur la thématique de l’eau, il leur concocta une histoire bien tirée-par-les-cheveux, on ne peut plus caricaturale et frôlant le ridicule : Les Sans-castes, ces pauvres bougres, devaient boire la pisse d’un monstre mythique pour subsister. Qu’avait-il à perdre ? Au pire, on le traiterait de malotru en lui intimant de sortir. La belle-affaire ! Une fois sa phrase lancée, il eut du mal à retenir ce qui aurait fini en un grand éclat de rire devant les pochtrons des banquets communs. Mais il parvint malgré tout à garder son sérieux.

L’accueil se fit d’abord dans un silence inquiétant. Peut-être n’étaient-ils pas si crédules, après tout ? Puis lentement les visages se déformèrent, affichant des mines dégouttées, qu’il trouva très drôles. Enfin, les rires gênés éclatèrent enfin et les propos méprisants explosèrent.

Affichant une feinte connivence, Raul sourit à ces idiots qui avaient gobé chacun de ses mots, malgré son intonation farceuse. Même l’ex-caporal, alors qu’il avait passé plusieurs alignements derrière la frontière, riait, affichant un air de « celui qui savait, mais qui n’osait pas en parler ». Galena se gargarisait en pinçant la cuisse de son mari, Liliva cachait ses yeux rougis derrière ses gants, honteuse ; les enfants Goor se bouchaient les oreilles, emboitant le pas à Romie qui faisait de même. Par contre, sa femme, Lilia, moins sujette à la fatuité, avait compris la supercherie, mais se retenait pourtant de parler. Raul savait que ce n’était que partie remise et qu’elle l’attaquerait bien plus tard. Enfin, il y avait Felna, toujours sur son siège, toujours silencieuse, les joues légèrement roses, qui pipait mot. Au moins elle avait compris ! Ça ne faisait aucun doute, toute son attitude le criait. L’honneur est sauf, pensa-t-il. L’intelligence des membres de sa famille semblait préservée. Milia n’en avait finalement pas fait une sorte de pouliche décérébrée.

Les conversations partirent ensuite de plus belle. On le questionnait pour pêcher les croustillants détails : comment les maudits sans-castes obtenaient-ils cette infâme urine ? Ne souffraient-ils pas de boire un tel poison ? Était-ce donc l’origine de leur malignité ? A quoi la créature ressemblait-elle, que voulait-elle, où était-elle ? Était-il vrai qu’elle était originaire d’Outre-Ciel ? Mais dans ce cas de quel dieu descendait-elle… Tout un ramassis d’idioties auquel il s’amusait à répondre très sérieusement, comme s’il en savait long et pouvait proposer des hypothèses solides.

Pendant qu’il inventait des réponses qu’il trouvait lui-même très bonnes, il voyait Milia de plus en plus s’assombrir. Elle n’aimait pas que le centre d’attention lui échappe. Raul comprit qu’elle allait bientôt frapper. Elle le fit subtilement, comme d’habitude, sans élever la voix, calmement, et avec l’habituelle grâce qui la caractérisait. Le reproche porta sur le fait de donner trop d’importance aux sans-castes. La riposte indirecte serait le lit de son argumentaire, Raul connaissait trop sa méthode pour l’ignorer. Si elle n’avait pas été aussi revêche et désagréable, et si seulement elle avait été un tant soi peu capable d’amour, Raul aurait pu l’aimer. Mais elle ne chérissait que les intrigues.

Connaissant la chanson par cœur et toujours aussi amusé, Raul voulut jouer sur le même terrain. Une petite lutte de caressante hypocrisie en lieu et place d’une belle nuit enflammée, il ne disait pas non. Il se fit séducteur, presque amoureux dans ses répliques, n’hésitant pas à invalider les arguments guerriers de sa tendre épouse, qui fulminait intérieurement, tout en affichant son plus doux visage. La joute se fit incisive, les regards se tendaient, comme l’expression des corps. Lilia devenait émotive et peinait à le masquer. Il fut surpris, assistait-il à une forme de plaisir, ou plutôt de tension, chez son épouse ? Se pouvait-il que l’émotion de la polémique éveillait quelque excitation – corporelle – chez sa femme ? Le débat pouvait-il faire sauter sa froideur ?

Sous les regards avides des convives fascinés, Raul rétorqua un énième argument et comprit, au rougissement de ses fières et frémissantes joues, que ce débat se révélait ébat ! Il la tenait ! Bientôt elle sortirait de ses gonds et quitterait la table. Furieuse en apparence, mais émue au plus profond.

Il irait alors la rejoindre.

Pendant une nuit, ils se retrouveraient enfin. Il retrouverait la femme qui, à ses seize alignements, faisait vibrer de ses cris les ancrages de leurs appartements. La fougueuse qui, dès le lendemain, riait au nez des Aers qui se détournaient, gênés. Celle-là n’était peut-être pas morte, finalement. Juste cachée. Après avoir peaufiné la suite de son intervention, il s’apprêta à lui assainer le coup fatal.

C'est alors que Felna commença à parler, à voix haute, alors qu’il ne s’y attendait plus. Elle rebondissait justement sur le débat que les autres essayaient de clore. Elle ne s’adressa ni à sa mère, ni à lui, mais proposa un avis qui n’était pas dénué d’intérêt. Délaissant les élans coléreux de sa femme, il se laissa emporter par cette construction prometteuse. Il ressentit même un peu de fierté. Sa fille semblait voguer au-dessus de la mêlée. Aurait-elle quelques ambitions, se pourrait-il qu’elle veuille devenir membre de l’Assemblée Aers ? Tout le monde était suspendu à se lèvres. Chose qui déplut fortement à Milia, encore verte de leur altercation passionnelle. Elle attaqua. Raul comprit que Felna allait bientôt essuyer la foudre qu’il avait lui-même provoquée.

Vu l’éloquence inattendue de sa fille, il estima qu’elle allait probablement s’en sortir et qu’elle devait être bien plus habituée que lui aux attaques de cette furie. Mais c’était sans compter sur la colère de Milia, qui avait apparemment décidé que leur fille n’allait pas s’en tirer à si bon compte. Le dévoilement était son arme, elle frappa. L'insolente voulait devenir Réalienne. Sa fille... Réalienne ?

Felna parut foudroyée. Pendant un instant, il crut même qu’elle allait à son tour dévoiler des secrets honteux et surtout croustillants sur sa mère. Pourtant, si les mots étaient près à sortir, ils restèrent au bord de ses lèvres. Milia triompha. Quand Raul voulut intervenir, sa fille, fier comme une Reine, quitta brusquement la salle.

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