Chapitre 53 - L’Inexorable (2/2)
Malgré ses nausées, Claire finit par sombrer dans un sommeil agité, peuplé de cauchemars. C’est presque avec soulagement qu’elle entendit la voix mentale de Leftarm lui intimer de le rejoindre, quelques heures plus tard.
Elle se leva sans bruit et mit ses bottes dans la pénombre. Les deux OLS dormaient, ronflant doucement, et elle n’alluma pas la lumière pour ne pas les réveiller. Elle était encore loin de se sentir en pleine forme, mais ses haut-le-coeurs avaient, légèrement, diminué d’intensité. Elle espérait que c’était bon signe.
Bien que moins vastes que son bureau de Bhénak, les quartiers du Seigé sur l'Inexorable restaient spacieux, et meublés avec un certain raffinement : des tapis épais couvraient le sol de plastacier et un éclairage tamisé mettait en valeur quelques sculptures et holotableaux. Le sol était surbaissé en demi-cercle autour d’une grande baie ronde, et, garni de banquettes noires liserées de vert, offrait ainsi un magnifique point d’observation sur l’espace, présentement d’un blanc nacré.
Debout devant la baie, Leftarm observait les lueurs moirées de l’ultralux. Il avait l’air songeur, ce qui lui arrivait rarement. Sans se retourner, il lui fit signe de le rejoindre, puis resta un long moment silencieux. Habituée à son mutisme, Claire se garda bien d’entamer la conversation. À vrai dire, la vue de l’ultralux la fascinait elle aussi. Si elle s’était sentie moins malade, sans doute aurait-elle apprécié aussi le spectacle.
— Es-tu heureuse ici ? demanda soudain le Seigé, toujours plongé dans la contemplation de l’espace.
Elle resta un moment sans voix. Décidément, cet homme complexe arriverait toujours à la surprendre.
Jamais encore il n’avait pris en considération son bien-être, encore moins ses sentiments. Il avait exigé d’elle l’excellence, quel que soit le prix à payer. Peu lui importaient ses états d’âme. Elle en avait souffert, puis l’avait accepté, et s’était endurcie. C’est pourquoi la question la surprit tant.
Comme elle ne répondait pas, il soupira. Elle l’avait rarement vu exprimer tant de sentiments humains en si peu de temps. Que se passait-il ? De manière paradoxale, ce frémissement du masque intensifia encore la dévotion qu’elle lui portait.
— Que voulez-vous dire ? finit-elle par demander.
— Es-tu satisfaite de la vie que tu mènes à Bhénak ?
— Bien sûr ! Je…pourquoi me demandez-vous ça ?
Il ne répondit pas. Ils restèrent un long moment silencieux, chacun plongé dans ses propres pensées.
— Comme tu le sais, le temps de ta formation est terminé, annonça-t-il enfin. Bientôt, je te confierais une vraie mission.
— Vous m’honorez… commença-t-elle cérémonieusement.
— Non, la coupa-t-il. Je t’utilise.
— C’est pareil ! répliqua-t-elle.
Il se tourna vers elle et la fixa avec gravité. Elle sentit alors une indicible émotion la prendre, une vague puissante et imprévue, mélange d’admiration, de respect et d’adoration. Jamais, avant d’arriver ici, elle n’aurait imaginé qu’on puisse éprouver une telle vénération envers quelqu’un.
Cet homme lui avait tout appris. Il s’était parfois montré dur, parfois insensible, mais jamais injuste. Elle l’avait craint, surtout au début, mais il avait su mettre au jour chez elle tant de facettes insoupçonnées, il avait mis à sa disposition tant de pouvoir, il lui avait ouvert un univers si vaste, qu’elle savait qu’elle ne pourrait jamais totalement rembourser sa dette.
— Ce sera un honneur pour moi que de vous servir, continua-t-elle. Je sais tout ce que je vous dois… et vous, vous savez que vous pourrez toujours compter sur moi.
Mue par une impulsion subite, sans vraiment réfléchir – sans quoi elle n’aurait pas osé, craignant d’être complètement ridicule – elle mit un genou à terre et inclina la tête. Elle avait vu faire cela un nombre incalculable de fois, dans ces films qu’elle affectionnait autrefois, mais n’aurait jamais imaginé ressentir un jour le besoin ou l’envie de faire de même.
Il ne dit tout d’abord rien, et ces quelques secondes s’étirèrent, commençant à lui faire regretter son mouvement impulsif. Mais avant qu’elle n’ait le temps de se demander comment rattraper sa bourde sans ajouter davantage au ridicule de la situation, il murmura finalement :
— Relevez-vous, Assistante.
Elle redressa la tête, ne sachant si elle devait se sentir embarrassée, ou si elle s’était comportée de manière appropriée. Il se tenait devant elle, très raide, mais elle crut sentir, sous le vernis impassible, une émotion qu’elle n’arriva pas à qualifier. Rire contenu, satisfaction, embarras, ou encore totalement autre chose ?
Il croisa alors son regard et hocha la tête, une fois, et ce simple mouvement lui montra que l’hommage était accepté, ainsi que la reconnaissance de ce qu’il impliquait. Elle sentit un autre sentiment émaner de la grande silhouette en face d’elle, et, à ne pas s’y tromper, c’était de la fierté. Une fierté qui la concernait, elle, et ce qu’elle était devenue. Une fierté, curieusement, matinée d’inquiétude. Mais sans doute devait-elle se tromper. Qu’est-ce qui aurait bien pu inquiéter le Seigé ?
Quant à elle, elle était consciente de la puissance de sa dévotion. Ce n’était pas de l’amour – totalement immature, Claire aurait été bien incapable de reconnaître ce sentiment – mais c’était un respect qui confinait à la vénération. Elle se releva, le cœur réchauffé par cette acceptation mutuelle de leurs deux rôles, intensément fière que de pouvoir se tenir ainsi à ses côtés et partager ces moments avec lui.
Elle savait que ce n’était pas un ange. Elle savait qu’il utilisait parfois des méthodes assez radicales et assez peu politiquement correctes pour parvenir à ses fins. Mais après tout, on ne faisait pas d’omelette sans casser d’œufs, n’est-ce pas ? Ce qui comptait, c’était le résultat. Car lorsqu’on occupait un tel poste de pouvoir, il y avait forcément des mécontents, des abus et, oui, probablement, des injustices. Mais c’était cela, la vie. Le rêve, c’était bon pour les utopistes, les faibles. Et elle n’entendait pas être de ceux-là.
Leftarm se détourna soudain, rompant l’espèce de connexion qui s’était créée entre eux, plus profonde que ce qu’ils avaient jamais partagé, et Claire eut brusquement froid, de manière inexpliquée.
— Assistante Monestier, que savez-vous de Carialis ?
Le brusque changement de ton et de sujet indiqua que cette si inhabituelle parenthèse était terminée. Réprimant un frisson, Claire se redressa.
— Carialis. Principale planète principale du Canton de Vos. Ce canton ne comporte que trois systèmes, récita-t-elle, dont deux composés uniquement de rochers stériles et de boules de gaz. C’est un Canton minier qui fournit à Kivilis des ressources non négligeables en matières brutes et semi-raffinées.
— Exactement, approuva le Seigé.
— Pourquoi allons-nous là-bas ?
— Il semblerait que le Gouverneur ait besoin qu’on lui rappelle qui il doit servir…
Claire sourit alors, par anticipation. C’était toujours une grande satisfaction que de voir Leftarm tancer les politiciens véreux…
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