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Sa main, toujours posée sur mon menton, glisse en tremblant jusqu’à ma joue. Maladroitement, il la caresse de son pouce. Je n’ose bouger, transcender par son geste. Étrangement, son visage reflète toute l’incompréhension qui l’habite. Ses yeux se font plus tendres et dans une attraction surnaturelle, sa bouche sensuelle s’approche lentement de la mienne.
La panique me saisit. En mode réflexe, tout mon corps se raidit. Il faut qu’il s’éloigne. Je ne peux pas laisse faire une chose pareille. C’est un non-sens total. Une ineptie. Une perversion. Dans un élan que je ne contrôle pas, je le repousse de tout mon être. Mon geste est si brutal que l’homme tombe en arrière et se retrouve sur les fesses.
Ma réaction a sur lui l’effet d’un électrochoc. Son expression d’ordinaire froide a laissé place à de la vulnérabilité, une fragilité soudaine. Il me fait presque de la peine ! Après être resté quelques instants dans une immobilité inquiétante, il se lève d’un bond. Son regard fuit le mien. Sidérée, je l’observe tourner les talons avant de s’échapper à vive allure, comme si je constituais une menace pour lui.
Surprise, je demeure clouée au sol. J’ai à peine réalisé ce qu’il vient de se passer que j’entends la porte de la chambre claquer violemment. Soufflée, je m’adosse contre le chambranle de la petite salle d’eau, concentrée à remettre un peu d’ordre dans mes idées. La scène était si absurde ! Au début, j’ai pensé qu’il voulait abuser de moi. Mais sa réaction prouve le contraire. Toujours troublée, je finis par retourner m’asseoir sur mon matelas. Travailler sur ma respiration va m’aider à évacuer toutes ses émotions. Il me faut un long moment pour me sentir mieux.
À la vue du plateau, je tente de manger cet abominable repas qui s’avère encore plus dégouttant une fois froid. J’ai réussi à avaler un quart de ma ration quand quelqu’un revient pour récupérer les restes.
Toujours sans relever la tête, je devine que c’est lui. Mon cœur s’emballe. Et s’il recommençait ? Gênée, je n’ose le regarder. Je ne peux nier mon inquiétude à l’idée de cohabiter avec ces mecs. Surtout lui ! S’il compte me jouer à nouveau son numéro de charme, ça risque de mal finir ! Je n’hésiterais pas à me mettre en danger pour sauver ma dignité. Le mal-être qu’engendre sa présence me rappelle la privation dont je suis victime. Lyloo… Mon bébé… Dépossédée de sa maman, probablement inconsolable… Nous sommes si fusionnelles toutes les deux…
Oubliant jusqu’à sa personne, je m’abandonne à ma tristesse. Sans un bruit, je laisse ma peine s’exprimer en silence. Les yeux bordés de larmes, je fixe mes doigts. Je sais que ma mère s’occupera bien d’elle, mais elle me manque tant ! Assise sur mon matelas de misère, je rêve de la serrer contre moi, de lui parler, de l’embrasser. J’y songe si fort que j’ai presque l’impression de la sentir à mes côtés. Perdue dans mes pensées, je me refuse de prêter attention à la présence de l’intrus. S’il a un brin d’intelligence, il comprendra que sa proximité m’horripile et il n’insistera pas.
Enfin, ça, c’est la théorie ! Parce que je ne sais pas s’il est stupide ou non, mais ce qui est sûr, c’est qu’il se fiche pas mal de ce que je ressens !
— T’as presque rien mangé ! me sermonne-t-il en faisant abstraction de mes réactions.
Comme je ne réponds pas, il se plante devant moi et s’agenouille. Merde ! Va-t-il à nouveau m’embrasser ? Cette fois, pas de quartier, même si je dois y rester. Je n’hésiterai pas à le frapper ! Nos visages ne sont qu’à quelques centimètres. Le plus discrètement possible, j’essaie de mettre de la distance entre nous.
— Désoler, pour tout à l’heure… souffle-t-il, visiblement mal à l’aise. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ce n’est pas dans mes habitudes de…
— N’en parlons plus, le coupé-je sèchement, cachant à nouveau ma tête entre les genoux.
— OK. Sache que je regrette sincèrement. C’était totalement déplacé. C’est la première fois que…
— Super ! C’est bon maintenant, c’est terminé. On ne va pas passer la nuit là-dessus. Vous ne voyez pas que j’ai besoin d’être seule ?
Ma voix est tranchante et sans appel. Les joues inondées de larmes, je prie pour qu’il sorte.
— Écoute… insiste-t-il, penaud. Il faut que tu manges un peu tout de même.
— Non. Je n’ai pas faim, ce soir. Notre petite virée m’a un chouille brassée. Je pense qu’il y a de quoi, non ?
Défiante, mes prunelles se plantent dans les siennes, ombrageuses. Gêné, il préfère se concentrer sur mon plateau plutôt que de m’affronter.
— Remarque, ça à l’air dégueulasse, décrète-t-il après avoir inspecté l’immondice stagnant dans mon assiette. J’avoue que mon pote n’est pas franchement doué pour la cuisine.
— Sans blague ?! marmonné-je entre les dents.
Il va pour récupérer mon repas, mais se ravise au dernier moment. D’une main, il me tapote l’épaule. Surprise, je lève vers lui un regard larmoyant. À peine l’appréhende-t-il, qu’il s’agace.
— Et elle chiale ! En fin de compte, tu es comme les autres.
Chassé le naturel, il revient au galop. Connard…
— Vous vous prenez pour qui à la fin ? D’abord, vous m’enlevez, puis vous m’enfermez ici et je n’ai même pas le droit de pleurer ? Juste histoire de décompresser… Est-ce que je vous demande quelque chose ? Non ! Je veux que vous vous barriez et que vous me laissiez en paix attendre que les choses se passent ! Si mes larmes vous posent un problème, prenez ce putain de plateau et allez voir dans la pièce d’à côté si je n’y suis pas ! Je souhaite être seule ! Je n’ai besoin de personne ! C’est bien ce que vous vouliez, non ? Que je vous foute la paix ? Ben, je ne demande pas mieux ! Alors, si vous avez terminé, récupérez votre bouffe pour cleps et partez.
Sans attendre une quelconque réponse, je m’allonge sur mon lit de fortune et ferme les yeux. Soufflé, il reste silencieux pas. Seul un soupir d’exaspération lui échappe. Je l’entends récupérer ce qu’il nomme « repas » et s’éloigner de moi. Mais alors que je le pensais déjà dehors, il fait marche arrière et revient sur ses pas. Surprise, je me retourne pour le scruter de haut en bas.
— Écoute, entonne-t-il après s’être raclé la gorge, visiblement embarrassé, je ne suis pas très doué pour remonter le moral et… Je ne fais jamais ça…
Tu m’étonnes !
— Alors, faites comme d’hab et sortez !
— Laisse-moi finir, s’il te plaît. Je veux juste que tu saches qu’on ne te fera pas de mal. D’ici quelques jours, on te relâchera et tu seras libre.
— Quelques jours ? répété-je dans un murmure, réagissant que je n’avais jamais été séparé aussi longtemps de ma fille.
À cette seule pensée, mes larmes redoublent.
— Ne pleure pas comme ça ! s’énerve l’autre en guise de réconfort. J’ai horreur de ça !
Je confirme, il n’est pas du tout doué pour consoler ! Une brute épaisse, voilà ce qu’il est ! Un ours dépourvu de compassion. Au lieu de prendre la peine de répondre à ce type aussi bourru que mal-léché, je me tourne à nouveau côté mur pour sangloter sans me préoccuper de lui. Après tout, je n’ai que faire de ses états d’âme ! J’ai besoin d’évacuer ce trop-plein d’émotion et je compte bien le faire. Que cela lui plaise ou non !
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