Chapitre 56 - Négociations
Étant donné ce qui s’était passé au Mont Miroir, et les avertissements à peine voilés du Seigé par la suite, Claire avait senti une boule d’angoisse élire place au fond de son estomac dès qu’elle avait reconnu le Directeur.
Elle aurait aimé davantage de précisions, mais l’attitude de son mentor lui disait clairement de ne pas en demander plus. Pourtant, elle passa outre.
— Est-ce que vous savez ce qu’il me veut ?
— Vous n’avez manifestement pas fait si mauvaise impression que cela, l’autre fois, répliqua son professeur d’un ton sec. Il semblerait qu’il ait des projets pour vous.
— De... des projets ? bégaya-t-elle. De quel genre ?
Allait-elle quitter le service de Leftarm ? Juste après le serment qu’elle venait de lui faire ? Sa panique augmenta.
— Il a une mission très particulière à vous confier, consentit à révéler le Seigé, avant d’ajouter gravement : j’espère donc que vous me ferez honneur.
Ce n’était pas spécialement rassurant, mais elle hocha la tête, légèrement rassénérée, d'autant plus que Leftarm ajouta :
— Nous nous reverrons à Bhénak quand tout ceci sera terminé. Maintenant, comment comptez-vous revenir sur Kivilis ?
Elle savait reconnaître un défi quand elle en voyait un. Mettant de côté ses interrogations et ses craintes, elle prit les choses en main. Faire face aux situations inattendues était justement le but de son entraînement.
— Je ne pense pas que cet endroit ait un trafic assez important pour que je puisse embarquer immédiatement sur un vol régulier pour la capitale, réfléchit-elle. Je vais donc devoir utiliser, voire louer, un bâtiment privé.
— Vous ne trouverez pas de vaisseau à louer, pas ici, objecta le Seigé. Et de toute manière, comme vous n’avez malheureusement pas encore validé la partie pratique de votre brevet A, vous ne pourriez pas le piloter. Tout au plus pouvez-vous espérer trouver un passage sur un transport particulier. Mais, pour des raisons évidentes de sécurité, je voudrais que vous voyagiez discrètement.
Il pianota rapidement sur sa console et étudia le résultat d’un regard froid. Puis il déclara :
— Je fais la demande pour une couverture civile immédiate, identité et fournitures. Vous verrez cela avec le Lieutenant Mazzade en sortant d’ici. En attendant, il vous faut trouver un passage vers Kivilis au plus vite.
Il sembla hésiter un instant, puis reprit :
— Vous avez l’autorisation d’user de tous les moyens nécessaires, bien sûr. Mais dépêchez-vous.
— J’appelle la Capitainerie, acquiesça-t-elle.
Il hocha la tête. Elle contourna le bureau pour accéder à la console d’angle, au fond de la pièce, près de la baie étroite qui était la seule ouverture vers l’extérieur. Pour une fois, elle ne jeta pas un regard au paysage qui s’étalait au dehors, préoccupée par sa mission. Pourtant, la vue méritait le détour.
Les quartiers que le Gouverneur de Carialis avait alloués au Seigé et à sa suite occupaient plusieurs étages de l’une des plus hautes tours de Carialis Prima, la principale ville de la planète. Dans le ciel d’un bleu lavande, parsemé de nuages violets, un énorme soleil rouge jetait des ombres pourpres sur la cité en contrebas. Un fleuve boueux sinuait entre des bâtiments massifs et sans grâce, accolés les uns aux autres en grappes désordonnées d’un brun terne, avant de se jeter dans un lac immense, si large que l’autre rive était à peine visible.
La plupart des immeubles de la ville et de ses faubourgs n’étaient pas très élevés, une dizaine d’étages, tout au plus. La Cité Administrative, où ils résidaient, n’était guère plus haute. Aucune tour ne dépassait les vingt-cinq étages. Il s’agissait là de colonnes de pierre brute, sans la moindre fantaisie architecturale, purement utilitaires. Leur seule originalité consistait en leur disposition et leur taille : un cercle parfait, autour d’un énorme bassin en forme d’étoile à seize branches, chacune d’entre elle pointant vers l’un des immeubles administratifs. Chacune des tours, exceptée la Haute-Tour où ils se trouvaient, était légèrement plus petite que la précédente.
Sur la place, autour de la fontaine, les véhicules antigrav jouaient un ballet complexe alors que l’heure de mi-journée approchait, lâchant ses hordes de fonctionnaires vers une pause bien méritée dans la Vieille Ville.
Par-delà les tours, le fleuve paresseux et la cité, le lac paraissait briller de milliers de rubis, dans la lumière flamboyante du gros soleil rouge de Carialis. Une multitude d’esquifs aux voiles chamarrées sillonnaient sa surface telles de minuscules fourmis affairées, à peine visibles à cette distance. Outre ses mines, Carialis était renommée pour son poisson séché, un produit de luxe qui s’arrachait sur les meilleures tables de Kivilis, et la pêche dans ses immenses lacs était l’une de ses principales activités d’exportation.
Mais l’heure n’était pas à la contemplation du paysage. Activant la console, Claire appela l’annuaire, et eut tôt fait d’obtenir une communication avec le service des Enregistrements. Le visage bleu et avenant d’un jeune Sullite apparut sur l’écran.
— Service Enregistrements et Réservations de l’Astroport de Carialis Prima, que puis-je pour vous ?
— Bonjour, j’aimerais savoir quand part le prochain vol direct pour Kivilis.
— Kivilis ? Demain soir à 2100, jayn. Arrivée prévue cent vingt-trois heures plus tard – soit presque cinq jours - au pôle d’échange 42 de Kivilis, à environ onze heures du matin, Temps Galactique Standard. Souhaitez-vous réserver un passage ?
Demain soir... et cinq jours plus tard ! Ce vaisseau devait être une antiquité, pour mettre tant de temps pour un trajet direct : avec l’Inexorable, ils n’avaient mis que trois jours et demi !
Du coin de l’œil, elle vit Leftarm secouer imperceptiblement la tête.
— Je suis vraiment pressée. N’y-a-t-il vraiment aucun départ avant ce soir ?
L’employé jeta un coup d’œil à son écran, et fronça les sourcils.
— Il y en a bien un à 1650 cet après-midi, mais je doute que cela ne vous convienne : ce vaisseau fait escale à Marnaz et à LaGhieta, et atterrit sur Kivilis avec trente-huit heures de retard sur le premier.
— Je vois. Et qu’en est-il du trafic particulier ?
— Je regrette, jayn, mais nous ne pouvons pas vous faire embarquer sur un bâtiment de particuliers.
— Et pourquoi cela ?
— Nous ne sommes pas une agence de location de vaisseaux, expliqua-t-il, sans masquer son dédain. J’ai bien peur qu’il ne vous faille attendre le vol de demain.
— C’est hors de question.
L’autre la regarda, surpris.
— Écoutez, je suis désolé, mais il n’y a pas d’autre solution.
Elle haussa un sourcil.
— Vous allez pourtant devoir en trouver une.
Il eut un mouvement de recul, et la fixa avec méfiance, comprenant qu’il avait à faire à plus forte partie que prévue. Quand il répondit, après une profonde inspiration, elle devina qu’il tentait de garder son calme.
— Jayn (le ton était tellement appuyé qu’il en était presque insultant), soyez raisonnable… Comprenez que nous ne pouvons affréter un vaisseau pour une seule personne.
— Je peux payer, poursuivit-elle.
— Ce n’est pas la question.
— Je veux parler à votre supérieur.
— Il vous répondra comme moi.
— Quant à cela, laissez-moi donc en juger moi-même.
— Mais…
— J’ai bien peur, le coupa-t-elle avec une nonchalance qui ne le trompa pas, que vos supérieurs ne soient extrêmement fâchés que vous contreveniez à ma demande. Je dis bien extrêmement.
Le Sullite resta quelques instants interdit. Plusieurs émotions jouèrent sur son visage, de l’incrédulité à la crainte, en passant par l’irritation. Elle crut un instant qu’il allait simplement couper la communication, mais quelque chose dans son ton dut le convaincre qu’elle ne bluffait pas.
— …je vous mets en contact avec le Directeur Rhéale… Veuillez patienter.
L’image disparut, remplacée par le logo de l’astroport et une musique aigrelette. Claire resta immobile devant l’écran, essayant de paraître détendue. Pourtant, son cœur battait à tout rompre.
Depuis cette première fois, avec le garde, au Hangar Trois, elle avait entrepris de peaufiner ce ton, mélange d’autorité tranquille et de menace subtile, qu’elle avait inconsciemment emprunté au Seigé. Bien qu’elle n’ait encore pas eu à l’utiliser souvent, elle se rendait compte, comme le lui avait dit Leftarm, que c’était de plus en plus facile. Et surtout, loin de lui déplaire…
Comme elle était loin, cette jeune fille naguère si timide qui avait un jour traversé l’Esplanade de Bhénak avec la peur au ventre !
Bien sûr, le fait que Leftarm soit dans la pièce, à l’écoute du moindre faux pas, n’était pas spécialement rassurant, mais sa présence avait aussi quelque chose de stimulant.
Le visage d’un Humain d’âge mur, grisonnant, un implant tape-à-l’œil clignotant sur l’oreille, apparut soudain sur l’écran. Il affichait un air important.
— Bonjour, jayn. On me dit que vous désirez aller sur Kivilis ?
— Le plus rapidement possible, acquiesça-t-elle.
Il afficha un sourire aimable, un rien condescendant.
— Le vol de demain soir ne vous convient pas ? J’ai bien peur que nous n’ayons rien d’autre à vous proposer.
— C’est fort dommage pour vous, répondit-elle.
Elle affichait un air de confiance absolue, qu’elle était loin de ressentir. Mais si elle se rappelait bien certains cours du Centre...
— Bien entendu, si c’est vraiment très urgent, poursuivit-il, on peut toujours s’arranger. Mais je crains que ce ne soit au-dessus de vos moyens…
Gagné.
— Ne vous occupez pas de mes moyens, et dites votre prix.
— Voyons… compte tenu de la période, et du trafic…disons – pour un aller simple, n’est-ce pas – cinquante mille.
— Vous me prenez pour une imbécile ? rétorqua-t-elle. À ce prix-là, j’ai un appareil neuf et son équipage. Cinq mille, pas plus.
Il la regarda à nouveau, plus attentivement, et elle comprit qu’il révisait son opinion à son sujet.
— Il y aura des frais, protesta-t-il. Sans compter que vous imposer – même si vous êtes une jayn charmante, ce dont je ne doute pas – à un capitaine contre son gré risque de faire une mauvaise publicité à cet astroport. Je ne peux pas descendre en dessous de vingt-cinq mille.
— Laissez tomber la flatterie, répliqua-t-elle froidement. Sept mille.
— Voyons, vous plaisantez ! Comprenez bien que c’est uniquement pour vous arranger que je vous propose cette solution. Vous n’imaginez pas le nombre de règlement que je dois enfreindre…
— Vous avez toute ma sympathie. Mais ne poussez pas le bouchon trop loin. Je sais que ce genre d’infraction vous est très profitable, et plus souvent qu’on ne pourrait le croire.
Elle avait lancé l’accusation un peu au hasard, mais en voyant la tête de son interlocuteur, elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée. Il y eut un silence.
— Qui êtes-vous… ? dit-il enfin.
— Mon nom ne vous dirait rien. Mais il me serait très désagréable de vous voir gâcher votre carrière à cause d’un stupide manque de coopération.
Le silence fut encore plus long.
— Dix mille, dit-il finalement. C’est mon dernier prix.
Le prix lui paraissait encore un peu élevé – elle n’avait pas les tarifs des vols spatiaux en tête, mais de ce qu’elle se souvenait des exercices de maths qu’elle avait pu faire avec Inause, un vol inter-système dépassait rarement les 1500 voxels/journée – mais il semblait compliqué de baisser le prix davantage.
— Très bien. À quelle heure dois-je embarquer ?
L’homme consulta ses écrans, et répondit :
— Dans cinquante minutes, quai Cinq. Le cargo s’appelle l’Œil du Cyclone. Son plan de vol indique qu’il arrivera sur Kivilis aux environs de midi HS, dans trois jours.
Elle acquiesça.
— C’est parfait. Bien entendu, pour ce prix, j’exige une discrétion totale de votre part.
— Bien entendu, répéta-t-il.
— Je n’oublierai pas votre geste, conclut-elle. Voici les dix mille.
Elle apposa son poignet sur la plaque sensitive. L’implant de son interlocuteur lui confirma que la somme avait été versée, car il hocha la tête.
— Je vous attends.
L’écran s’éteignit. Très satisfaite d’elle-même, elle se tourna vers Leftarm. Il hocha la tête, une fois, puis retourna à son terminal. Par-delà son approbation muette, qui comme toujours la réchauffa, elle sentait sa contrariété. Une contrariété qui, elle le savait, ne venait pas de la façon dont elle avait négocié son passage, mais plutôt de la convocation arbitraire dont elle faisait l’objet.
— Tu devrais déjà être partie, dit-il ensuite simplement, sans lever les yeux.
Bien entendu, qu’aurait-elle pu attendre d’autre ?
Très raide, elle salua, et quitta la pièce. Au moment où la porte se refermait, elle entendit la voix de son mentor rajouter, comme un avertissement :
— Je compte sur toi.
Il y avait un je-ne-sais-quoi de définitif dans son ton qui la mit mal à l’aise. Mais déjà la porte était close, et elle repoussa les interrogations qu’elle avait suscitées au plus profond de son esprit.
Elle devait garder sa concentration pour l’épreuve qui l’attendait : que lui voulait donc le Directeur ? Pourquoi exigeait-il sa présence, seule, si rapidement ?
Elle se rappelait très bien les avertissements de son professeur, ce jour-là, dans le simulateur. Le Directeur est dangereux, avait-il dit.
Alors, quelle mission si urgente l'éminence grise de Kivilis souhaitait-elle lui confier ?
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