Chapitre 55 - Convocation
— Nous nous sommes compris, acheva Leftarm d’un ton paisible.
Trop paisible.
Claire connaissait trop bien le Seigé pour se méprendre sur son air conciliant. Et le Gouverneur de Carialis, quoique totalement dénué d’empathie, avait également parfaitement saisi la menace. Leftarm détourna le regard, signifiant ainsi que l’entretien était clos.
Le Gouverneur était très grand, d’une carrure imposante, et cependant, quand il se leva avec précipitation, balbutiant force promesses et autres paroles flatteuses au Seigé qui ne l’écoutait déjà plus, il parut ridicule, insignifiant. Claire l’observa avec détachement ramasser ses datatiges et sortir à reculons, assurant encore Leftarm qu’il lui donnerait entière satisfaction.
La porte se referma derrière lui avec un chuintement étouffé. Le suivant mentalement, Claire le vit se redresser brusquement, raide de fureur, une émotion qu’il s'imaginait avoir dissimulé au plus puissant des représentants du Directeur, ignorant que Leftarm lisait en lui comme dans un livre ouvert. Il déversa sa colère sur les assistants qui l’attendaient, immobiles, dans l’antichambre, puis il releva la tête et sortit dignement dans l’aire de réception, suivi à distance respectable par ses conseillers. Alors Claire relâcha sa concentration, et tourna la tête vers Leftarm.
Ce dernier s’était adossé à son fauteuil, fixant la porte, les doigts joints devant lui, dans une attitude qu’elle connaissait bien. Comme s’il avait senti son regard, il dit, sans changer de position :
— Votre analyse, Assistante.
Elle hocha la tête.
— Cet homme est rusé, calculateur… je pense qu’il a l’habitude d’abuser de son statut. Il est très ambitieux, mais assez intelligent pour savoir qu’il serait dangereux de vouloir vous doubler.
— Me doubler… ? répéta paisiblement Leftarm, tournant légèrement son fauteuil pour être face à elle.
Il haussa un sourcil.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je pense qu’il vise beaucoup plus haut que son poste de Gouverneur, répondit-elle avec assurance.
— Et qu’est-ce qui vous a donné cette impression ?
Elle s’accorda un instant de réflexion. Comme à chaque fois, il était difficile de rassembler en pensées, puis en paroles claires et cohérentes, tous les sentiments perçus chez le sujet qu’elle devait observer. Elle était censée s’appuyer également sur son comportement - les gestes visibles, et ceux qui avaient été retenus - pour étayer ses affirmations.
Comme d’habitude, Leftarm la poussait à réfléchir, non à se contenter de quelques impressions vagues. Elle devait analyser la situation de la manière la plus objective possible.
— Cet homme n’est pas franc, dit-elle finalement.
— Ayant réussi à accéder à un tel poste, cela me semble inévitable, remarqua sèchement son mentor. Sont-ce là toutes vos conclusions ?
— Non, s’empressa-t-elle de répondre. Il était très sûr de lui, jusqu’à ce que vous abordiez le fiasco des opérations sur Cuvhat, et ce raid Libertan sur les usines d’approvisionnement. Il m’a alors paru très mal à l’aise.
— N’est-ce pas compréhensible, quand on a les mains encore humides d’un tel échec ? Pour l’instant, vous ne me livrez que des lieux communs.
La réprimande était sévère. Mais cela faisait partie du jeu auquel le Seigé jouait avec elle depuis tant de mois, lors des Séances d’Observation, qu’il en fallait plus pour la déstabiliser désormais.
— Ce que j’entendais par là, précisa-t-elle, c’est que malgré l’assurance dont il a fait preuve, il n’a pas la moindre idée de la taupe des Libertans. Son enquête piétine, bien qu’il dise le contraire, mais il tient à vous présenter un coupable le plus rapidement possible.
Leftarm haussa un sourcil.
— Donc selon vous, cet homme dont il nous a parlé – il consulta ses notes – ce Viliam Moene, ne serait pas le traître ?
— Je ne m’avancerais pas jusque-là…
— Cessez ces finasseries, la coupa-t-il. Je veux une réponse claire.
Elle hocha la tête, organisant rapidement ses idées et les suppositions qu’elles lui inspiraient, puis se lança.
— Eh bien, il y avait dans son esprit une grande confusion à propos de cette affaire. Il n’a aucune preuve tangible qui permettrait d’incriminer, de près ou de loin, l’homme dont il vous a parlé. Mais il est persuadé que vous amener rapidement un coupable, ou tout du moins quelqu’un qui en ait l’apparence, intercédera en sa faveur pour son accession à un rang de Dynaste.
Leftarm pianotait sur son bayni.
— Intéressant, fit-il au bout d’un moment. Apparemment, ce Moene est un ancien conseiller du Gouverneur. Penseriez-vous à une vengeance d’ordre personnelle ?
Elle réfléchit quelques instants à l’impression que lui avait fait le dirigeant de Carialis, puis acquiesça.
— Étant donné la personnalité du Gouverneur, ce serait possible, en effet.
— Que suggérez-vous donc ?
— Mettre nos propres services de renseignements sur l’affaire, si nous voulons être sûrs de l’impartialité des résultats de l’enquête. Cela nous permettra de remonter une piste plus fiable, si nous voulons vraiment atteindre les Libertans, et non les ennemis du Gouverneur.
Le Seigé resta un moment silencieux, et elle crut deviner un sourire sur ses lèvres étroites. Mais ce ne fut qu’une impression fugace, et elle douta avoir bien vu. Il dit finalement :
— Ce sont là des suppositions intéressantes. Mais vous auriez également dû remarquer ce sentiment de peur qui ne l’a pas quitté pendant toute notre conversation. Et je ne parle pas de la peur de cet entretien. Il est profondément inquiet, et cela a un rapport avec Cuvhat. Notre visite l’a mis sur ses gardes.
Elle le regarda, tentant d’assimiler ses paroles.
— Selon vous, ce serait un Libertan ? hésita-t-elle.
— Pas nécessairement. Mais il semble avoir quelques petites affaires dans ce système, dont il aurait du mal à se justifier devant moi.
— Alors pourquoi ne pas lui en avoir parlé ?
— Allez-vous m’apprendre à faire mon travail ?
Elle rougit.
— Excusez-moi.
— Au lieu de t’excuser, réfléchis. Tu comprendras pourquoi je préfère le laisser vaquer à ses petits trafics plutôt que lui faire comprendre que je le surveille.
Elle ne put que s’incliner devant cette nouvelle démonstration de l’esprit retors de son professeur. Rien ne pouvait échapper au Seigé, et elle se surprit à penser, une fois de plus, au jour où elle maîtriserait assez ses pouvoirs pour être capable de cerner aussi bien une personne qu’il ne le faisait, lui.
Quelques minutes passèrent, durant lesquelles elle resta sur le qui-vive, au garde-à-vous derrière son fauteuil, comme à chacune des réunions auxquelles elle assistait, officiellement, en tant que garde du corps, depuis qu’ils avaient atterri sur la planète. Grâce au rigoureux entraînement du Lieutenant Saulnier, c’était une fonction qu’elle était tout à fait à même de remplir si le besoin s’en faisait sentir.
Mais ce n’était pas tant une attaque venant de l’extérieur qu’elle craignait.
De la part de Leftarm, elle avait appris à s’attendre à tout, et si un commando armé jusqu’aux dents avait soudainement fait irruption dans le bureau, il eut été fort possible que ce soit le Seigé lui-même qui l’ait recruté, et ce, afin de tester ses capacités de réaction à elle. Ce n’aurait d’ailleurs pas été une attaque si improbable.
Cette fois-ci cependant, il ne se passa rien, et le Seigé lui tendit finalement une carte de données.
— Portez ceci au Commandant Thisseren. Malgré les assurances de notre ami le Gouverneur, je n’ai pas confiance en son réseau de transmission…
Avec un mince sourire de connivence, elle s’inclina et sortit.
Vingt minutes plus tard, elle était de retour dans l’aire de réception. Elle arrêta le secrétaire au moment où il tendait la main vers l’intercom pour l’annoncer.
— Ce sera inutile, merci.
Ignorant son regard curieux – c’était un employé du Gouverneur et il ne s’était toujours pas habitué à un tel manquement au protocole, même après ces trois jours sur Carialis – elle pénétra dans l’antichambre. Il n’avait jamais vu une personne qui ait ses entrées libres chez quelqu’un d’aussi important que le Seigé, a fortiori une jayn, et cela la gonfla une nouvelle fois d’orgueil.
Elle s’arrêta devant l’imposante porte et tendit son esprit.
Tu peux entrer, agréa silencieusement Leftarm.
Il était en holocom quand la porte coulissa, et ne lui jeta même pas un regard. Elle se tint silencieusement hors du champ d’émission, les yeux baissés. Mais elle avait cependant eu le temps de reconnaître le correspondant, avec un soudain pincement au cœur.
Le Directeur.
— Je peux donc compter sur vous, Seigé Leftarm, ronronna-t-il.
— Il en sera fait selon vos désirs, acquiesça ce dernier.
L’image holographique s’estompa et Leftarm se tourna vers elle.
— Nous parlions justement de vous.
Son appréhension s'accentua. Le Seigé l’examina un instant puis déclara, l’air préoccupé :
— Le Directeur requiert votre présence immédiate sur Kivilis.
Elle ne put masquer sa surprise.
— Moi ? Mais pourquoi ?
La voix claqua, glaciale :
— Vous aviez d’autres projets ?
— Non, bien sûr que non, se hâta-t-elle de répondre. Je suis à vos ordres.
— Bien. L’important pour le moment est de vous trouver un transport, car il faut que vous partiez sur l’heure. Le Directeur a été très clair sur ce point.
Il n’avait pas l’air content du tout. Il paraissait même… furieux !
Pourtant, elle sentait que ce n’était pas contre elle.
Le Directeur… ! C’est la meilleure, ça ! Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ?
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