Chapitre 1 - Le Vortex
Peut-être était-ce parce que la marche s’avérait de plus en plus malaisée que Claire pensa au raccourci. Ces derniers temps, elle l’avait peu emprunté, sans doute parce qu’elle avait passé l’âge où ces minuscules allées avaient un parfum d’aventure.
Comme tous les gamins de la vieille cité, elle avait exploré en long et en large ces passages cachés, dissimulés derrière une porte cochère ou tapis entre deux murs si rapprochés qu’il fallait un œil attentif pour en deviner l’entrée.
Sombre, étroit, tortueux, ce théâtre d’embuscades féroces et de parties de cache-cache endiablées se transmettait de génération d’enfants en génération d’enfants, tel le tracé secret d’une antique carte au trésor. Bien que les jeux soient souvent perturbés par les habitants, excédés par les cris et cavalcades qui résonnaient dans les cours encaissées, la foule braillarde de gamins ne se dispersait que pour mieux revenir le lendemain pour reprendre la partie interrompue.
Parfois, ces passages se terminaient en cul-de-sac, au fond d’une cour qui n’avait pas changé depuis cinq cents ans. D’autres fois, ils conduisaient au bord des canaux souterrains, vestiges d’anciens ruisseaux qui se jetaient dans le lac tout proche. Et d’autres fois encore, d’arrière-cour en arrière-cour, ils débouchaient comme par magie de l’autre côté du vieux quartier.
Claire se disait souvent que les emprunter, c’était comme faire un voyage dans le temps. Les bruits de la ville disparaissaient, feutrés par les murs épais, et la lumière s’estompait en se faufilant entre les façades grisâtres et rapprochées. C’était toujours comme une curieuse déception quand elle émergeait de l’autre côté et reprenait pied dans le monde réel, avec sa foule empressée, ses vitrines illuminées, ses rues bruyantes et encombrées.
Mais nulle partie de cache-cache en vue ce jour-là. Claire avait grandi, son téléphone et ses études avaient remplacé les explorations enfantines. Les passages étaient surtout devenus un raccourci commode, sur lesquels elle comptait ce soir-là pour arriver à la bibliothèque avant la fermeture. Le dernier tome de sa série de romans préférée était enfin disponible, et elle espérait bien pouvoir l’emprunter pour le week-end.
Pourtant, malgré l’heure qui pressait, elle ne pouvait s’empêcher de ralentir l’allure pour admirer le paysage autour d’elle. La neige avait commencé à tomber dans l’après-midi, et l’adolescente avait sauté sur l’occasion de se promener dans la tempête, se réjouissant des flocons fins et piquants qui lui fouettaient les joues et s’insinuaient parfois en gouttelettes froides jusqu’à son cou.
Profondément attachée à l’ambiance romantique qui sourdait des vieilles pierres, des passages sombres et du haut château qui dominait toujours l’ancien fief avec arrogance, la lycéenne avait flâné, oubliant l’heure. Sous le blizzard, les rues s’étaient nimbées d’un cocon feutré, qui effaçait les aspérités et les fissures, lissait les angles des trottoirs et adoucissait les enseignes criardes des boutiques de souvenirs. Avec ses bâtisses colorées aux façades Renaissance et ses ruelles bordées d’arcades, le centre historique de la vieille cité attirait chaque année toujours plus de touristes, artistes et promeneurs du monde entier. Pourtant, en cette fin de journée glaciale, les rues prenaient sous les flocons virulents un aspect fantomatique, bien différent de leur agitation habituelle. La foule des touristes avait disparu et les magasins de souvenirs étaient fermés, ce qui rendait aux venelles désertées leur charme brut, encore plus envoûtant.
Mais déjà la nuit remplaçait la courte après-midi des journées de novembre. La neige battue par le vent s’accumulait sur les pavés inégaux, soudain glissants. Un coup d’œil à sa montre décida Claire à emprunter le raccourci, et elle s’engagea dans le couloir étroit qui s’ouvrait opportunément là, entre une boutique de spécialités régionales et un marchand de jouets en bois vivement colorés, sans jeter un regard en arrière.
La venelle était plongée dans la pénombre, une unique ampoule crachotait une lueur incertaine sur les boîtes aux lettres dépareillées du porche le plus proche. Des odeurs peu agréables la prirent à la gorge alors qu’elle s’enfonçait dans la coursive. Elle retint son souffle, se demandant vaguement pourquoi les passages semblaient désormais toujours empester, au contraire de ses souvenirs d’enfance. Elle franchit la première arrière-cour et, passant sous un escalier, s’engagea dans un deuxième couloir, tout aussi sombre.
En débouchant dans une nouvelle arrière-cour, Claire leva la tête. Bientôt, il ferait complètement nuit. C’était à peine si elle distinguait le gris plus clair du ciel au-delà des façades défraîchies. Quelques flocons téméraires arrivaient jusqu’au niveau du sol, mais disparaissaient aussitôt.
Elle fronça les sourcils et ralentit, fixant les flocons qui fondaient à terre. Le sol avait quelque chose d’étrange. Une lueur argentée pulsait faiblement sur le béton humide, ondulant par longues vagues irrégulières. Elle tourna la tête et aperçut alors le miroir, dressé entre trois grosses poubelles grises qui débordaient et un vieux vélo sans selle posé contre le mur.
Presque rond, légèrement plus grand qu’elle, il se dressait dans un coin de la cour humide en scintillant doucement.
Elle se ravisa. Plutôt qu’un miroir, cela s’apparentait davantage à la surface d’un lac agitée par une légère brise. Elle reflétait sa silhouette et les murs autour d’elle, et laissait pourtant vaguement visible une autre image, en arrière-plan.
Curieuse, Claire s’approcha. Devinait-elle des silhouettes, et les contours d’une estrade, derrière son reflet ? Et au-delà, une pièce immense, fourmillante d’animation ? Elle se retourna, perplexe, mais la cour vide et sombre ne ressemblait en rien à l’image qu’elle apercevait par bribes dans la surface ondoyante.
Elle s’approcha encore. C’était tellement étonnant, tellement impossible à concevoir, qu’elle n’avait pas vraiment peur. Pas encore.
Plus près. Encore plus près.
Claire n’était pas intrépide. Si elle avait découvert les raccourcis, c’est qu’elle avait suivi les autres. Pourtant, fascinée, elle leva la main. Cela pouvait-il être une projection ?
Ou un hologramme, comme au concert où je n’ai pas eu le droit d’aller ?
Cela avait causé pas mal de bouderies, à la maison, quand ses parents avaient refusé qu’elle assiste avec sa bande d’amies au concert de leur artiste préféré. Ils avaient argué qu’elle était trop jeune pour se rendre seule à ce genre de spectacle, et aucune supplication n’avait pu les faire changer d’avis. Des semaines plus tard, elle se rappelait encore avec amertume de l’enthousiasme de ses camarades, qui lui avaient raconté avec force détails l’ambiance et les prouesses techniques du show dont elle avait été privée.
Mais qu’aurait fait un hologramme ici ?
Encore une fois, elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Nulle trace d’un projecteur, ou de quelque chose d’approchant, parmi les poussettes repliées le long des escaliers, ni parmi les piles de cartons détrempés, alignés au pied des murs lépreux.
Alors qu’elle approchait la main, elle entendit un bruit de pas précipités résonner dans le couloir, derrière elle. Elle sursauta, et ses doigts touchèrent la surface qui n’en était pas une, sans autre sensation qu’un froid intense. Au même moment, elle vit les silhouettes dans l’image se précipiter vers elle.
Un picotis glacial la traversa, alors qu’elle se sentait brusquement tirée vers l’avant sans pouvoir résister. Elle trébucha et se retrouva de l’autre côté. Nez à nez avec les canons d’une demi-douzaine d’armes braquées sur elle.
Annotations
Versions