Rêves tronqués — 2
J’étais une femme. Une mère. J’avais beaucoup d’enfants, je ne savais même plus les compter. Tout le monde me disait d’arrêter de procréer, qu’ils finiraient par me submerger de leurs demandes. Mais je ne parvenais pas à m’arrêter.
Ils poussaient dans mon ventre, comme des maladies, ils me dévoraient de l’intérieur.
Il fallait, pour me guérir, me percer la peau, en évacuer l’horreur. Mais j’avais trop peur, et mes enfants également. Et je préférais me laisser mourir…
C’était son premier jour complet à l’extérieur. L’air prenait une saveur ample, trop détaillée ; la lumière se faisait offense. Le frappant, perforante. Bane avait mal à la tête.
Ulri se tenait à proximité, paré à toute éventualité. Il s’attendait à ce que l’Artes tente de fuir ou pire, de se jeter au Ciel.
— Ce n’est pas beau… murmura Bane, contemplant l’horizon.
Ulri ne pouvait pas le contredire. Même s’il avait grandi dans l’enclave, il reconnaissait que le Cité présentait une harmonie que ces lieux ne possédaient pas et ne posséderaient probablement jamais.
— Tu as raison. Mais est-ce que, pour autant, cet endroit doit disparaître ?
— J’imagine que non, fit Bane en levant les yeux vers le paysage surplombant.
L’enclave n’était qu’une parcelle du gigantesque territoire sans-caste. Ici, le plafond s’invaginait, convexe. Les grappes de maisons suspendues correspondaient à un empilement d’absurdités géométriques que n’importe quel ingénieur débutant – non, en fait n’importe quel citoyen – aurait jugé d’une instabilité notoire.
Il s’étonnait que l’ensemble puisse se tenir durablement accroché au monde. La roche avait-elle quelques particularités structurelles, voire une forme de solidité inédite ? Cachait-on des boucles d’ancrage fermement enracinées dans ce magma urbain ? Mais alors d’où venaient les graines-amorces qui les avaient produites ?
« Comment tout cela tient-il ? » interrogea l’Artes.
— J’imagine que pour toi, futur ingénieur, toutes ces constructions semblent bancales, dit doucement Ulri en se postant à ses côtés. Ne vois-tu pas que les dieux sont avec nous ? Sinon comment tout cela tiendrait-il, effectivement ?
Bane soupira et laissa son regard se perdre dans le lointain, par-delà les territoires sans-caste, sous l’horizon inversé.
— Vous n’avez pas d’incarnat…
— Mais alors, l’ami ! intervint vivement Ulri, pourquoi vivons-nous ? Pourquoi Armina Told, une Ter, a pris la peine de m’adopter, m’enseigner et me former aux arts ? Pourquoi les dieux, dans leur toute puissance, ne nous ont pas encore frappés, si nous sommes les monstres que tu penses ! Ces structures bancales pourraient facilement être balayées par des tempêtes, non ? Pourtant elles frappent, comme chez vous, et nous sommes toujours là ! Sans Forge, sans temples, sans palais ! Sans Reine, sans gardes et sans castes…
Bane laissa sa tirade s’épuiser dans le Ciel. Il n’y avait rien à répondre.
Ciel… Aide moi…
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Je crois que j’étais blanc. Mais le monde, lui, était coloré.
J’avais honte de mon aspect. Je me couvrais alors de vêtements aux couleurs vives, pourtant tout le monde ne voyait que mon horrible blancheur de mort.
Je savais où il fallait trouver ce qu’il me manquait, mais un colosse gardait l’entrée. Il était monstrueux, difforme… Et derrière lui se trouvait le salut, la solution à ma condition d’abject.
J’ai lutté, sans cesse, j’ai combattu, frappé, mais rien n’y faisait.
Puis Messagère m’a parlé et j’ai compris qu’il fallait procéder autrement.
J’ai regardé la bête… et je l’ai traversée, comme s’elle était sans substance. Elle m’a laissé passer.
Quand la porte s’est ouverte, je me suis réveillé…
— Viens avec moi ! avait dit Ulri, une fois l’infâme tambouille matinale achevée. Je vais te montrer quelque-chose !
Ils filèrent, main dans la main – un contact que Bane n’accepta qu’à contre cœur – vers une zone lointaine dans l’enclave. Les sans-castes les regardaient passer, certains saluaient Ulri comme s’il avait une certaine renommée ; si l’Artes se doutait que son camarade était quelqu’un d’important, il le constatait à présent.
Il était inutile de l’interroger en chemin. Bane savait pertinemment que le jeune homme ne lui répondrait pas. Ulri ne parlait que quand ça l’arrangeait, lui.
Il voyait tout cette misère s’étaler sous ses yeux. Marchant sur des ponts qui tenaient au plafond à la grâce des dieux, il vit de plus près ces maisons juchées entre la roche et l’air, ces surports alambiqués, tout juste équilibrés, d’où partaient des assemblages impossibles de passerelles tantôt en bambou tantôt en corne – dont on se demandait bien d’où elle provenait –, parfois même en métal, ce qui était un comble ! Le tout bravant un Ciel indulgent, offrant son bleu terne et placide des bons jours.
L’ambiance était au calme, les gens devisaient – contrefaits, vieux avant l’heure, et sales, mais aimables entre eux – aussi cordiaux que les citoyens arpentant des susplaces sous les regards bienveillants des pontiers.
Bane repensa soudain au Dôme. Son arène inversée splendide, formidablement distante, contemplant sa pâle et pitoyable copie en contrebas. La Cité et ses citoyens auraient pu toiser de la même façon ce monde mal-fichu, déséquilibré et dangereux.
Ils arrivèrent devant un bâtiment suspendu, en corne, mais pas uniquement. Ce devait être au départ une plateforme classique : une large surface tissée de corne et suspendue à des câbles de même matière, l’ensemble étant fixé à des surports fermement ancrés aux roches surtenantes. Ici, la particularité résidait en ceci que cette susplace avait été recouverte d’un assemblage de bambou formant une coupole percée de fenêtres hautes, empêchant d’en voir l’intérieur.
Bane se demanda d’où pouvait provenir tout le bambou qu’il voyait ici. Se pouvait-il que les sans-castes le cultive ? Y aurait-il d’autres forêts en plus des celles situées à l’Est de la Cité ?
— Arrête de t’interroger sans cesse, l’ami, intervint subitement Ulri. Vit les choses. Sens-les !
— À quoi vois-tu que je me pose des questions ? osa vivement lui demander Bane.
Il ne supportait pas qu’Ulri le prenne ainsi au dépourvu, comme s’il pouvait lire en lui. Il eut presque honte d’avoir une telle transparence, ayant l'impression qu’il ne pourrait jamais rien lui cacher.
Pour une fois, son camarade accepta de lui répondre – sans doute que pour une fois cela devait l’arranger, pensa Bane.
— Quand tu réfléchis trop, ton Vent s’incurve et s’isole, fit-il, simplement.
— Mais quel Vent… ?
— Tais-toi, et viens ! fit le sans-caste en s’engouffrant avec lui dans l’étrange bâtiment.
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