C’est terrible de se sentir insignifiante à ce point. Moi ou un autre… Le hasard. Je prends conscience que ma vie ne tient à rien, simplement à la rapidité avec laquelle je réussirai à remplir ces sacs de billets de banque !

Devant cette fureur, j’en viens à me demander s’il reste une once d’humanité dans l’âme de ce monstre. À en douter, si je me fie à son comportement bestial. Mais comment on peut en arriver là pour de l’argent ? À ne plus respecter les autres ? À ne plus respecter la vie ? Il ne plaisante pas, ça, j’en suis certaine ! Il n’y a qu’à voir le reflet de colère qui passe dans ses yeux.

La peur au ventre, je me relève tant bien que mal, vacillante. Mon souffle, toujours court et rapide, me donne l’illusion d’être saoule. Sans la ramener, je ramasse les sacs et, en titubant un peu, je m’approche des coffres. Sans sourciller, je commence à les remplir gauchement de liasses qui doivent certainement représenter plus que tout ce que je pourrais amasser dans toute ma vie !

— Voilà qui est mieux ! me félicite-t-il, suffisant.

Sa réplique sonne plus comme une menace qu’un réel compliment. Terrorisée, mon regard balaie la pièce avec hésitation, mais étrangement, il semble toujours revenir sur cette arme pointée sur moi. Une fois les sacs pleins et les coffres quasiment vides, ses doigts empoignent à nouveau mon épaule pour me ramener à lui par la force. Je n’ai pas retrouvé mon souffle que le flingue a déjà repris sa place, le canon fermement pressé contre mon crâne douloureux par la chute. Concentré, il jette un bref coup d’œil à sa montre, puis fait un signe de tête à ses complices qu’ils interprètent comme un signal. Pour tout acquiescement, ils lui rendent son geste, respectueux.

Aussitôt, il me pousse avec fureur vers le hall d’accueil, abandonnant le directeur et les deux autres gars qui ne mettent pas longtemps pour nous rejoindre, les sacs pleins à la main. Vu qu’ils sont seuls, j’en conclus qu’ils ont enfermé le pauvre homme dans la salle des coffres vide. À peine arrivés, je remarque les rideaux de fer abaissés, conférant une sensation de malaise… Qu’est-ce qu’il fait sombre ici ! Le silence est toujours de mise et comme tout à l’heure, seuls quelques gémissements de personnes empreintes à la panique résonnent. C’est fou ce que ces sons étouffés peuvent apparaître préoccupants. Quels connards ces mecs à agir en se foutant pas mal des pauvres gens qu’ils traumatisent, alors que la plupart sont probablement sans le sou !

Je déteste ces espèces de brut qui se sentent pousser des ailes parce qu’ils sont cinq et ont un flingue à la main ! Les sourcils froncés, je leur lance des œillades meurtrières, même si j’ai conscience qu’ils n’en ont que faire de ma colère. Mon assaillant crie un « on se replie » sonnant à mon oreille comme une délivrance prochaine. Enfin ! Leur départ imminent, mon calvaire touche logiquement bientôt à sa fin. Ils ont déjà leur fric, ils ne leur restent plus qu’à filer avec et à me laisser parmi les autres otages, couchés sur le sol grisonnant.

C’est alors qu’une sirène me sort de ma rêverie. Dans un sursaut qui agace visiblement le braqueur arrimé à mon cou, je fixe à travers les grilles. Je ne m’étais pas aperçu, mais la rue se trouve remplie de voitures de police. Les lumières des gyrophares donnent l’illusion de danser dans la clarté descendante de la soirée. À voir l’agitation extérieure, les flics ont déjà annexé tout le quartier et sont prêts à intervenir. Étrangement, les cinq braqueurs ne paraissent pas le moins du monde gagnés par le stress. À les observer, il offre le sentiment que tout se déroule à merveille. Le « on se replie » agit comme un détonateur auprès des quatre complices qui se regroupent. Méthodiquement, ils se répartissent les charges de sacs pleins, tandis que le gars contre moi reste stoïque, le visage impassible, concentré sur ses acolytes.

Je m’attends à tout moment à être balancée parmi les autres captifs. Pourtant, un mauvais pressentiment me gagne. Et si tout n’était pas encore terminé pour moi ? En théorie, je ne lui suis plus d’aucune utilité, alors, pourquoi ne me relâche-t-il pas ?

Mon agresseur ne bouge plus depuis plusieurs minutes quand le premier coup du clocher annonçant dix-huit heures agit comme un détonateur. Soudain pressant, il leur jappe « C’est l’heure, il doit être là ! ». Tel un déclic, tous soulèvent leur fardeau pour déguerpir en courant dans le fond de la banque. Tous, sauf celui qui me retient en otage. Mais où vont-ils ? Et pourquoi se dirigent-ils à nouveau vers la salle des coffres ? La porte d’entrée se trouve derrière nous, et dehors, la rue grouille de flics leur sommant sans relâche à l’aide d’un mégaphone de se rendre avant l’assaut.

De mon point de vue, leur entreprise est mal barrée ! Alors, comment espèrent-ils s’en sortir ?

Le regard effaré malgré mes efforts pour rester zen, je ne peux réfréner une inquiétude grandissante. Je souhaite de toute mon âme qu’il me libère, quitte à être blessée à l’instant où il décidera de m’envoyer valdinguer contre un mur ou je ne sais quoi d’autre. La seule chose que je désire le plus au monde à l’instant s’avère être de pouvoir rentrer chez moi ! Mais au lieu de cela, j’ai la malheureuse certitude de devoir revoir mes plans. Son emprise se raffermit quand il m’entraîne à nouveau avec lui, suivant la même trajectoire que ses complices. Les premiers pas, il les fait en reculant afin de continuer de balayer l’assistance à l’aide de son flingue. Affolée, je recherche un quelconque réconfort sur les visages m’observant m’éloigner, impuissants. Cette fois, je les envie carrément d’être allongés sur ce sol crasseux, presque libre ! Parce que pour eux, ce n’est plus qu’une question de minutes. Au lieu de leur soutien, leur pitié me fait écho.

Une peur viscérale me tord les boyaux face à l’incertitude de mon destin. Une nausée dévastatrice s’empare de mes tripes. Que me réserve-t-il ? Une chose est sûre, je ne veux pas mourir… Pas comme ça… Pas pour eux… Pas déjà ! À l’arrière de la boutique, les premiers hommes ont ouvert une porte de service. J’aurais dû y penser, c’était évident ! Le canon contre mon dos me pousse à obtempérer. À l’extérieur, je suis tout d’abord éblouie par la luminosité. Il me faut quelques secondes pour que mes iris s’y habituent. Je découvre une courette donnant sur une ruelle transversale à rue la principale. Au milieu, se trouve une camionnette à l’effigie d’un convoi bancaire. Le type ne me laisse pas le temps de m’attarder sur les détails architecturaux du lieu toutefois pittoresque. Sans me donner le moindre répit, il m’ordonne agressivement un : « avance et magne-toi ! ». Tout en me disant qu’il manque de variété dans son vocabulaire, je m’exécute. Deux des gars s’engouffrent à l’arrière de la fourgonnette, tandis que les deux autres s’installent à l’avant, côté passager. Loin d’être des amateurs, leur coup se veut parfaitement calculé.

Conscients que les otages ne mettront pas longtemps pour rouvrir le rideau de fer et informer la police sur la direction qu’ont pris les brigands pour s’échapper, ils ne perdent pas de temps. Sans précipitation. Méthodiques.

L’homme me force à grimper à l’intérieur en jurant de mécontentement, alors que je fais mon maximum pour inspirer une grande bouffée d’air frais. La nausée ne me lâche plus. La peur non plus. À peine ai-je foulé maladroitement le plancher, que l’un deux m’attrape avec force le poignet et m’attire dans le fond de la camionnette. J’échoue lamentablement entre eux sur le sol. Plongée dans la pénombre et les fesses en compote, j’essaye de dompter cette peur qui me prend aux tripes. D’où je suis, je peux tout juste distinguer, dans l’embrasure de la portière encore ouverte, l’ombre de l’homme qui m’a enlevée. Tout va très vite. Entre deux inspirations saccadées, je le vois sauter à son tour pour nous rejoindre, alors que les pneus de la fourgonnette crissent déjà. Il a à peine le temps de refermer les portes battantes, que nous commençons à être ballottés dans tous les sens.

Dans l’habitacle, seules la respiration et les odeurs nauséabondes des deux types collés à moi attestent de leur présence. Leur effluve pestilentiel contraste avec l’agréable fragrance musquée de mon preneur d’otage qui peine à me parvenir.