Chapitre 58 - L’Œil du Cyclone (2/2)

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 Erad se gratta la tête de l'une de ses mains droites, essayant de paraître concerné.

— Ouais, je comprends, les études, c'est pas simple ! Moi ça fait longtemps que c'est loin, tout ça, heureusement ! En tout cas, vous avez de la chance, on a une cabine vide, vous serez tranquille !

 Au bout du couloir, ils en avaient pris un autre, tout aussi étroit, où s’encastraient plusieurs portes. Il ouvrit l’une d’entre elles.

— Tenez, proposa-t-il, si vous voulez poser vos affaires… C’est pas grand, mais au moins vous y serez seule !

 Trois lits-console superposés, dont les deux supérieurs étaient occupés par tout un fatras de caisses et de paquets entassés, un tabouret, un placard encastré. L’espace rentabilisé au maximum. Pour accéder au chevet, elle était obligée de se mettre de profil. En fait, c’était un peu plus grand qu’un placard. Mais un peu seulement. La cabine devait être utilisée comme débarras par les membres de l’équipage, car d’autres boîtes aux formes diverses étaient empilées un peu partout le long des murs, réduisant encore l’espace disponible.

 Eh bien, ça promet… ! Sur l’Inexorable, au moins, j’avais la place de me tourner…

 Elle qui avait déjà tendance à être malade ! Rien qu’à cette idée, elle sentit revenir la nausée. Elle déglutit.

— Les toilettes sont au fond à gauche, ajouta Erad, ignorant à quel point il suivait ses pensées. À côté de la douche. Une vraie douche, hein, pas une sonique ! Mais je vous préviens, l’eau est rationnée, évidemment, et les réserves ne sont pas énormes, alors gaspillez pas !

 Elle hocha la tête sans répondre et posa son sac sur la couchette du dessous, tentant d’ignorer son mal de cœur.

 Bon sang, ça va pas recommencer ! Pas ici, pas maintenant !

 Elle déglutit de nouveau, résolue à cacher son malaise au mécanicien, qui essayait de faire un peu de place en déplaçant des boîtes et en bourrant des sacs sur les lits supérieurs, déjà bien remplis. Mais c’était peine perdue et, avec un grognement, il finit par abandonner.

 Ils retournèrent dans le couloir principal. Il lui montra un nouveau boyau 0-g, encore plus étroit que le précédent, du haut duquel lui parvenait un brouhaha indistinct :

— Le poste de pilotage. Si vous voulez, je vous y emmènerai, quand nous aurons passé la Limite…

 Il lui fit emprunter une autre travée, là encore bien encombrée, et ils débouchèrent dans une salle d’aspect assez modeste, mais plus vaste que tout ce que Claire avait vu dans le vaisseau jusqu’à présent. Dans un coin se dressait un holovid, à côté d’une banquette élimée. Une table et des chaises cannelées, qui avaient connu des jours meilleurs, un établi encombré de bric-à-brac, quelques affiches de groupes musicaux probablement renommés – aux noms du genre les Mange-Poussière Stellaire ou les Pros du Trou Noir –, des habits jetés çà et là, et des pièces détachées qui traînaient un peu partout complétaient le tableau.

— Le carré, annonça son compagnon. C’est là qu’on passe pratiquement tout notre temps, je veux dire, quand on n’a pas de réparations à faire. Mais, ne vous faites pas de souci, hein… ! L’Œil du Cyclone est un bon p’tit gars, il a juste ses humeurs, de temps en temps, mais c’est pas méchant…

 Claire fixa d’un œil méfiant les parois qui l’entouraient.

D’accord. Je suis dans l’espace à bord d’un vaisseau qui a ses "humeurs" ! Qu’est-ce qu’il va m’annoncer d’autre ?

 Voilà qui expliquait les compensateurs mal réglés, et le fait qu'il faille les remplacer ! La nausée qu’elle tentait frénétiquement d’oublier s’intensifia.

 Soudain, un gong retentit, et une ampoule jaune s’alluma en crachotant au-dessus de la porte.

— On va franchir la Limite, la prévint Erad en saisissant le chambranle de la porte avec ses deux mains supérieures. Il vaudrait mieux vous tenir à quelque chose…

 Elle eut à peine le temps d’attraper la main courante – elle était obligatoire dans tous les vaisseaux, mais elle servait ici pour étendre un linge douteux – que la brusque accélération se fit sentir. Ce fut encore pire que sur l’Inexorable et elle eut le souffle coupé, avec la brève impression désormais familière que tout autour d’elle se dédoublait. Heureusement, quelques secondes plus tard, leur vitesse de croisière fut atteinte, et la gravité revint à la normale.

 Alors qu’Erad lui faisait l’inventaire des holofilms à sa disposition – mais aucun des titres ne lui était familier – les autres membres de l’équipage firent irruption dans le carré, se bousculant et parlant avec animation.

 Ils étaient trois. Le premier était un homme d’une trentaine d’années, avec de grands yeux noirs et de longs cheveux bruns serrés sous un bandana bleu défraîchi. Il la repéra tout de suite, s’arrêtant net, et son expression se ferma. Il la détailla du regard avec une franche méfiance, si ce n’était de l’hostilité, et elle sentit comme une gifle à quel point sa présence le contrariait.

 Il portait, nonchalamment attachée à la ceinture, sous une redingote bleu roi, un EPNA 95, une arme que Claire avait souvent manipulée lors de ses entraînements avec le Lieutenant Saulnier. Ce genre de pistolaser, très précis, ne se trouvait pas dans le commerce. La vie était-elle si dangereuse, parmi les pilotes de cargos ? Puis la jeune fille se remémora les paroles de ses instructeurs. Bien que les routes galactiques les plus fréquentées soient sûres, les zones de non-droit étaient encore légion dans le Quadrant, même dans l’aire d’influence de Kivilis.

 Elle se demanda avec curiosité si l’homme avait déjà eu à se servir de l’Epna, puis remarqua ses yeux durs et le pli cynique de sa bouche, et se reprocha sa naïveté.

Évidemment ! Il ne se promène pas avec une arme dans son holster juste pour faire joli !

 Derrière lui venait un humanoïde à la peau écailleuse, d’un gris acier. Il arborait d’épais favoris d’un noir bleuté, des mains graciles à trois doigts et un faciès vaguement simiesque. Si Claire se rappelait bien ses cours d’exoanthropologie, il s’agissait d’un Sedicett. Mâle ou femelle, elle n’aurait su le dire, surtout que contrairement aux Quartets comme Erad, qui ressemblaient beaucoup aux Humains hormis la paire de bras supplémentaires, elle n’en avait jamais croisé jusqu’à ce jour, même quand elle était allée au Mont Miroir. Afin comme toujours d’éviter de paraître impolie – Matoovhu serait fière d’elle, pas de doutes ! - elle reporta son attention sur la personne qui les suivait.

 C’était une Humaine courtaude, aux cheveux rouge vif, coupés en brosse. Frisant la quarantaine, petite et énergique, elle houspillait vigoureusement ses deux compagnons. En apercevant Claire, elle se tut brusquement et plissa les yeux pour l’observer.

 Pour rompre le silence tendu qui s’était installé, Erad s’éclaircit la voix :

— Je vous présente Claire, elle est étudiante. Elle a un exam très important dans quatre jours, à son école, sur Kivilis… Vous savez comment les messages peuvent se perdre, entre les systèmes, enfin, bref, elle vient tout juste d’être prévenue de l’avancement de la date, c’est pourquoi c’était si important qu’on puisse la déposer là-bas le plus vite possible… Claire, voici Giles, Faiphe et Jissée. Jissée est notre Capitaine, Giles notre pilote, et Faiphe est mécano, comme moi.

 Giles était le brun à l’air sombre. Faiphe, le Sedicett, lui tendit la main, paume vers le haut, en signe de bienvenue. Quant à Jissée, le discours d’Erad devait avoir fait son effet, car la petite femme s’avança vers elle en ouvrant les bras, et la serra si fort qu’elle en eut le souffle coupé. Elle dit avec autorité :

— Bienvenue à bord, ma fille… ! Fais pas attention au désordre, hein, qu’est-ce que tu veux, nous, on le voit même plus ! Prends tes aises, hein, te gêne pas avec nous !

 Claire remarqua le regard exaspéré que le grand brun, Giles, lança à Jissée, laquelle le lui rendit en haussant les épaules, l’air de dire, Arrête donc de faire des histoires… Puis la petite femme la prit par le bras et la fit asseoir d’autorité sur une chaise :

— Alors, qu’est-ce que je te sers ? Sois pas timide, ma fille, on va pas te manger ! Comme ça, tu vas pouvoir nous raconter ton histoire !

 Amusée et curieusement touchée par le ton protecteur, Claire en oublia un instant sa nausée, et demanda l’équivalent galactique de la limonade. Elle ne buvait pas d’alcool et, même si elle avait parfois vu Pieric et ses amis descendre de longues lampées de bière locale, à l’époque où elle descendait les voir au Hangar Dix-Sept, elle avait peu de connaissances en la matière.

 Plus jeune, elle avait bien goûté quelques gorgées, lors des fêtes de famille. Mais elle n’avait pas aimé ça, et n’avait jamais eu envie de réitérer l’expérience dans le Quadrant. D'autant plus que Leftarm, tout comme le Lieutenant Saulnier, n’avaient eu de cesse de lui répéter qu’elle devait rester maîtresse d’elle-même en toutes occasions, lui déconseillant fortement toutes les substances susceptibles d’altérer son contrôle et son discernement.

 Le Seigé buvait très peu lui-même. Même s’il était autorisé, à Bhénak, l’alcool n’était pas forcément bien vu. Encore moins dans le Secteur B, où Elanore Matoovhu faisait la chasse à quiconque s’avisait de boire plus qu’elle ne l’estimait raisonnable !

 Elle vit Giles réprimer un sourire méprisant, et Jissée lui rétorqua avec bonhomie :

— Rigole bien, mon bonhomme, mais au moins cette petite jayn ne deviendra pas un pilier de bar, comme toi et Rad ! Faiphe, ce sera un jus de verdure, je suppose ?

 L’autre acquiesça d’une voie gutturale et s’installa sur la chaise la plus proche. Quand tout le monde fut servi, ce fut – encore – Jissée qui prit la parole :

— Alors, ma fille, raconte-nous un peu cette histoire ! Une convocation qui s’est perdue, hein ?

 Malgré l’aura de méfiance qui régnait dans la pièce, Claire apprécia tout de suite la petite femme, dont les manières brusques ne parvenaient pas à amoindrir la sympathie immédiate qu’elle dégageait, bien loin des manières compassées et de la retenue dont la jeune fille avait l’habitude à Bhénak !

 Mais la bienveillance de Jissée ne masquait pas l’hostilité des autres membres de l’équipage. Clairement affichée, comme chez Giles, qui s’était installé loin d’eux, sur la banquette, et semblait avoir décidé de réduire les civilités au maximum, ou plus sourde, comme chez Erad et Faiphe. Seule Jissée semblait détendue.

 Mais même chez la Capitaine, Claire ressentit nettement ce qui ressemblait à de l’inquiétude. Ou de la contrariété. Pourtant, la petite femme le cachait bien, et la jeune fille sentit que sa cordialité était sincère. Elle se surprit à regretter d’être obligée de lui mentir. Pourtant, elle n’avait pas le choix.

 Elle leur raconta donc l’histoire d’études et d’examen qu’elle avait mis au point durant son trajet jusqu’à l’astroport, et fut suffisamment convaincante pour sentir la tension se relâcher quelque peu. Malheureusement, elle se sentait de plus en plus nauséeuse, et au bout d’un moment, elle prétexta ces fameuses révisions à faire pour se retirer. Personne ne la retint, et elle devina sans peine qu’ils avaient hâte de se retrouver entre eux.

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