Ce qu'Ironie fait des rêves — 2 (V2)

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 Le petit groupe se dispersa, tous têtes baissées. Bornu regarda une dernière fois Aris, l’air de dire « Bonne chance », avant de disparaître dans le bordeCiel ambiant.

— Allez bouge, claqua Feraes, en se mettant en marche, tout en le regardant du coin de l’œil. T’es quoi au fond ? Un petit Inter ? Même pas un Aers ou un Ter… Ironie est grande ! Oh, fais pas l’étonné. J’ai entendu parler de toi. C’est pas parce qu’on est paumés dans les confins qu’on ne sait rien de la Cité. On l’apprend juste en retard ! Je sais que toi et l’autre, vous êtes passés juste avant l’apparition de l’Inversé. Mais je vais te dire une bonne chose…

 « Gare ! » cria quelqu’un juste avant qu’une poutre en corne harnachée à un câble passe brusquement devant eux. Feraes l’évita de justesse.

— Attention, Vidés cons ! cracha-t-il vers les hauteurs, avant de revenir à Aris. J’disais : j’vais t’avoir à l’œil ! Comme de tout ce qui me paraît louche sous ce plafond.

 Côté Terre, des voix crièrent « Désolés, Féfé ! ».

— Vos gueules, c’est pas Féfé, pour vous ! leur hurla-t-il en réponse, avant de reprendre. Et un petit mec qui réchappe à un dieu incarné, c’est très louche, tu vois. Alors j’vais bien te tenir à l’œil. Comme c’te poutre ! Pire que l’œil solaire, pire que l’oiseau-justice, tu m’auras sur le paletot à longueur de journée. Et quand ce sera pas moi, ce sera…

 Le reste, que du Bla-bla… Aris, habitué aux longues tirades de son père, savait comment faire semblant d’écouter. Il se contenta de le suivre, en acquiesçant. Il observait. Le camp avait quelque chose de vivant et d’agité. Surtout de dangereux. L’activité y était telle, qu’il fallait être attentif à tout. Il fallait sans cesse éviter de se prendre l’un ou l’autre cordage, tendu au petit bonheur, ou de se cogner aux poutrelles que des grues déplaçaient sans se soucier de heurter qui que ce soit. Éviter aussi les arpenteurs pressés, qui allaient en tous sens, autant horizontalement que verticalement, car certains descendaient parfois en rappel depuis le plafond sans prévenir personne.

 C’était assez fascinant, car, malgré le côté brouillon de l’ensemble, il ne semblait y avoir aucun accident. Tous se débrouillaient avec ces constants inconvénients, comme s’ils faisaient partie intégrante de leurs existences et qu’ils ne les remarquaient plus vraiment.

— Ouais, ça, c’est l’camp, gamin. C’est moche et, en même Temps c’est beau, clama Feraes, captant son regard. Bravo ! C’est ta vie maintenant ! On t’a parlé de l’Envers : du monde des dieux ? Et bien, ici, c’est l’Envers des criminels ! Fils d’Ironie, on y vit en harmonie, puis on y crève par dysharmonie ! Un instant d’inattention et c’est bonjour le Ciel. Mais, tu verras, le Ciel deviendra ton ami, à force — si tu crèves pas vite.

 Quel connard ce Féréas. C’était encore le genre de personnage qui voulait prendre l’ascendant en faisant peur, comme les Aers et les Ter, ce qui avait le don de l’énerver prodigieusement.

— Oui, à force… reprit-il.

— T’essaies pas d’m’embobiner en répétant c’que j’dis ! coupa le vétéran. C’est moi qui cause, petit fils d’Ironie. Maintenant, viens ! J’vais te montrer ta couche !

 Ils arrivèrent sur une susplace qui semblait prête à tomber d’un instant à l’autre. La tente indiquée par Féréas n’avait de tente que le nom, en réalité, il n’y avait là qu’une toile, tendue entre des câbles de surtènement et des piquets, qui ondulait agitée par le Vent. Des arbitraires poteaux partaient quelques hamacs troués qui s’accrochaient à ce qu’ils pouvaient.

— Mona est tombée au grand Ciel avant-hier, la place est libre. J’ai veillé à ce que tes futurs camarades de couche soient vigilants ! Ils me rapporteront tout ce que tu fais. T’as pas intérêt à moufter, parler à l’invisible ou invoquer des trucs. On t’a tous à l’œil !

— Merci bien, fit Aris.

— Me remercie pas, faux-cul ! Et v’là ta malle. T’y mettras tes saloperies. Et espère pas de clé…

 Aris sentit les larmes monter. Mais il se garda bien de les laisser sortir. Il faudra devenir dur et sans émotion pour survivre ici.

— Traine pas, on n’a pas fini ! Maintenant, tu vas rencontrer le Capitaine. Allez, bouge !

 Aris le suivit à contrecœur jusqu’à une large susplace en plein centre du camp, les lieux étaient recouverts d’une sale poussière qui donnait l’impression de s’infiltrer même sous les vêtements. Ils passèrent par la plateforme où les arpenteurs s’exerçaient. Elle était jonchée d’outils qu’il n’avait jamais vus, des genres de lanceurs, des ceintures avec des sangles et des graines-amorces, qui ici semblaient n’avoir rien de précieux. Il y avait une quantité incroyable de cordes, dans lesquelles il fallait éviter de s’emmêler les pieds. Elles allaient se perdre en contre-haut dans des poulies et de surports fixés au plafond. Plusieurs arpenteurs les remontaient avec agilité, ralliant les roches comme des araignées grimpant leur toile.

— Les arpenteurs, en action ! valida Feraes, en suivant son regard. Ceux-là, ce sont les lève-tôts, que j’les appelle ! — C’est bien les gars ! — Tu l’as vue, c’te femme-là ? Fell… Tu l’as vue tout à l’heure, c’est aussi une qui s’accroche depuis un bail, ici. Elle est même là depuis plus longTemps que moi ! N’importe qui aurait demandé de réduire les sorties, mais elle, tu vois, elle préfère bouffer de la roche ! Elle te susplante cinq pylônes quand les autres ils t’en mettent qu’un seul. Elle veut trouver le bout du monde ! Et les deux qui l’accompagnent, ils sont là que depuis peu, mais tu peux être sûr qu’en traçant derrière celle-là, ils deviendront des as de l’arpente en un rien !

 Aris observait avec attention leur façon de procéder. Ils escaladaient d’abord les cordages pour atteindre l’aplomb, ensuite ils se suspendaient aux cordes horizontales pour avancer jusqu’au prochain pylône. Parmi ces structures, omniprésentes, certaines surtenaient des plateformes plus petites qui devaient probablement servir à se reposer. Ce genre de parcours ne lui semblait pas insurmontable. Juste très fatigant. Mais il pourrait le faire.

— Tu verras, ça à l’air dur comme ça, mais en fait, ça l’est encore plus ! s’amusait Feraes. Allez, on reprend ! La tente du capitaine est juste devant, et tes petits camarades sont déjà là. Regarde leurs gueules. Font pas les fiers !

 Bornu l’accueillit d’un regard tragique. Slea, indifférente, contemplait l’ascension des arpenteurs et les deux autres laissaient leur regard se perdre dans la corne tressée qui se trouvait sous leurs pieds.

— Que Terre te porte, capitaine ! Voici les nouveaux ! fit Feraes en écartant la toile qui faisait office de porte d’entrée au pavillon.

— Entrez, fit une voix de l’intérieur.

 Leur petit groupe pénétra dans la tente. Derrière l’ample tissu, Aris découvrit une salle qui avait tout l’air d’une chambre de citoyen d’importance. Il y avait, au centre, un bureau en corne monté sur des tréteaux de bambous. Près du plus large mur de tissu, un hamac de grande proportion, tissé de fil rouge et doré, promettait des nuits comme Aris n’en avait plus eu depuis des lunes. Dans un angle, de petites gravures suspendues et de statuettes exposées sur des coffres en corne ; rappelaient de grandes figures religieuses. L’espace était parcouru de draperies multicolores, qui dansaient avec les courants d’air. À une extrémité, jouxtant un miroir — un vrai, chose rare — plusieurs tonneaux d’eau étaient posés, sans doute destinés autant à la consommation qu’aux libations. De l’autre, il y avait une statue complexe représentant un enchevêtrement d’êtres divins. Les dix divinités, dansant ensemble, comme aux origines. Une véritable œuvre d’Art qui devait probablement permettre à l’Aers de sacrifier et suivre le culte en toute intimité, sans devoir se mêler aux vulgaires arpenteurs qui sacrifiaient aux autels du camp. Des parchemins enroulés trainaient un peu partout, certains étaient agrafés à la toile du pavillon et d’autres s’étalaient sur le bureau, plus importantes sans doute, ou plus d’actualité.

 L’Aers se tenait devant l’un d’entre eux, criblé d’annotation et de dessins, qu’il observait avec attention. Ça ressemblait à un genre de carte, au centre de laquelle tournait une spirale.

 Le Capitaine affichait un air grave qui semblait être son expression naturelle. Sa barbe était taillée avec rigueur et masquait sa bouche. Ses yeux ne fléchissaient pas, ne clignaient pas, et le regardaient calmement. Aris se sentit tout petit.

— Bienvenue, exilés, fit-il, laconique.

 Personne n’osa répondre. Il était clair que rien de ce qu’ils pourraient dire ne l’intéresserait. Il s’écarta de la grande carte et quitta son bureau avec une lenteur calculée. Prestance typique des Aers, sauf que lui en imposait vraiment. Il avança posément, presque méthodiquement, vers un meuble situé près de l’autel aux dieux emmêlés.

— Je suis Arche Fenan Aers. dit-il calmement, en ouvrant un tiroir du meuble. Vous m’appellerez capitaine.

 Il en extirpa un objet de forme oblongue, surmonté d’un cercle qu’Aris reconnut facilement.

— Un sceau, murmura-t-il, comprenant ce qui allait se passer.

Bornu regarda alternativement le capitaine, ce qu’il tenait, et Aris.

— Quoi, quel sceau ?

— Suivez-moi, leur intima le capitaine en sortant du pavillon.

 Feraes, qui s’était entreTemps posté derrière eux, ne laissa place à aucune hésitation.

— Vous avez entendu le capitaine ! Dehors !

 À l’extérieur, les arpenteurs, nombreux, avaient des expressions mélangées. Aris n’aimait pas ça. Pas du tout. Ça lui rappelait un peu trop son procès aux Colonnes. On les rassembla sans ménagement devant un brasero sculpté qui représentait l’oiseau-flamme.

— À genoux ! leur jeta une femme en arrivant de derrière la tente.

 Ils s’exécutèrent, à l’exception de Chinet qui resta debout, avec défiance. Celle qui avait parlé frappa l’arrière de ses jambes en lui criant « À genoux ! ». Il se retrouva à son tour au sol. Qu’est-ce qu’il imaginait ?

 Le capitaine ne perdit rien de la scène, mais n’eut aucune réaction. Il attendait simplement que tout soit en place. Le feu crépitait doucement, éclairant les arpenteurs. Quelques oiseaux passèrent, entamant l’ambiance. La voix du seul Aers du camp résonna.

— Devant les dieux, vous devenez aujourd’hui arpenteurs. Telle sera votre trajectoire sous Attraction, désormais. Ce nouveau glyphe marquera votre front jusqu’à ce que Ciel vous rappelle.

Aris se sentait de plus en plus mal. Sa mâchoire recommençait à le lancer, comme pour lui rappeler son jugement. Les dieux, que leur avait-il donc fait pour mériter tout ça ? Il se tourna vers les autres, alignés devant le feu, comme lui. Bornu pleurait, sans oser comprendre. Chinet fermait les yeux. Rigal serrait les dents et Slea se tenait droite et fière, prête à affronter l’épreuve. Aris, le front encore endolori de son scellement d’Inter, se préparait comme il pouvait.

 L’Aers planta l’extrémité du sceau dans les flammes. Il le fit sans cérémonie, comme on plante un couteau dans la viande. Bornu commença à gémir.

— Les dieux vous regardent, soyez forts, continua le capitaine en arrivant devant Aris.

 Il dévisagea le personnage. C’est donc lui qui allait présider à sa vie pendant les quatorze prochains alignements. Aris lui présenta son front. Comme pour le transpassage, mieux valait en finir, rapidement.

— Commence, dès aujourd’hui, à réparer tes erreurs, lança le capitaine, en appuyant le cercle incandescent sur son glyphe.

 Aris s’efforça de serrer les dents tout en retenant sa respiration pour éviter de hurler. La sensation de brûlure s’étendit progressivement au reste de son visage. Ses paupières se serrèrent en même Temps que sa bouche, son cou, ses mains. Il n’allait pas crier, il ne ferait ce cadeau à personne, pas même aux dieux. Dur et sans émotion ! se répétait-il en boucle, tandis qu’une odeur de viande grillée lui venait aux narines. Dur et sans émotion !

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