Chapitre 57 -L’Œil du Cyclone (1/2)

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 Quand Claire déboucha enfin, sac à l’épaule, au pas de course, sur le Quai Cinq de l’astroport, une puissante odeur de carburant la prit à la gorge. Quelle différence avec les hangars aseptisés de Bhénak ou de l’Inexorable, où la moindre tache d’huile sur le sol était proscrite ! Ici, les effluves étaient tellement forts qu’ils lui firent monter les larmes aux yeux. Mais, apercevant le capitaine du port un peu plus loin, elle se redressa. Elle ne voulait montrer aucun signe d’un quelconque inconfort, qui aurait terni l’impression qu’elle lui avait faite par l’HoloRéseau.

 Posé dans son berceau d’amarrage, le vaisseau qui l’attendait faisait plutôt piètre figure. Habituée aux coques étincelantes et colorées des vaisseaux de Kivilis, et à leurs formes profilées, elle devait reconnaître que celui-là paraissait plutôt décati. Couvert de poussières et de traînées, aux arêtes massives, il n’avait rien d’engageant. Il avait dû être bleu, à une époque lointaine, mais des plaques et de multiples raccords de matériaux d’autres couleurs prouvaient qu’il n’était plus de première jeunesse, ou qu’il avait eu une vie mouvementée.

 Deux personnes, dont Rhéale, le directeur de l’astroport, l’attendaient au pied de la coupée. Ils se trouvaient encore à bonne distance, mais même sans le poeïr, elle aurait senti leur impatience. Le capitaine du port était minuscule, et portait une longue robe qui tassait sa silhouette et le faisait paraître encore plus petit qu’il ne l’était réellement. Le non-hum qui attendait à côté de lui, plutôt bien en chair, paraissait immense en comparaison. C’était un Quartet au front proéminent et aux épais sourcils noirs, dont la double paire de bras sortait d’une combinaison qui avait connu des jours meilleurs. Une grande trousse à outils, maculée de taches de graisse, pendait à sa ceinture.

 Apercevant Claire, le directeur de l’astroport lui fit un grand signe et s’avança vers elle à petits pas pressés. Son implant clignotait frénétiquement sur sa tempe. Arrivé à sa hauteur, il chuchota, en levant la tête vers elle, avec un curieux mélange de déférence mielleuse et d’autorité :

— Dépêchez-vous, honorable jayn ! Ils vont finir par manquer leur fenêtre-horaire !

— J’aurais pu arriver plus tôt, répliqua-t-elle avec une absolue mauvaise foi, si vos gorilles de l’entrée n’avaient pas voulu à toute force contrôler mon identité ! Je croyais pourtant m’être bien fait comprendre !

 L’autre blêmit, bafouilla, tout en courant pour rester à sa hauteur :

— Je sais que vous voulez rester discrète… je me suis permis de dire que vous étiez ma nièce, pour qu’ils vous prennent à leur bord sans poser trop de questions…

Elle hocha la tête avec approbation, et chuchota alors plus aimablement, non sans malice :

— Vous avez bien fait. Mes employeurs sauront s’en souvenir…

 À ces mots, l’homme pâlit encore davantage, ce qui, malgré la satisfaction que cela lui apportait, l’emplit d’un certain malaise. C’était la première fois qu’elle avait la possibilité d’user ainsi de son pouvoir en dehors de Bhénak, et elle n’avait jamais vu quelqu’un ramper à ce point devant elle. Elle le plaignait presque.

 Et en même temps, c’est complètement grisant !

 Il faut dire que recevoir une ligne de crédit sur un compte du Gouvernement Central de Kivilis, cela asseyait quelque peu une position.

Dommage que je sois censée jouer les étudiantes anonymes pendant le voyage, parce que c'était quand même bien pratique !

 Ils approchaient de la coupée et du non-hum en combinaison, et elle devait se rappeler d’adopter une attitude plus conforme à son nouveau personnage, qui n’aurait plus rien à voir avec l’Assistante de l’un des hommes les plus puissants du Quadrant.

 Le Lieutenant Mazzade, la petite femme dynamique qui gérait l'Intendance de Leftarm pendant ses déplacements, avait réussi à lui fournir des vêtements classiques, un bagage et une identité conforme en un temps record. Désormais, c’était à Claire de jouer pour ne pas se trahir, et la déférence du chef de l’astroport pouvait être compliquée à expliquer.

— Voici monsieur Hixcel… commença ce dernier alors qu’ils entraient dans l’ombre imposante du vaisseau décrépit.

— Nous n’avons pas le temps, coupa l’autre avec un geste impatient de ses bras gauches. Allez, montez, on aura tout le temps pour les mondanités à bord !

 Sans attendre de réponse, il disparut à l’intérieur du vaisseau, lui faisant signe de le suivre. À fond dans son nouveau rôle, elle salua alors avec aplomb le directeur de l’astroport en lui lançant un « Au revoir, tonton ! » suffisamment fort pour que quiconque à la ronde puisse l’entendre. Puis elle courut à la suite de son nouveau compagnon, et le sas se referma aussitôt derrière elle.

 Hixcel – ce devait être le mécanicien du bord – marmonna quelque chose dans un intercom, et un grondement sourd fit bientôt trembler le sol sous leurs pieds. Il lui fit signe de le suivre dans un puits antigravité qui les amena promptement au niveau supérieur, grâce à un bon coup de pied qui leur permit de prendre de l’élan dans cette zone 0-g. Ils débouchèrent dans un petit couloir, au moment où les moteurs auxiliaires se mettaient en marche, accroissant alors brièvement la gravité - un signe, pas très rassurant, que les compensateurs du vaisseau ne semblaient pas très efficaces.

 Un minuscule hublot triangulaire était coincé entre deux poutrelles métalliques. Jetant un coup d’œil – elle ne se lassait décidément pas des décollages ! – elle vit l’astroport, puis la ville, devenir de plus en plus petits. Elle devina un instant la Haute-Tour de la Cité Administrative, puis ils traversèrent la couche nuageuse et elle ne vit plus qu’un paysage moutonneux à l’infini, couleur de cuivre et de feu, dans le ciel qui allait s’obscurcissant.

 Hixcel s’était arrêté, lui aussi, et il observait le spectacle avec la patiente condescendance des vieux routiers de l’espace envers les néophytes.

— Vous vous appelez comment, au fait ? Moi c’est Erad, mais on m’appelle Rad.

— Claire. Et je voulais vous remercier d’avoir bien voulu me prendre à votre bord…

— Ah, ça, vous le devez à l’insistance de votre oncle, vous savez. Giles n’était pas tellement d’accord, mais bon… Enfin, bienvenue, hein, quand même.

 Elle ne savait pas qui était ce « Giles », mais de toute évidence, sa montée à bord n’enthousiasmait pas les occupants du cargo. Elle sentait que le Quartet était contrarié, lui aussi, mais il se forçait à faire bonne figure.

 Claire se doutait qu’ils n’avaient pas vraiment eu le choix. Rhéale pouvait leur retirer leur autorisation de décollage, voire plus encore, s’ils n’obtempéraient pas à sa requête. Dans ces Cantons reculés comme ailleurs, avait-elle appris aussi bien au Centre que dans le Grand Bureau, les pots de vin et les passe-droits étaient monnaie courante. Ce genre de pression ne devait pas être rare.

 Et puis, se tranquillisait-elle, même si l'équipage du cargo ne recevait que la moitié de la somme astronomique qu'elle avait réglé pour son voyage, cela suffirait largement à compenser le désagrément de sa présence.

— Grâce à vous, on va enfin pouvoir se payer un nouveau compensateur, rajouta Erad, se faisant l'écho de ses pensées. Donc Giles peut bien râler, au final, vous verrez, il finira par se faire une raison ! Et sinon, vous faites quoi, dans la vie ?

— Je suis étudiante, répondit-elle d’un air ingénu. Sur Kivilis.

 Ils pouvaient vérifier, si ça leur chantait ! L’unique Claire Monestier recensée était étudiante en Sciences Politiques au Centre d’Enseignement Supérieur Bodelaire, sur Kivilis Oriental. Elle avait une adresse, un matricule, des cours : la puce d’identité de son poignet le confirmait. Cette couverture, entretenue avec soin pendant des mois par les services de Bhénak, avait été créée pendant sa formation au Centre. Elle n'était pas censée servir si tôt, et il avait fallu l'activer et la charger sur sa puce avant qu’elle ne quitte la Haute-Tour Administrative. C'était la raison de son retard, et elle avait bien failli rater le décollage !

— Ah. Et comment se fait-il que vous n’ayez pas pu attendre le vol de demain ?

— J’étais en vacances chez mon oncle, mentit-elle avec aplomb, déroulant le discours soigneusement préparé pendant son trajet vers l’astroport. Normalement, je devais passer la soutenance de mon diplôme dans trois décades. Mais ils ont avancé la date, et le message s’est perdu dans le Réseau !

 Les holocoms directes, dites mégalux – les communications inter-système, en direct et quasiment sans latence – étaient extrêmement coûteuses. Très peu de particuliers avaient les moyens de passer de tels appels – et encore, tous les systèmes n’étaient pas équipés. La plupart des gens utilisaient les dépêches via le Réseau, qui transitaient par des relais positionnés dans l’ultralux et pouvaient mettre des heures, voire des jours, avant d’arriver à destination. Et il n’était pas rare que des messages, sans qu’on ne sache trop pourquoi, mettent bien plus longtemps. Quand ils arrivaient !

— Je ne l’ai appris que ce matin ! poursuivit-elle d’un ton catastrophé. J’étais en panique totale, car je passe dans quatre jours !

 C’était étonnamment facile de retrouver l’état d’esprit de ses préoccupations d’ado, quand rien n’était plus important que le prochain contrôle ou la sortie en ville avec les copines. C’était comme se glisser dans un cocon rassurant, et qui pourtant, maintenant, lui semblait totalement étranger.

Enfin, pas tant que ça. C’est dingue comme certains réflexes reviennent vite !

— Franchement, j’ai eu un sale coup de stress ! ajouta-t-elle. Heureusement, mon oncle a dit qu’il allait essayer de s’arranger… et voilà. Vous me sauvez la vie, vous savez !

— Ouais, ben en effet, vous avez de la chance, admit son nouveau compagnon en hochant la tête. C’est pas tout le monde qui a le bras long comme vot’ tonton, je peux vous dire !

 Elle sentit pourtant que sa petite improvisation avait fait son effet. La colère du technicien n’était pas partie, et il n’était toujours pas spécialement ravi de l’avoir à son bord. Mais au moins la considérait-il désormais avec un peu plus de sympathie.

C’est sans doute normal. J’imagine que les gens qui vivent comme ça en autarcie sur leur cargo n’aiment juste pas que des étrangers viennent déranger leurs petites habitudes… !

 Pour le rassurer, elle ajouta :

— Ne vous inquiétez pas, je ne vous dérangerai pas… il va falloir que je révise, je pensais avoir plus de temps pour me préparer, vous comprenez…

 Moins elle voyait l’équipage, moins elle aurait de risques de griller sa couverture, même si jouer une étudiante n’était pas vraiment un rôle de composition – ce qui était la raison pour laquelle c’était l’identité qui lui avait été assignée par les stratèges de Bhénak.

 Mais effectivement, elle devait se préparer. Car c’était bien un examen qu’elle allait passer avec le Directeur, même si elle ignorait pourquoi il souhaitait lui confier une mission, étant donné la piètre impression qu’elle lui avait faite lors de leur dernière rencontre.

 À cette idée, malgré toute sa nouvelle assurance, elle était totalement terrifiée.

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