Dès qu'elle entendait quelqu'un dire que l'argent ne faisait pas tout, Freja Hansen tirait deux conclusions sur cette personne. Primo, elle n'avait jamais connu la pauvreté. Secundo, elle n'avait même pas une vague idée de la question. Freja vivait dans la misère, et ce depuis quinze ans, soit toute son existence. Elle avait donc une idée plus que précise du sujet. S'habiller dans les friperies, se nourrir avec ce qu'on trouvait dans les banques alimentaires... Et quand une opportunité, même minuscule, se présentait d'échapper à cette vie où tout n'était que recyclage, jusqu'aux draps usés qui devenaient des rideaux, on la saisissait sans hésiter.

C'était d'ailleurs bien l'intention de Freja l'après-midi où Anna Omsen débarqua dans sa vie. Si la sublime Honda Accord gris métallisé, dans un état irréprochable, n'avait pas soufflé à la jeune fille qu'Anna n'était pas de Brønnøya - la voiture étincelait carrément ! -, la plaque d'immatriculation lui aurait appris qu'elle venait de Floride.

Tout comme ses vêtements tendance et sa coiffure à la mode - cheveux rouges coupés court et savamment décoiffés - l'auraient renseignée sur son milieu social, aisé. La jeune femme descendit et, une main posée sur la hanche, interpella Freja :

— On est bien à Storeslått ?

Avisant alors seulement les obstacles installés sur toute une portion de route, elle se renfrogna.

Ce parcours était la fameuse clé pour échapper à la vie de misère que connaissait Freja. Ou plus simplement, pour quitter Brønnøya. Des objets hétéroclites - couvercles de poubelles, abattants de WC cassés, seaux, bouées et gilets de sauvetage déchirés - remplaçaient les cônes que n'importe quel autre adolescent (qui aurait eu un peu d'argent) aurait utilisés pour s'entraîner. Freja avait prévu de slalomer et de dribbler entre les obstacles pendant une heure minimum. Les essais pour l'équipe féminine de football de l'île auraient lieu d'ici quelques mois, et Freja l'avait décidé : elle serait recrutée comme milieu de terrain. Une vrai comète sur le gazon ! Une joueuse à la dextérité inégalée, promise à un avenir brillant ! A elle la bourse universitaire... Dans l'immédiat, cependant, la voiture d'Anna lui barrait la route. A moins que ce ne soit l'inverse. Question de point de vue.

Freja confirma qu'on était bien à Storeslått, mais n'esquissa pas le moindre geste pour débarrasser la chaussée. Elle ne voyait aucune raison de le faire. La rouquine n'était pas chez elle, et si elle voulait profiter de la vue - qui ne valait pas grand-chose, soit dit en passant -, elle n'avait qu'à se bouger les fesses et marcher jusqu'à l'océan.

Poussant le ballon de foot devant elle, Freja se dirigea vers une lunette de WC brisée en exécutant une feinte adroite pour esquiver des défenseurs imaginaires. Elle s'apprêtait à faire une passe pour contourner un couvercle de poubelle lorsque Anna l'apostropha à nouveau :

— Hé ! Désolée... Pourrais-tu me dire... Je cherche Baldur Hansen.

Voyant que Freja s'arrêtait pour jeter un coup d'œil par-dessus son épaule, Anna ajouta :

— Tu le connais ? Il est censé habiter ici. Il a une clé pour moi. Je suis Anna Omsen... j'aurais dû commencer par me présenter.

Récupérant, sans se baisser, le ballon d'un coup de pied agile, Freja soupira. Bien sûr qu'elle connaissait Baldur.

C'était son père. La dernière fois qu'elle l'avait vu, il testait cinq variétés de bière, toutes d'origine artisanale. Il les avait alignées sur la balustrade de la véranda malgré le froid de ce début de février, pour pouvoir admirer la mousse qui les couronnait avant de les siffler d'un trait. Il les brassait dans une remise située sur sa propriété, qu'il barricadait toujours comme s'il s'agissait du Fort des Fjords.