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Bien sûr que je vois ! Je ne suis pas totalement idiote. Seulement, il devrait être en mesure de comprendre que ma conscience accomplit son boulot en faisant barrage à mes fantasmes. En bonne collaboratrice, elle me dicte que c’est mal, pour ne pas dire malsain, d’être à ce point attiré par son ravisseur ! Et elle a raison…
Pourtant, je peux ressentir l’amertume de sa déception, lorsqu’il m’assaille sans avoir lâché son regard à présent orageux.
— Si tu le prends comme ça, je ferais mieux de te laisser. Finalement, tu disais vrai, tu n’es pas si forte que ça. Tu n’as même pas le courage de reconnaître ce qu’il se passe en toi ! D’ailleurs, ton corps, lui, ne peut trahir le malaise que tu éprouves lorsque je te confie mes émotions envers toi.
— Mais quelles émotions ? Vous vous rendez compte à quel point c’est complètement déplacé tout ça ? Je suis certaine que vous en avez conscience…
— Bien sûr que je le sais, crache-t-il, furieux, alors qu’il se lève.
Sans un regard ni ajouter quoi que ce soit, il quitte la pièce en claquant violemment la porte.
C’était quoi, ça ? Plusieurs minutes passent, et je ne bouge toujours pas. Je pense avoir définitivement l’appétit coupé ! Va-t-il revenir ? Une éternité semble s’être écoulée avant que je ne réalise qu’il ne rebroussera pas chemin !
Je ne reçois plus aucune visite de l’après-midi. Pas un bruit ne me parvient dans la maison ni à l’extérieur, d’ailleurs. À croire qu’ils ont tous déserté les lieux ! Le silence commence à être pesant et m’offre tout le temps nécessaire pour psychoter sur ses derniers mots. Il est évident que je l’ai vexé. J’avoue que cela me touche de l’avoir blessé…
Va-t-il redevenir le monstre froid et sans cœur qu’il était dans la banque ? S’il avait décidé de ne plus être attentionné avec moi ? Ou même pire, s’il ne voulait carrément plus s’occuper de moi ! Que m’arriverait-il s’il laissait la besogne aux autres gars de son équipe ? À cette seule idée, un frisson me parcourt, me fiche la chair de poule…
Dans la soirée, la clé tourne enfin dans la serrure. Ouf… Sunny revient ! Je dois lui parler, lui expliquer pourquoi j’ai réagi de cette manière. Qu’il comprenne que c’est le bon sens qui m’a poussé dans mes retranchements…
Interrompue dans mes pensées, j’observe l’inconnu qui pénètre dans ma chambre. Qui est-ce ? Inquiète, je me redresse. Mon regard cherche à le reconnaître. Flanqué d’un masque sur les yeux, le type fait un pas dans ma direction. Craintive, je me recule contre le mur. Plus grand et plus mince que Sunny, il n’a cependant rien à envier au physique de ma gueule d’amour. Ses cheveux, très courts, pour ne pas dire rasés durcissent les traits de son visage. Seul son regard aussi noir que glacial suffit à lui conférer un air de famille avec mon ravisseur. Indéchiffrable, il me fixe alors qu’il fond sur moi d’un bon pas, tel un prédateur, un plateau à la main.
— Bonsoir, annonce-t-il d’une voix grave que j’avais déjà entendue en arrivant ici, je vous amène votre repas.
Revoilà le chauffard !
— Merci, réponds-je poliment.
Il a les doigts sur la poignée quand je ne tiens plus.
— Où… Où est Sunny ?
— Sunny ? répète-t-il, sur la défensive. Comment connais-tu son prénom ?
Ai-je raison ou tort d’insister ? Je l’ignore. Seulement, j’ai besoin de savoir.
— Pourquoi n’est-il pas là ? insisté-je, sans pour autant relever. Normalement, c’est lui qui s’occupe de moi.
— Attends, attends, m’ordonne-t-il en levant sa main pour me faire taire. Pourquoi tiens-tu à ce que ce soit lui ?
— Parce que les autres picolent et qu’ensuite ils viennent la nuit… avoué-je, presque honteuse.
— Je vois, gronde-t-il, mécontent.
Devant son impassibilité et son regard de marbre, je tente de me justifier comme je le peux.
— Sunny, il est gentil, lui, expliqué-je alors que ses mâchoires se contractent.
S’il ne fait pas gaffe, il va finir par se briser les dents. Peut-être que je ferais mieux de me taire…
— Sunny ? Gentil ? ricane-t-il, amer. Moi je le connais depuis toujours, le Sunny dont tu parles et je peux t’affirmer qu’il est tout, sauf gentil !
Tendu comme un arc, les poings crispés à l’extrême, je ne comprends pas ce qui peut, à ce point, lui faire perdre ses moyens. Il ignore ce qu’il s’est passé. Il n’était pas là…
— Comme on te transfère ce soir, m’assène-t-il, froid, je suis venu m’occuper de toi. Sunny a un rendez-vous très important et il m’a demandé de le remplacer.
— Un rendez-vous ? répété-je, dépitée.
Visiblement agacé, il souffle. Qu’est-ce que je lui ai fait à ce gugusse ?
— Oui, il a une vie figure-toi !
Le « il a une vie figure-toi », me fait l’effet d’un électrochoc. Évidemment qu’il a une vie… Et vu sa gueule d’amour et son corps d’apollon, ce serait même un péché qu’il en soit autrement ! Mais dans ce cas, pourquoi cela me fait autant mal ? Rien que l’idée de le savoir avec une femme fait naître une douleur lancinante au creux de mes entrailles… Quelle conne d’avoir pu imaginer qu’il pouvait se passer quelque chose entre nous ! Quand je pense que je me rends malade sur mon attirance alors qu’il roucoule avec une autre ! Ça m’apprendra d’être aussi naïve !
— Je… Vous… Je ne vous avais jamais vu auparavant, réussis-je à prononcer, après avoir ravalé la grosse boule entravant l’accès à ma trachée.
— En effet, je débarquer tout juste. Chacun son rôle. Le mien est de m’occuper des transferts. Alors je suis venu te chercher, annonce-t-il sans la moindre émotion, d’ailleurs tu devrais te grouiller de manger, on décolle dans moins d’une demi-heure.
Cette fois, je n’ai plus faim. Le souvenir de mon souffle suffoquant me pousse à insister.
— Mais… paniqué-je malgré ma jalousie infondée. On n’attend pas Sunny ?
— On patiente encore un peu et s’il n’est toujours pas là, on part sans lui. Ce n’est pas très grave, il nous rejoindra plus tard.
Facile, pour lui ! Moi, en revanche, je ne supporterai pas de me sentir étouffé dans l’obscurité. Devant mon air livide, il fronce les sourcils, me pousse à poursuivre.
— Il m’avait promis de trouver une solution pour mon transfert. Je… Je… Je suis claustrophobe et la camionnette, c’est, enfin…
— Oh ! Je vois. Seulement, ce n’est pas toi qui décides ! Je te rappelle que tu es l’otage !
Une larme tente de s’échapper. Je ne dois pas craquer… Pourtant, la panique l’emporte.
— J’ai trop peur…
Honteuse de tant de faiblesse, mon regard se perd sur le sol.
— Ça, ce n’est pas notre problème !
Le visage fermé et les traits tirés, son index m’indique le plateau. Une odeur infâme me parvient. Je sais qui est le cuistot aujourd’hui ! L’autre nullard a probablement dû reprendre ses fonctions pour mon plus grand malheur ! Et alors que j’approche la fourchette, pleine de cette immondice sous le regard arrogant du type sur le point de sortir, je sursaute en entendant une moto rugir sur le chemin désert. Un rictus aux lèvres, il se passe une main sur le visage. Détendu comme il l’est, aucune possibilité que ce soit la police qui débarque pour me libérer !
— Tiens… Tiens… Je crois que t’as de la chance ! Son rendez-vous ne devait pas être une si bonne affaire que ça finalement, le voilà qui arrive ! siffle-t-il à seule fin de me blesser, les bras croisés, se délectant de mon air perdu.
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