1- L'animorphie
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L’animorphie
-Vous pensez qu’il était vraiment nécessaire de venir si tôt commandant ?
Il était effectivement difficile de nier la pertinence de la question que venait de poser Lyow tant la grande place du temple de l’Oriac était déserte. Chriss, lui, et tous les autres miliciens surplombaient les alentours depuis vingt minutes, postés sur le parvis du temple. Du haut de ses larges et longs escaliers blancs, ils bénéficiaient d’une vue parfaitement dégagée sur la dizaine de petites ruelles qui débouchaient sur la grande place circulaire. Mais celle-ci était seulement occupée de ses arbres magnifiquement taillés, disposés à distance égale les uns des autres et qui entouraient la gigantesque statue de l’ancien héros Romas Yam, l’ancien fondateur légendaire de la cité d’Oriaca. Elle se tenait au centre de la place et était si haute, que lorsque l’Oriac approchait du couchant, son ombre se projetait jusqu’aux bâtiments situés pourtant à une centaine de mètres d’elle.
Pour la mission exceptionnelle qu’il devait assurer aujourd’hui, Chriss avait mobilisé une grosse partie de ses troupes et certains de ses hommes commençaient à se balancer sur leurs pieds, trahissant un début d’impatience devant le calme plat.
-Je pense que nous avons bien fait, répondit Chriss, bien qu’il ne fût en aucun cas dans l’obligation de se justifier. Dans quelques minutes, nous nous féliciterons d’être arrivé si tôt, vous verrez.
Chriss entendit alors un « Tsss » derrière lui. Il ne lui était nullement nécessaire de se retourner pour en connaitre la source : il savait pertinemment qu’Almada le fixait de son regard habituel, plein de mépris et de condescendance. Sans la regarder directement, Chriss l’invita à s’exprimer d’un geste de la main. Elle se contentât alors de marmonner, juste assez fort pour qu’il l’entende -Chriss le savait– que c’était typique des peaux jaunes de se montrer aussi zélés. Il ne lui donna pas la satisfaction de réagir. Elle aurait de toute façon fait mine de n’avoir rien dit, comme d’habitude.
Bien sûr, Chriss aurait pu la punir pour son insolence, mais il devait faire attention : la majorité des miliciens dont il avait le commandement étaient des « peaux rouges », et il était déjà délicat pour lui d’être l’un des seuls jaunes de son régiment. Sans oublier bien sûr, qu’il occupait la fonction la plus importante de celui-ci alors que ceux de sa couleur passaient déjà très largement pour les privilégiés de la société. Il savait parfaitement que cela causait un profond sentiment d’injustice chez ses concitoyens à la couleur cuivrés, et punir l’une des leur risquait grandement de nuire à sa réputation et donc de créer des difficultés à commander. Et puis, songea-t-il, le fait d’emmener Almada si souvent avec elle lors de ses différentes patrouilles consistait déjà une très bonne punition en tant que telle, car celle-ci l’avait toujours détesté. Evidemment, cela lui coûtait beaucoup en maîtrise de soi, Almada faisant toujours son maximum pour le mettre hors de lui, mais il préférait de loin l’avoir à l’œil. Mais à cet instant précis, il ressentit le besoin de s’éloigner d’elle.
-Lyow, avec moi ! ordonna-t-il.
Le jeune lieutenant, à la peau cuivrée lui aussi, le suivi en silence, tandis que Chriss se retournait en direction du majestueux temple de l’Oriac. Actuellement, ses grandes portes blanches étaient closes. À l’intérieur, les prêtres du culte de l’Oriac étaient à l’œuvre depuis deux heures, et au sein des murs du temple, c’était la Garde qui assurait leur protection. La Milice, elle, n’ayant pour fonction que le maintien de l’ordre dans les rues, les galeries et les bâtiments, une tâche bien plus pénible et bien moins gratifiante. Chriss et Lyow contournèrent le temple par la droite, en dépassant une à une les différentes tours qui l’entouraient. Chriss jeta un regard aux différents motifs, gravures et sculptures qui décoraient la façade de ses murs et de ses tours. Chacune d’entre elles, disait-on, était la demeure d’un des onze prêtres du culte, la douzième demeurant vide depuis la fondation de la cité d’Oriaca et la mort de Romas Yam, qui n’avait pu transmettre son savoir à d’autre personne avant de mourir, près de neuf siècles auparavant. Ils arrivèrent de l’autre côté du temple, où se trouvait un immense belvédère qui donnait alors une vue imprenable sur ce qu’on appelait « le monde interdit ».
-Tu m’a amené ici pour que l’on observe le paysage ? demanda Lyow.
En privé, les deux hommes se tutoyaient toujours. Ils étaient même pour ainsi dire, meilleurs amis, en dépit de leur couleur de peau différente.
-Et pourquoi pas après tout ? répondit Chriss, ce n’est pas tous les jours que nous pouvons venir observer la vue depuis le belvédère sud sans nous faire chasser par la Garde.
-C’est vrai que vue d’ici, le Maat Mons est superbe. Il n’y a aucune de ces horribles tours suspendues pour nous gâcher le paysage !
A quelques kilomètres seulement d’eux se dressait la gigantesque montagne, entièrement recouverte d’une végétation luxuriante.
-A ce qu’on raconte, reprit Lyow, des humains vivaient là-bas, il y a bien longtemps. Il parait même que c’est là-bas que sont apparus les fossoyeurs.
-Peut-être y en a-t-il encore qui vivent cachés sous les arbres, qui sait ?
-Même eux ne peuvent lutter contre les monstres, sinon on les assignerait à la protection des champs, non ?
-J’imagine que tu as raison, concéda Chriss.
Il savait pertinemment que les seules personnes à pouvoir lutter contre les monstres étaient les onze prêtres de l’Oriac et leurs disciples, et que même eux avaient des capacités limitées face au danger qu’ils représentaient. C’est pour cela que l’humanité était condamnée à vivre sur l’Oriakis Mons où ils avaient bâti la cité d’Oriaca, là où se trouvait le temple de l’Oriac dont les pouvoirs permettaient de les tenir à l’écart. Il reprit sa contemplation du monde interdit et de la montagne voisine.
-Le Folsaron est impressionnant lui aussi, à sa manière…
A la base de l’Oriakis Mons se trouvait un immense cratère de terre stérile, qui jurait totalement avec ses environs à la végétation sauvage. Selon la légende, une énorme catastrophe ayant précédé l’arrivée des monstres s’y étaient produite. Certains affirmaient même que c’était par ce cratère que les monstres avaient fait leur apparition.
-J’aimerais bien y aller, un jour, soupira Lyow.
-Au Folsaron ? s’étonna Chriss, à mon avis, il n’y a rien de bon pour nous là-bas, si tant est que l’on pourrait y arriver sans être déchiqueté.
-C’est sûr, admit Lyow, mais je ne sais pas… j’ai souvent la sensation que nous devrions faire plus d’effort pour comprendre le monde qui nous entoure, chercher des réponses.
-L’Accomplissement est pour bientôt, l’encouragea Chriss avec un sourire, et alors tu seras libre d’aller où tu veux.
Lyow le regarda, la mine grave.
-Je n’en suis pas sûr, répondit-il, Madaren est un immortaliste convaincu et cela fait plusieurs fois de suite qu’il est réélu…
Cette fois, ce fut Chriss qui soupira
-Je n’arrive pas à comprendre d’ailleurs, à quoi bon l’éternité, si c’est pour être coincé ici ?
-Et avec Almada ? renchérit Lyow d’un air sarcastique.
-Ah Almada ! lança Chriss d’une voix un peu plus sonre qu’il n’aurait voulu, si je t’ai demandé de me suivre, c’était simplement pour m’éloigner d’elle quelques instants. Je crois que plus ça va, plus elle devient douée pour me rendre dingue !
-Tu n’es pas obligé de l’emmener partout où tu vas, une petite séparation de quelques jours vous ferait du bien, à tous les deux.
-Si je la laisse quelques jours sans surveillance, je crois qu’un matin on me retrouvera mort dans mon lit. Elle me déteste comme jamais personne n’a détesté quelqu’un…
Lyow se contenta de hausser les épaules et de mettre un grognement à la fois approbateur et fataliste. Il porta son regard au loin, vers le Maat Mons. Cette vue avait le pouvoir de rendre n’importe qui nostalgique.
-Je crois que tu as eu une bonne idée de venir ici, c’est vrai qu’il est rare pour nous de pouvoir en profiter. D’habitude il y a toujours un garde pour nous en interdire l’accès. D’ailleurs, où sont-ils ?
-Probablement tous à l’intérieur, répondit Chriss en désignant le temple dans leur dos, il s’agit d’une Animorphie de haute importance après tout.
-C’est étrange, eux qui sont toujours prompt à nous critiquer, voilà qu’ils nous font subitement confiance pour garder les extérieurs du temple ? répondit Lyow.
A son tour, Chriss haussa les épaules.
-Oh tu sais, j’aime autant que cela se passe ainsi, je n’aurais pas supporté la présence de Koro en plus de celle d’Almada….
-On aurait tout aussi bien pu laisser la garde du culte se débrouiller sans nous, ils sont loin d’être en sous-effectifs, et nous, on aurait pu se la couler douce…
-Arrête, répondit Chriss avec un petit rire, rien que de m’imaginer ailleurs qu’ici me donne envie de déserter ! Malheureusement, c’est une demande expresse du maire, je n’avais pas le choix.
-On se demande bien pourquoi, rétorqua Lyow, il n’y a personne…
Une voix retentit derrière eux.
-Commandant Samor, commandant Samor !
C’était une jeune recrue du nom de Pria qui arrivait en courant, essoufflée.
-Tu manques d’entrainement, constata Chriss en haussant les sourcils, tu as couru à peine cinq cents mètres et tu es déjà à bout de force.
-Désolée commandant. C’est le lieutenant Steiner qui m’envoie vous chercher.
-Almada ? s’étonna Chriss. Que se passe-t-il ?
-Des gens ! répondit-elle, il en arrive de partout !
Chriss, Lyow et Pria se dépêchèrent de retourner à leur poste à l’avant du temple et de ses grandes portes massives. Pria n’avait pas exagéré la situation : un flux impressionnant de silhouettes provenait des différentes allées menant à la grande place. Le flot qui se déversait et qui se rapprochait des escaliers du temple rapidement, aussi silencieusement que pouvait l’être une foule aussi nombreuse faisait forte impression sur les miliciens les moins expérimentés. Même Lyow et Almada, deux lieutenants pourtant habitués aux situations délicates semblaient surpris, et même dépourvus lorsqu’ils tournèrent leur regard vers Chriss, dans l’attente de ses instructions. Lui-même n’était pas vraiment serein : la gestion du stress n’avait jamais été son fort, bien qu’il eût très bien appris à faire semblant. Il s’agissait à présent de garder contenance pour ne pas voir tous ses efforts pour se construire une réputation réduite en cendre en quelques secondes.
Chriss saisit alors la poignée de sa propre épée fixée dans son dos et tira dessus jusqu’à entendre le petit « clic » caractéristique de l’instant où elle se détachait des deux poinçons qui lui servaient à la transporter confortablement.
-Miliciens ! lança-t-il d’une voix forte. Présentez armes !
Les lanciers posèrent le manche de leur arme avec fracas sur le sol, les épéistes décrochèrent la leur qui était tantôt fixée dans leur dos, tantôt sur le bras ou la jambe et les brandirent dans les airs, tentant de rendre aussi visible que possible les contours gris anthracite de leurs armes pour l’instant inactives.
La foule, elle, continuait de s’approcher en silence mais d’un pas résolu, les visages fermées malgré la vision des armes qu’ils ne pouvaient ne pas avoir vu.
-Activez armes ! ordonna Chriss encore plus fort, afin que la foule l’entende également.
Lui-même appuya sur les deux minuscules appendices, semblables à de minuscules aiguilles situées sur la poignée de son épée avec la paume de sa main. Les contours anthracites de son arme virèrent au rouge écarlate en émettant un léger bourdonnement sonore. Autour de lui, les autres miliciens firent de même avec leurs propres lances et leurs épées.
Loin d’être dissuadée par la vision de la centaine d’armes ainsi activées, le torrent de personnes continuait de se rapprocher inlassablement.
Que pouvaient-ils bien avoir en tête ? songea Chriss. Ils n’allaient quand même pas déclencher une émeute maintenant ? L’écrasante majorité des arrivants était constituée de personnes à la peau rouge évidemment, comme c’était le cas partout à Oriaca, hormis dans le quartier du Périhélie, où ils se trouvaient actuellement. Or, Chriss était bien placé pour savoir que l’inquiétude et le mécontentement grandissaient parmi eux, et cela faisait plusieurs mois qu’il se préparait, en tant que commandant de la milice, à traverser une période difficile. Le moment était-il donc venu ?
Mais finalement, les citoyens qui marchaient en tête s’arrêtèrent juste en bas des escaliers, tandis qu’au loin, continuait de se déverser une marée humaine qui remplissait peu à peu l’entièreté de la gigantesque place encore vide quelques minutes plus tôt. Certains commençaient même à escalader aux branches des arbres et même sur la grande statue de Romas Yam malgré le danger de chute évident. Chriss pensa qu’il était probablement censé les en empêcher et les faire descendre, mais il ne pouvait se résoudre à se frayer un chemin au milieu de la foule compacte pour demander de descendre à des personnes qui, au mieux ignoreraient ses ordres, au pire le défierait de les faire descendre lui-même.
Comme souvent en pareille situation, Chriss sentit son cœur accélérer sous sa légère armure de cuir. Il espérait qu’il n’en paraissait rien, ne serait-ce que pour rester crédible auprès de ceux qu’il devait diriger au quotidien, mais il était profondément intimidé par la situation. Il constata cependant avec soulagement que la plupart des gens étaient silencieux. Il ne donna pas pour autant l’ordre aux miliciens de désactiver leurs armes, craignant justement que leur désactivation ne les incite à reprendre leur marche en avant. Quand la place fut finalement totalement noire de monde, le flot de nouveaux arrivants cessa, et citoyens et miliciens se firent alors face en silence.
-Alors lieutenant Steiner, lança Chriss à Almada, vous pensez toujours que c’était faire du zèle que de venir en avance ? Vous auriez préféré devoir vous frayer un chemin à travers tout ce bazar ?
Il n’était pas certains d’avoir réussi à totalement masquer la jubilation qu’il ressentait de pouvoir mettre sa lieutenante en face de ses propres erreurs d’appréciation mais peu lui importait : elle lui en faisait assez baver comme cela jour après jour ! Aussi prit-il son silence comme une victoire qu’il savoura avec délectation car d’ordinaire, Almada n’était pas du genre à lui laisser le dernier mot si facilement. Il regrettait malgré tout ne pas pouvoir pleinement savourer cet instant, la situation continuant de l’inquiéter…
Et quelques minutes plus tard, une nouvelle préoccupation vint davantage nuancer son sentiment de satisfaction, car il savait qu’il ne pouvait pas exiger de ses hommes de laisser leurs armes activées indéfiniment. Lui-même commençait à ressentir la fatigue caractéristique d’une trop longue utilisation de son épée ainsi que l’apparition de légers vertiges et il ne doutait pas un instant qu’il en était de même pour tous ses miliciens. L’un d’eux commençait même à avoir de l’amonite qui s’évaporait par le nez.
-Désactivez vos armes ! finit-il par dire d’une voix forte, et tous accueillirent cet ordre avec soulagement.
Il avait songé à répartir ses hommes en deux groupes et d’en laisser un au repos pendant que l’autre aurait gardé leurs armes prêtes au cas où et d’alterner ainsi les rôles au fil des minutes, mais c’était se montrer un peu trop méfiant, compte tenu de l’attitude finalement pacifique de la population. Chriss poussa malgré tout un petit « ouf » discret lui aussi, quand il vit que la désactivation des armes ne provoqua aucun changement. Il avait quand même l’impression d‘avoir tenté un pari risqué.
Mais l’heure était finalement plus au deuil qu’à la révolte. A l’intérieur du temple, se déroulait actuellement la première partie de la sépulture du célèbre et apprécié Jonas Korr, le chef et doyen de la famille du même nom. Jonas était l’héritier direct d’un héros qui aurait bien mérité lui aussi sa statue sur la grande place, l’illustre Potras Korr : l’ingénieur qui avait élaboré peu de temps après sa fondation, le système d’aqueduc qui courrait à travers toute la ville et qui avait largement contribué à son développement, lorsque celle-ci faisait face à de graves problèmes d’accès à l’eau. Aujourd’hui, la famille Korr avait encore la charge l’entretien et la réparation de ces aqueducs, si bien qu’il s‘agissait d’une des rares familles à la peaux jaunes à trouver grâce aux yeux de leurs homologues à la peau rouge. Il était donc peu probable que ceux-ci choisissent ce moment pour manifester ou se révolter.
Chriss balaya la gigantesque assemblée de part en part. Quasiment toute la population était représentée, des agriculteurs des tours suspendues et des champs limitrophes jusqu’aux mineurs libres des galeries souterraines, en passant par les divers marchants, tenanciers, maçons et autres collecteurs de déchets. Il repéra même quelques-uns de ses propres miliciens qui étaient en permission aujourd’hui et qu’il salua d’un signe de tête. Il vit également, dans le fond de la place, une dizaine des membres les plus mystérieux de la cité : les Fossoyeurs. Reconnaissable même de loin de part leur tunique couleur indigo qu’ils portaient en permanence, leur visage dissimulé par un capuchon, que ce soit lors de fortes chaleurs ou par vents de tempête. Mais c’était surtout le cercueil en bois recouvert de runes vertes et munie de bretelles afin de le transporter à la manière d’un sac à dos et qu’ils emmenaient partout où ils allaient qui permettait de les identifier immédiatement. Il s’agissait d’un groupe certes très utile à la survie de la cité, pourtant Chriss n’avait jamais réussi à les apprécier tant ils le mettaient mal à l’aise.
-Des fossoyeurs commenta avec enthousiasme Lyow qui se tenait à ses côtés.
Contrairement à Chriss, Lyow n’avait jamais caché une certaine fascination pour ce groupuscule. Le commandant soupçonnait régulièrement son lieutenant d’avoir l’envie secrète de rejoindre leur rang, mais c’était une carrière qui était très souvent déconseillée, à commencer par les prêtres de l’Oriac eux-mêmes alors qu’il fallait pour les rejoindre, obtenir leur approbation.
Chriss préféra regarder dans une autre direction. Devant cette assemblée si silencieuse, si respectueuse du défunt, il fut envahi par une étrange mélancolie. Il ne put s’empêcher de se demander si pour sa propre mort, autant de monde ferait le déplacement pour lui rendre un dernier hommage. C’était là un questionnement vain, presque puéril. Contrairement aux Korr, il exerçait une fonction de répression et devait souvent prendre des décisions impopulaires ce qui rendait cette idée très improbable. Il se demanda malgré tout si ses propres hommes viendraient, eux. Pas Almada évidemment, pensa-t-il en jetant un coup d’œil à son insupportable lieutenante, mais tous les autres ? Lyow serait probablement présent, mais Pria par exemple ? Inspirait-il suffisamment de respect et d’admiration auprès de ses miliciens pour cela ?
Il en était là dans ses réflexions lorsque derrière eux, le son d’une cloche se mit à retentir et que les larges portes du temple commencèrent à s’ouvrir. Une procession silencieuse apparut alors par l’ouverture, menée par le maire Dun’ta Madaren, une expression solennelle sur le visage. Il était suivi par les différentes familles de notables, celles qui habitaient le Périhélie dans les demeures les plus luxueuses de la cité. Chriss reconnut les membres de la famille Oaks, qui possédaient le monopole concernant la plantation des arbres et de l’exploitation du bois, la famille Amos, en charge de la construction et de l’entretien des bâtiments, les Hamelyn qui étaient des menuisiers hors pairs reconnues pour la qualité de leurs meubles, les Broch qui possédaient l’intégralité des galeries souterraines et bien sûr, les Zelezo, l’unique famille de notable à la peau rouge et qui étaient les seuls à savoir raffiner la pierre d’amonite, le matériau si particulier qui composait leurs armes, ainsi que tous les appareils utilisant l’amonite comme énergie.
Tous avaient la mine sinistre, le cœur endeuillé et étaient vêtus de noir. Contrairement au maire qui s’était dirigé vers un élégant promontoire de bois foncé et se tenait debout face aux citoyens, les notables se divisèrent et allèrent s’installer sur de confortables gradins disposés en cercle sur le parvis, érigés pour l’occasion. En leur centre se trouvaient des chaises et des bancs, juste derrière le promontoire du maire et étaient réservés à la famille du défunt. Les Korr sortaient justement à leur tour et s’y dirigèrent. La plupart d’entre eux avaient les yeux rouges et les enfants étaient encore en larmes, en particulier un petit garçon aux cheveux blonds qui pleurait beaucoup plus fort que tous les autres et paraissait inconsolable.
Vint ensuite les onze prêtres du culte de l’Oriac, dans leurs robes d’un blanc immaculé, décorées du symbole du Culte, la clé aux douze aiguilles. Chriss les connaissait bien, tout comme chaque habitant de la cité. Il reconnut Torpo, fidèle à lui-même, le visage fermé réputé pour son mauvais caractère et Viribus un véritable colosse de plus de deux mètres de haut portant une longue barbe brune et hirsute, qui possédait des épaules si larges qu’il paraissait pouvoir soulever n’importe quel poids. Derrière eux, Pelama une prêtresse à l’air un peu rêveur et dont il paraissait impossible de deviner les pensées et Sapientia, qui inspirait toujours à Chriss un sentiment de pitié avec son air de soumission et de crainte permanente, mais aussi de profonde gratitude dont il ignorait l’origine. Tous étaient accompagnées de deux disciples, hormis justement la prêtresse Sapientia, laquelle s’était, selon la rumeur, déshonorée il y avait de cela plusieurs années et qui depuis avait perdu la confiance de ses pairs. Ils furent suivis par quelques novices issus de l’Académie du Culte qui s’effacèrent le plus possible, accompagnés des disciples, sur les extérieurs du cercle que formait les notables et les prêtres. On amena alors le corps sans vie de Jonas qui reposait sur une sorte de lit à roulette, poussé par le fossoyeur désigné pour la cérémonie lequel était suivi de son musicien. Enfin, le Haut-Prêtre Wintor apparut et vint se placer au côté du maire. C’était un homme à l’air digne sans paraitre hautain, et bien que son visage, d’ordinaire souriant était aujourd’hui fermé, solennel, il gardait un charme naturel incitant à la confiance. Seul le prêtre Mnemos qui se tenait avec ses confrères plusieurs mètres derrière lui, le concurrençait en matière de popularité, particulièrement auprès des femmes.
Wintor leva les bras, les doigts écartés comme pour demander le silence et le son de la cloche cessa immédiatement. Puis il s’adressa d’une voix forte.
-Mes chers amis ! Citoyens de notre glorieuse Oriaca ! Bien que mon cœur porte en lui la terrible douleur du deuil et de la peine depuis l’annonce du trépas du plus ancien membre de la plus respectable des familles de notre cité, je ne peux réprimer le bonheur de vous voir si nombreux aujourd’hui, rassemblés pour rendre un ultime hommage au regretté Jonas Korr !
Il y eut quelques applaudissements timides. Visiblement, le peuple était partagé sur la manière de témoigner leur respect envers la famille du défunt et se demandait si des applaudissements étaient réellement de rigueur.
-Il est inutile bien sûr, reprit Wintor, de vous expliquer en quoi les Korr ont largement contribués au bonheur et au développement d’Oriaca. Vous savez parfaitement que sans leur illustre ancêtre, Potras Korr, et sans le travail acharné de ses descendant qui ont poursuivi son œuvre, nos ressources en eau seraient bien moins abondantes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Jonas Korr n’a pas dérogé à la tradition de sa famille. Dès son plus jeune âge, il a travaillé avec tant d’ardeur et de persévérance pour agrandir, réparer, entretenir le réseau de nos aqueducs… Tout au long de ces trois-cents dernières années, il a activement participé à notre confort, et je dirais même à notre survie, et bien sûr son implication a été déterminante dans la bonne poursuite de l’Accomplissement. Grâce à lui, l’aboutissement de notre objectif est aujourd’hui plus proche que jamais !
Cette fois, les applaudissements furent bien plus nourris que la première fois. La simple mention du moindre progrès dans la réalisation de l’Accomplissement suffisait à créer l’engouement chez n’importe qui.
-Merci, dit le Haut-Prêtre une fois le silence retrouvé, merci pour sa famille. Je puis vous assurer que votre reconnaissance leur fait chaud au cœur et les aides grandement à surmonter leur perte. Et surtout, merci pour Jonas, notre ami à tous, notre bienfaiteur, notre héros !
Il y eut une nouvelle salve d’applaudissement, accompagné de quelques cris de remerciement et de sifflements de gratitude. Wintor salua la foule avant de laisser la place au maire, qui se mit alors à raconter diverses anecdotes de la longue vie de Jonas. Chriss l’écoutait d’une oreille distraite, concentré sur sa mission de sécurité, guettant le moindre comportement hostile susceptible de se manifester. D’autre part, il se remémorait les quelques fois où il avait personnellement rencontré l’ancien doyen de la famille Korr. Il n’avait de souvenir de lui que d’un homme fatigué, dépendant de son entourage pour la plupart des actions simples, comme manger ou s’habiller. Il n’y avait rien de surprenant à cela, car c’était le cas pour la plupart des gens de onzième ou douzième cycle.
-Tiens, tiens, tiens !
Chriss sursauta, désagréablement surpris par la voix qu’il venait d’entendre et qu’il connaissait autant qu’il la détestait. Il n’avait pas vu que Koro, le capitaine de la Garde du temple s’était approché de lui. Chriss comprit, lorsqu’il ne constata qu’aucun des autres gardes n’était sorti, qu’il venait simplement le provoquer. Il s‘agissait, semblait-il, de son passe-temps favori. Il le salua à contrecœur.
-Bonjour capitaine Koro.
-Je suis venu voir si tu t’en sortais, dit Koro sans lui rendre son « bonjour ».
-Tout va bien, répondit Chriss. Et si ce n’était pas le cas, je ne vois pas ce que vous auriez pu faire à vous seul.
-Oh, ma simple présence peut dissuader bien des gens de faire n’importe quoi, riposta Koro avec un sourire désagréable. Et si ça ne suffisait pas, je me ferais un plaisir de faire regretter aux imbéciles leur comportement, ajouta-t-il en frappant son poing dans la paume de son autre main.
Koro était tout à fait sérieux, Chriss le savait. Il avait le visage et la réputation d’un homme violent, cruel, prenant plaisir à frapper voir même à tuer. Son large front jaune transpirait continuellement, ce que Chriss interprétait comme un symptôme de quelqu’un à l’amonite chaude. Sans être aussi grand que le prêtre Viribus, il était néanmoins d’une taille impressionnante et Chriss n’était jamais serein en sa présence, de part la force qui se dégageait de lui et son caractère instable pouvant exploser à tout moment. Ils ne s’étaient jamais affrontés autrement que par les mots jusqu’à présent, mais il craignait que le jour où il devrait utiliser son arme ou ses mains finisse par arriver.
-Ce ne sera pas nécessaire d’en arriver là, répondit Chriss. Tout le monde est calme, et si cela devait dégénérer, nous sommes suffisamment nombreux pour nous défendre.
-Tu te goure complètement, comme d’habitude ! gronda Koro d’un air mauvais. Ce n’est pas vous qu’il faut défendre, pas même les nobliaux t’as compris ? Les seuls que tu dois défendre ici, ce sont les prêtres ! On se fout des autres, les prêtres sont les plus importants !
-Je croyais que la défense des prêtres était le rôle de la Garde. Nous à la Milice on protège tous le monde…
-Protèges tout le monde si ça t’amuse, répliqua Koro, si un seul des prêtres est blessé aujourd’hui, tu devras m’en répondre. T’as compris j’espère ? grognât-il en tapant de son doigt sur la poitrine de Chriss qui recula malgré lui d’un pas. Hein, c’est compris ? Si l’un d’eux à la moindre égratignure, je te fais sortir l’amonite par les boyaux !
-Un problème capitaine Koro ? dit une voix derrière eux.
La prêtre Torpo, probablement intrigué par le ton colérique du capitaine de la garde, s’était écarté du cercle formé par ses semblables et se tenait désormais près d’eux. Il semblait avoir tout entendu.
-Non, prêtre Torpo, répondit Koro d’un ton bourru. Je m’assurais simplement que le capitaine Samor avait… heu, conscience des enjeux de votre sécurité et tenait à cœur ses heu… fonctions de protection.
-Ce qui est parfaitement le cas, lui assura Chriss.
Torpo leva un œil vers lui mais ne lui répondit pas. Chriss n’en fut nullement étonné : de tous, il était de loin le prêtre avec qui il entretenait les moins bons rapports. Aussi loin que remontait ses souvenirs, il ne s’était jamais montré agréable envers lui et le plus souvent, il lui était absolument antipathique. Si les autres prêtres – en particulier Wintor et Mnemos - conservaient une jeunesse éternelle, Torpo paraissait beaucoup plus vieux, bien qu’il bénéficiât du même privilège de l’immortalité, sa calvitie gagnait les trois-quarts de son crâne et, flanqué de son perpétuel air mécontent, il paraissait aussi âgé qu’un homme de cinquante ans qui n’aurait jamais bénéficié du Don de l’Oriac.
-C’est au capitaine de la Garde que je m’adresse, finit-il par dire les lèvres pincées, et non au commandant de la Milice. Koro, quelques soient vos inquiétudes, et croyez bien que je les partage ajouta-t-il en jetant un regard appuyé sur Chriss, votre comportement n’est pas respectueux envers la famille du défunt. Je vous prierais donc de cesser tout ce raffut.
Koro se tût, l’air mécontent. Torpo adressa un nouveau regard lourd de reproche à Chriss, comme s’il était responsable de l’attitude du capitaine et fit un pas en arrière, prêt à rejoindre le cercle, lorsque ses yeux furent attirés par quelque chose qui se trouvait en hauteur dans le dos de Chriss.
-Dîtes moi commandant, dit Torpo d’une voix doucereuse, pouvez-vous m’expliquer pourquoi certains de nos concitoyens blasphèment ainsi la statue de notre regretté prêtre Yam ?
Il désigna alors les personnes qui avaient escaladé la gigantesque statue au milieu de la grande place.
-Nous n’avons rien pu faire votre éminence, se justifia Chriss, ils sont tous arrivés en même temps cinq minutes avant l’ouverture des portes du temple. Il nous était impossible de nous frayer un chemin jusqu’à eux pour les faire descendre.
-Cet acte représente un blasphème envers la mémoire du héros de notre ville, répliqua Torpo, je vous ordonne de faire le nécessaire !
-Laissez, je m’en charge ! dit Koro plein d’enthousiasme.
Sur ces mots, il décrocha son épée fixée dans son dos et l’activa aussitôt tandis qu’il descendait les quelques marches qui le séparaient des personnes venues se rassembler. A son approche, il y eut une bousculade parmi les premiers rangs et quelques cris de panique retentirent. Plus haut, derrière son pupitre, le maire continuait de raconter différentes anecdotes de la vie de Jonas Korr comme si de rien de particulier ne se produisait, mais il était difficile de croire qu’il n’avait rien remarqué. Koro s’enfonçait maintenant dans la marée humaine et sa grande taille et les mouvements de foule qui s’écartaient rendait le suivi de sa progression très facile. Il arriva au pied de la statue presque aussi rapidement que s’il n’y avait eu personne et lorsqu’il aboya à ceux perchés sur le promontoire ou les bras de celle-ci, tout le monde s’exécuta prestement. Chriss le vit alors en saisir un et le menacer de son épée rougeoyante avant de le pousser parmi les autres. Il revint ensuite vers Chriss et Torpo tout aussi rapidement, apparemment très fier de lui.
-Vous voyez commandant, dit Torpo avec un sourire narquois, ce n’était pas si difficile. Merci capitaine d’avoir pu compenser les faiblesses de la Milice encore une fois. Maintenant je vous prie de bien regagner votre poste à l’intérieur du temple.
Koro adressa à Chriss un regard à la fois méprisant et jubilatoire avant d’obéir au prêtre. En le voyant partir ainsi victorieux, Chriss vit alors Almada. Sa lieutenante avait l’air de trouver la situation particulièrement comique. Visiblement, peu lui importait que la garnison dont elle faisait part se fasse insulter tout entière tant que Chriss était celui qui en souffrait le plus. Il soupira, soulagé de voir deux des personnes qu’il aimait le moins dans cette cité s’éloigner de lui. En quête d’un soutien, il se rapprocha de Lyow posté un peu plus loin.
-Alors ? grimaça celui-ci, ils t’en ont encore fait baver ?
-Ce ne serait pas si pénible, répondit Chriss, s’ils se contentaient de le faire en privé et pas devant tout le monde. Ils me ridiculisent devant mes hommes !
-Tu sais pertinemment que c’est justement ça qui les amuse.
Chriss haussa les épaules.
-Koro oui sans doute, ce n’est qu’un crétin avide d’amonite ! Mais venant de Torpo je ne comprends pas, je ne lui ai jamais rien fait…
-Peut-être que… commença Lyow qui ne put terminer sa phrase.
Une nouvelle salve d’applaudissement venait de retentir. Le maire venait de terminer son discours et laissait de nouveau le pupitre au Haut-Prêtre Wintor. Le dénouement de la journée approchait.
-Chers citoyens, déclara Wintor, il est maintenant l’heure. Maître Gosli ici présent va procéder à l’Animorphie dans quelques instants.
Un murmure de surprise parcourut la foule. D’un peu partout s’élevaient des voix qui répétaient « Gosli ? » avec étonnement. « Ils n’ont pas choisi Enmerami ?» disaient d’autres, incrédules.
Le fossoyeur qui se tenait parfaitement immobile près de la dépouille depuis qu’il était sorti du temple fit signe à son musicien, qui jusque là était resté en retrait, de s’approcher. Celui-ci commença alors à joueur d’une petite flute qui produisait un son très doux, mélancolique tandis que le fossoyeur détachait les lanières de son cercueil qu’il posa debout délicatement à terre. Les pleurs, en particulier ceux des enfants, reprirent de plus belle. Chriss fut submergée par un sentiment de compassion à leur égard. Était-ce dû à la musique qui perçait l’atmosphère ? Ou bien était-ce dans sa nature de chercher à réconforter quelqu’un de malheureux quand il en voyait ? Dans tous les cas il serait volontiers allé lui-même les consoler, les prendre dans ses bras, leur dire que tout irait bien, en particulier au petit garçon blond, dont les yeux rouges étaient tellement gonflés d’avoir tant pleurer qu’on ne les voyait presque plus. La musique s’intensifia et la tristesse qu’il ressentait au fond de lui ne cessait de croître. N’oubliant pas de surveiller les spectateurs, il remarqua que la plupart d’entre eux pleuraient, une peine sincère se lisant sur leurs visages.
-C’est curieux qu’ils n’aient pas choisi Enmerami en effet, dit Lyow à voix basse. C’est le plus talentueux des fossoyeurs actuellement, et il est jeune, il pourrait conserver l’animorphe bien plus longtemps…
-Il me semblait que Gosli était un fossoyeur réputé ? s’étonna Chriss
-Oh, il l’est oui, confirma Lyow, mais les fossoyeurs ne vivent pas longtemps, à peine quatre-vingts ans, et encore pour les plus chanceux. Gosli en a déjà plus de quarante il me semble…
Il était en effet de notoriété publique, même pour Chriss qui préférait en savoir le moins possible à leur sujet, que les fossoyeurs n’avaient en aucun cas le droit au Don de l’Oriac, et qu’il s’agissait de leur châtiment pour avoir jadis déclenché une guerre dont tout le monde payait encore les conséquences aujourd’hui. Néanmoins, leur fonction au sein d’Oriaca était primordiale, vitale même et ils se rachetaient depuis en procédant aux animorphies.
-Alors, pourquoi cette décision, Monsieur-le-Spécialiste ?
-Aucune idée, avoua Lyow. Il parait qu’Enmerami est très cher, et qu’il adapte ses tarifs en fonction de ses clients mais les Korr ne manquent pas d’or pourtant.
C’était là un euphémisme. Les Korr vivaient tous dans le même manoir, et le temple de l’Oriac mis à part, aucun bâtiment à Oriaca n’était plus grand que leur demeure.
Alors que le musicien continuait de jouer, Gosli accompagna la triste mélodie d’un chant mystérieux, prononcé dans une langue que Chriss ne connaissait pas dans une tonalité très grave. Les runes vertes de son cercueil commencèrent alors à s’illuminer d’abord de manière presque imperceptible, puis de plus en plus fortement jusqu’à donner la sensation que le cercueil lui-même était en train de prendre vie. Soudain, de petites particules rouges, semblable à de la poussière émergèrent du corps sans vie de Jonas Korr, flottèrent un instant au-dessus de lui avant de se diriger lentement en direction du cercueil. La musique et le chant s’intensifièrent encore et de plus en plus d’amonite quittait le corps de Jonas et voletèrent jusqu’au cercueil de plus en plus vite jusqu’à l’atteindre et traverser le bois serti de rune. Enfin, lorsque le flot de ces petites poussières rouges cessa, la musique finit par ralentir et Gosli termina son chant en une longue et lente expiration.
Le silence revint, mais pour une courte durée car alors, tout le monde se mit de nouveau à applaudir le fossoyeur, seul face à la dépouille, son musicien se tenant quelques mètres derrière lui.
-Merci maître Gosli, déclara Wintor. Merci et bravo ! Que d’émotions mes amis, vraiment ! Jonas nous manquera, à nous ou à notre cité. Mais vous le savez, il ne va pas nous quitter complètement, pas aujourd’hui en tout cas ! Je vous propose donc maître Gosli de nous dévoiler sans plus attendre la forme de l’animorphe.
Le fossoyeur s’inclina respectueusement puis se retourna vers son musicien qui acquiesça d’un signe de tête. Il porta de nouveau sa flute à ses lèvres et prit une grande inspiration avant de recommencer à jouer. La musique triste qui resonnait encore dans les oreilles de Chriss laissa immédiatement la place à une mélodie joyeuse qui donnait envie de sauter et de danser. La foule commença à applaudir en rythme pour l’accompagner et même les visages attristés des nobles semblèrent retrouver toute leur joie de vivre. Seul l’enfant aux cheveux blonds continuait encore de pleurer mais même ses sanglots faiblissaient peu à peu. Gosli le fossoyeur posa sa main sur le haut de son cercueil et chanta de nouveau mais d’une voix beaucoup plus forte et sur un air en accord avec la musique que jouait son partenaire tout en agitant gracieusement son autre main comme s’il cherchait à dessiner directement dans les airs. Les runes de son cercueil s’illuminèrent derechef, plus intensément que la première fois. La musique s’accentua de plus en plus au point de couvrir les applaudissements de l’assemblée et sur un rythme de plus en plus rapide.
Et d’un coup, elle cessa. Le musicien retira sa flute de ses lèvres et s’inclina avant de s’éclipser discrètement. Seul retentissait maintenant le chant aux paroles insaisissables du fossoyeur, dont la voix était désormais si forte qu’elle semblait provenir d’un groupe de dix personnes chantant simultanément. Parmi la foule, la joie provoquée par la musique se transformait peu à peu en une certaine forme de tension, tout le monde attendait impatiemment la conclusion de la cérémonie.
C’est alors que les runes du cercueil virèrent du vert au blanc et une forme noire jaillit à travers le bois et fusa dans les airs. L’animorphe possédait deux larges ailes qu’il déployait avec grâce alors qu’il semblait glisser dans le ciel d’Oriaca. De toute part, on entendait les gens s’exclamer « C’est un oiseau ! C’est un oiseau ! » le bras tendu dans sa direction, essayant de suivre sa folle course. Dans son sillage, il laissait une trainée de l’amonite noire caractéristique des animorphes, permettant de les différencier facilement des monstres à l’amonite rouge qui contraignaient l’humanité à rester confinée dans la cité. Il décrivit de nombreux cercles au-dessus de leur tête avant de replonger en direction du fossoyeur qui paraissait le guider par de nouveaux gestes élégants de ses bras. Il désigna les membres de sa famille, dont la tristesse avait laissé place à la joie, et l’oiseau fusa dans leur direction avant de s’arrêter délicatement à leur hauteur, juste devant le petit garçon blond. Celui-ci, encouragé par le sourire d’une femme qui devait être sa mère, tendit les bras vers l’animorphe qui se posa dessus avant de lui donner un petit coup de bec affectueux. Lorsqu’il reprit son envol, le garçon riait désormais aux éclats, émerveillé et ne remarqua même pas que l’oiseau avait laissé sur son bras quelques volutes d’amonite qui tournoyaient lentement sur elles-mêmes. Il se promena ensuite parmi les différents membres de son ancienne famille, se posant sur les uns, ébouriffant de ses ailes les cheveux des autres au milieu de grands éclats de rire. Puis Gosli sembla l’inviter à le rejoindre et l’animorphe, malicieux, obéit mais préféra se percher sur la capuche du fossoyeur plutôt que sur le bras que celui-ci lui offrait sous les rires de toute l’assemblée. Enfin il s’envola une dernière fois au-dessus des vivants avant de foncer sur le cercueil dont il retraversa le bois pour ne plus en ressortir et tout le monde applaudit une dernière fois.
-Merci maître-fossoyeur ! claironna Wintor. Et bien, nous sommes passés par toutes les émotions ces dernières minutes ! Qui aurait pu penser que l’animorphe d’un homme aussi droit et sage que Jonas Korr serait aussi taquin ?
Gosli s’inclina une nouvelle fois devant le Haut-Prêtre puis il recula de plusieurs mètres. Par convenance envers les prêtres, il était de coutume que les fossoyeurs restaient les plus discrets possible lors d’une animorphie.
-A présent mes amis, il est temps pour nous de nous dire au revoir, je vous souhaite à tous une fin de journée heureuse et que l’Oriac bénisse vos pas !
La foule qui était restée immobile depuis son arrivée commença à s’agiter. Dans le fond de la place, les fossoyeurs que Chriss et Lyow avaient aperçu tout à l’heure étaient déjà repartis, et beaucoup de personnes commençaient à quitter les lieux par l’une des nombreuses ruelles.
Mais plus nombreuses étaient celles qui ne bougèrent pas d’un pouce. Chriss attendit, espérant que ces gens restaient simplement pour se recueillir auprès du corps sans vie de Jonas Korr ou parce qu’ils préféraient laisser les autres partir pour ne pas se bousculer. Derrière lui, les notables échangeaient des dernières paroles respectueuses avec la famille Korr, les prêtres et leurs disciples également, avant de se diriger vers les portes du temple lorsqu’une femme leur cria.
-Et le Don ? C’est pour quand ?
Aussitôt la question fut reprise par des centaines d’autres citoyens dans une clameur assourdissante et l’atmosphère fut beaucoup moins amicale qu’elle ne l’était quelques minutes plus tôt.
-Ouais, c’est vrai ça, c’est pour quand ?
-Cela fait trois ans que j’attends le miens !
-Je ne veux pas mourir, je n’en suis qu’au huitième cycle !
-On veut des réponses !
Et comme aucun prêtre ne se donna la peine de venir répondre à leurs questions -tout juste certains tournèrent ils la tête dans leur direction avant de reprendre la direction du temple- Chriss vit quelques citoyens avancer d’un pas, puis d’un deuxième.
-Miliciens, activez armes ! ordonna-t-il aussitôt.
Lui et la cinquantaine de soldats présents activèrent de nouveau leurs armes et les brandissaient ostensiblement afin de les dissuader d’avancer davantage. Des huées s’élevèrent alors de la foule, adressé cette fois envers lui et ses hommes.
-Laissez-nous leur parler !
-On a le droit de savoir !
-Restez en dehors de ça !
« Evidemment, pensa Chriss, voilà pourquoi ils étaient aussi nombreux aujourd’hui, ce qui les intéresse, c’est de savoir quand aura lieu la prochaine cérémonie du Don, j’aurais dû m’en douter. »
-Allons messieurs dames, veuillez rester calme ! lança-t-il de sa voix la plus autoritaire possible malgré le malaise intérieur qu’il ressentait, ceci est une animorphie, ce n’est ni le lieu ni le moment pour poser ce genre de question ! Pensez au défunt et à sa famille !
De nouvelles protestations s’élevèrent et de part et d’autre de l’escalier, certains montraient encore leur volonté d’avancer et de gravir les marches. Il voyait à sa droite et à sa gauche ses deux lieutenants donner des consignes aux miliciens, corriger leur placement afin de protéger l’accès le mieux possible. Quelques hommes tentaient d’avancer avant de reculer devant leurs manœuvres et leurs changements de positions.
Ils se firent ainsi face pendant une dizaine de minute, Chriss continuant de faire appel à leur bon sens, mais sa voix perdait en assurance et il luttait intérieurement pour contrôler les tremblements qui menaçaient de se manifester dans ses membres. De plus en plus d’insultes leur était proféré, des sifflets de citoyens désespérés et des pleurs leur parvenaient. A nouveau la sensation de fatigue liée à l’activation de leurs armes fit son apparition et Chriss commençaient sérieusement à s’inquiéter lorsque les portes du temple de refermèrent dans un claquement sourd.
Heureusement pour lui, les citoyens comprirent alors qu’il ne servait à rien d’attendre plus longtemps et décidèrent enfin à repartir mais dans une ambiance délétère. Petit à petit, la place se vida, jusqu’à redevenir aussi déserte qu’à leur arrivée. Il se rendit alors compte à quel point ses jambes étaient flageolantes et dut se résoudre à s’asseoir dans les marches de l’escalier, proposant à ses troupes d’en faire autant et dont la plupart l’imitèrent, visiblement soulagés.
Chriss se prit le visage dans les mains et poussa un long soupir. Les journées comme celle-ci qui lui faisait vraiment détester son travail et malheureusement, celles-ci étaient de plus en plus fréquentes. Toujours assis, il se redressa vers ses miliciens.
-Bravo à tous ! les félicita-t-il, ce n’était pas une mission facile et vous vous en êtes tous bien sortis !
-N’empêche qu’ils n’ont pas tort, grogna Almada qui était restée debout, j’étais bien tentée d’en laisser passer quelques-uns.
« Si tu avais fait ça, crois-moi, j’aurais été heureux de te condamner au bannissement » pensa Chriss.
-Notre rôle n’est pas de prendre partie Almada, lui dit Lyow, mais de veiller à ce que personne ne soit blessé.
-Ah vraiment ? lança-t-elle d’un ton ironique, mais j’imagine que si tous ces gens meurent, ce n’est pas grave hein ? Tant qu’ils ne blessent personne…
-Cela suffit Almada ! tonna Chriss, un mot de plus et je te rétrograde et tu nettoieras les chiottes jusqu’à la fin de tes jours, Accomplissement ou pas !
Almada ne répondit rien mais soutint le regard de son commandant. Chriss sentait qu’en elle se livrait un dilemme insoluble. Elle finit par battre en retraite, non sans taper de son pied une pierre qui partie rouler sur une trentaine de mètres jusqu’à percuter la porte du temple dans un petit poc.
-Bon tout le monde, je vous accorde une heure de pause, faites-en ce que vous voulez, retournez à l’Eucalyptus si vous souhaitez vous laver ou vous changer ou allez boire un coup au Carrefour si vous préférez. On se retrouve dans une heure au manoir des Korr, comme vous le savez, on y est également de service de sécurité ce soir. Rompez !
Les miliciens se séparèrent en petits groupes et s’éloignèrent de lui. Beaucoup d’entres eux paraissaient encore sonnés par ce qu’il venait de se passer mais il remarqua qu’Almada était partie beaucoup plus rapidement que les autres, la tête si haute en signe de dédain qu’on aurait pu croire qu’elle cherchait à la séparer de son corps. Lyow lui était resté auprès de Chriss.
-Tu ne vas pas avec les autres ? lui demanda-t-il.
-Non, ça ne me dit rien, répondit Lyow.
Il n’avait jamais vraiment réussi à se lier avec les autres miliciens. Chriss s’était souvent demandé si leur amitié en était la raison. Sans insister davantage, Chriss fouilla dans une des poches de son uniforme à la recherche de son carnet et son crayon. Il avait l’habitude de noter un peu tout et n’importe quoi depuis que son lieutenant les lui avait offerts. Qu’allait-il noter aujourd’hui ? Il réfléchit quelques instants tout en suçotant le bout de son crayon, puis il commença à écrire.
J’ai vu un jour, alors que j’étais convoqué chez le maire, une épée tout à fait unique. Celle-ci n’était pas creuse comme celles que nous utilisons, mais toute la lame était pleine et elle ne possédait pas d’appendice pour y faire circuler l’amonite. Un professeur de l’Académie de l’Oriac qui était là m’avait expliqué alors que cette épée était parfaitement tranchante et qu’elle ne fonctionnait pas à l’amonite. Il a dit je crois qu’elle était « fabriquée en fer » une ressource que l’on ne trouvait pas sur l’Oriakis Mons, mais quelque part dans le monde interdit. Cette explication m’a pendant longtemps empêché de fermer les yeux la nuit, j’imaginais une épée que je pouvais manipuler indéfiniment, sans me fatiguer, sans mettre ma vie en danger… Il y a des jours, comme aujourd’hui, où mon souhait le plus cher serait de posséder une telle arme.
Ce professeur m’avait aussi expliqué que nos armes actuelles, lorsqu’elles étaient activées, étaient bien plus performantes que cette vieille épée de fer qui serait brisée en deux au premier choc avec une épée faite de pierre d’amonite. Sans doute avait-il raison, mais je crois qu’il ne rendait pas compte à quel point une épée en pierre d’amonite est épuisante pour celui qui la manie, et à quel point elles sont inefficaces quand elles sont éteintes. Quand nous les désactivons, de gré ou d’épuisement, elles deviennent à peine plus efficace qu’un simple bâton…
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