Chapitre 59 - Seule

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 Quelques heures plus tard, après un repas auquel elle ne fit guère honneur, prétextant le stress de son futur examen, elle se sentit toucher le fond. Elle se tournait et se retournait sur sa minuscule couchette, bercée par le ronronnement régulier des moteurs, mais ce dernier n’était pas suffisant pour l’aider à s’endormir. Les nausées étaient trop fortes.

 Dire qu’elle avait cru mourir, sur l’Inexorable ! Ce n’était rien du tout, en comparaison de ce qu’elle subissait en ce moment. À peine ressortait-elle des toilettes qu’elle sentait les crampes la reprendre, et pourtant, il y avait longtemps qu’elle n’avait plus rien à rendre.

 Heureusement que le Seigé était loin. Au moins, cette fois, il ne risquait pas de la voir se déshonorer aussi lamentablement.

 Le vol spatial, décidément, c’est très surfait ! Rien ne vaut le plancher des vaches !

 Elle ne vit personne de l’équipage. Elle les entendait rire et se disputer, dans la salle commune, mais elle n’osa pas aller les rejoindre. Elle redoutait qu’ils ne s’aperçoivent de son état. Le pilote, Giles, se serait probablement fendu d’une remarque acide. Si son avis lui importait peu, elle se sentait cependant beaucoup trop mal pour affronter son hostilité, qu’il ne prenait même pas la peine de cacher.

 Malgré les protestations amicales de Jissée, elle n’était pas la bienvenue. Rhéale leur avait imposé sa présence, et l’équipage n’avait pas eu d’autre choix que d’accepter. Certes, ils seraient rémunérés, et même grassement, pour l’avoir menée à bon port, mais cela ne changeait rien au fait qu’ils n’avaient pas spécialement envie de l’avoir à bord.

 En temps normal, cela ne l'aurait pas gênée. Ce voyage, c'était l'occasion rêvée de découvrir, en immersion, tout un nouveau pan du Quadrant. Sa plus belle "mise en situation", comme au temps du Centre.

 Mais ses nausées avaient tout changé. Elle n'aspirait qu'à ce que cela cesse, enfin. Elle voulait dormir, et surtout, être tranquille !

 Il n’empêche qu'en entendant les échos des rires et des discussions animées qui lui parvenaient depuis le carré, elle se sentait plus seule et misérable que jamais. Depuis combien de temps n’avait-elle pas ri, tout simplement, sans arrière-pensées, avec des amis ?

 Cela lui fit repenser à sa rencontre avec Pieric, sur l’Inexorable. Grisée par sa première vraie mission auprès du Seigé, elle avait refusé de s’appesantir, résolue à profiter un maximum de Carialis.

 Pieric avait été surpris, mais après tout, il lui avait bien proposé de passer le voir, lui et l’équipe, non ? Il était bien toujours son ami, même maintenant qu’il savait la vérité !

 Aujourd’hui, les yeux ouverts sur l’exiguïté de sa cabine, dans le cargo qui l’emmenait loin de Carialis et de l’Inexorable, Claire réalisait qu’elle s’était menti à elle-même. Imaginait-elle vraiment que tout redeviendrait comme avant, quand elle était la petite jayn accueillie au Hangar Dix-Sept ? Pieric serait trop poli pour dire quoi que ce soit, mais l’ombre du Seigé était trop forte pour qu’il soit jamais à l’aise avec elle, désormais.

 Leftarm avait tenté de la prévenir, et elle n’avait pas compris…

 Elle dut finalement s’endormir, vaincue par la fatigue, quand son mal se calma enfin, car elle ne sentit pas les moteurs s’arrêter. Non plus qu’elle n’entendît la porte de sa cabine s’ouvrir silencieusement, puis se refermer tout aussi discrètement quand on se fut assuré qu’elle dormait. Et le verrou qui s’enclenchait ne la réveilla pas non plus, elle qui avait pourtant pris l’habitude de ne dormir que d’une oreille.

 Lorsqu’elle émergea finalement de sa torpeur, la bouche pâteuse, elle resta un instant désorientée. Elle reconnaissait bien le réduit encombré qui lui servait de cabine, mais quelque chose ne cadrait pas avec le reste. Puis, soudain, elle comprit que les moteurs étaient arrêtés. Un bref coup d’œil à son chronomètre lui confirma qu’ils ne pouvaient pas être déjà arrivés, il s’en fallait même de beaucoup ! Alors, que se passait-il ? Panne, escale imprévue ?

Dans tous les cas, ça va me mettre en retard ! Purée, non, non, non !

 Paniquée, elle se leva, constatant avec soulagement que la nausée semblait avoir disparu. Mais elle se sentait particulièrement faible, les jambes en coton et la tête qui tournait tellement qu’elle dut se rasseoir brusquement sur son lit. Rien d'étonnant, étant donné qu’elle n’avait plus rien dans l’estomac depuis longtemps !

 Elle reprit son souffle, tentant de se calmer et de rassembler ses forces. Après quelques instants, sa vision redevint claire. Elle se leva, plus lentement cette fois, et si elle se sentait toujours faible, sa tête ne tournait plus.

 Elle devait aller aux nouvelles. Mais quand elle voulut ouvrir la porte, rien ne se passa. Quelques secondes s’écoulèrent, avant qu’elle ne comprenne la vérité : elle était enfermée !

 La panique la saisit, oblitérant sa réflexion. Elle ne pensa qu’à une chose : elle allait être en retard pour son rendez-vous avec le Directeur !

 Lorsque l’efficace Lieutenant Mazzade, l’intendante de Leftarm, lui avait préparé son sac, là-bas, sur Carialis, elle lui avait fourni une tenue passe-partout pour remplacer son uniforme. Des vêtements simples et solides, correspondant à son statut d’étudiante suffisamment fortunée pour voyager entre les étoiles, mais pas ostentatoires non plus. Pour parfaire le personnage, elle avait rajouté un poncho tricoté typique de Carialis, une trousse de toilette, quelques effets de rechange, et même un bayni contenant les cours qu’elle était sensée suivre à l’Université.

 Le profil factice de sa puce d’identité avait été activé, permettant de masquer ses liens avec Bhénak et de passer n’importe quel contrôle d’astroport sans attirer l’attention. Pour cette même raison, Claire n’avait pas eu l’autorisation d’emporter une arme avec elle, qui aurait été difficile à justifier pour une simple étudiante – même si la législation galactique sur le port d’arme était beaucoup plus souple ici que dans son pays d’origine !

 Cependant, Claire n’était pas en mission d’infiltration. Le but était juste qu’elle n’attire pas l’attention durant son voyage, pas qu’elle résiste à une vérification poussée. C’est pourquoi elle avait emporté avec elle quelques éléments pas tout à fait réglementaires, mais qu’elle n’imaginait pas laisser derrière elle, à fortiori pour cette première fois où elle voyageait seule dans l’espace. Car Dieu seul savait ce qu’il pouvait arriver sur les trente années-lumière qui la séparaient de Kivilis !

  À la suite de sa formation au Centre, elle avait appris à toujours avoir sur elle quelques accessoires bien pratiques. Un couteau, pas très gros, mais qui lui permettrait de défendre si besoin, un filin ultra fin et résistant, qui pouvait lui servir aussi bien à descendre en rappel sur une vingtaine de mètres qu’à ligoter quelqu’un, et surtout, un contrepass.

 Dissimulé dans sa ceinture, ce fin rectangle de plastique et de métal ne payait pas de mine, et pourtant, il s’agissait là de matériel militaire de haut niveau. Un grésillement s’échappa de la serrure quand elle en approcha la carte, mais le verrou cliqueta, et la porte rentra silencieusement dans la cloison.

 Elle resta un instant immobile dans l’embrasure et essaya d’étendre ses perceptions pour détecter les occupants du cargo, mais elle se sentait encore tellement faible qu’elle réalisa vite que c’était peine perdue. Elle glissa le contrepass dans sa poche, puis s’engagea à pas de loup dans le couloir.

 Il était désert, tout comme le carré. Toutes les cabines étaient verrouillées et silencieuses. Nul bruit ne venait non plus du puit antigrav qui menait au poste de pilotage, fermé lui aussi.

Mais alors, où est l’équipage ? Dans la soute, pour des réparations ? Non, ça ne colle pas… pourquoi ils auraient pris la précaution de m’enfermer ? Et d’ailleurs, où est-ce qu’on est ? On dérive dans l’espace, ou on s’est posés quelque part ?

Pire : est-ce qu’ils m’ont abandonnée toute seule au milieu de nulle part ?!

 Prise de panique, elle courut alors jusqu’au hublot d’où elle avait observé le décollage, la veille, et qui était le seul endroit, à sa connaissance, d’où on pouvait voir l’extérieur – hormis le cockpit, bien sûr. Ce bref effort lui coupa les jambes, et elle se demanda ce qu’elle pouvait bien avoir. C’était sans doute une séquelle de son mal de l’espace, et pourtant, elle n’avait pas eu ce genre d’effets secondaires sur l’Inexorable, quand ses nausées s’étaient enfin calmées !

 Mais elle avait été nettement plus malade, cette fois-ci, même si ça avait duré moins longtemps...

 L’ouverture triangulaire n’était pas bien grande, mais suffisante cependant pour qu’elle se rende compte que l’appareil était amarré dans une vaste soute. Une soute, et non un astroport : en se tordant le cou, elle réussit à distinguer, loin sur la gauche, une embrasure puis le champ magnétique rougeâtre qui les isolait du vide spatial, et le ciel noir au-delà. Ils se trouvaient donc toujours dans l’espace : soit sur une station, soit dans la soute d’un plus gros navire, comme un croiseur ou un méga-cargo.

 Plus près d’elle, en contrebas du vaisseau, au milieu de gens et de robots qui débarquaient des caisses, elle vit Faiphe, le Sedicett, et Jissée, qui secouait la tête avec véhémence, en grande discussion avec un homme entre deux âges qui surveillait le déchargement, son bayni à la main.

 C’était donc ça ! L’équipage de l’Œil du Cyclone avait une livraison à faire, et ils ne tenaient pas à ce qu’elle soit au courant. Cela expliquait donc leur contrariété à son égard, et le fait qu’ils l’aient enfermée ! Et pour qu’ils aient pris tant de précautions, c’est que ladite livraison n’était pas légale, sinon ils l’auraient déclarée dans leur itinéraire officiel, et le directeur de l’astroport aurait mentionné l’escale.

En un sens, c’est rassurant : ils n’ont pas l’intention de me séquestrer ou de m’enlever, ils ne veulent juste pas que je fourre mon nez dans leurs affaires…

 À la réflexion, cela ne l’étonnait pas que ses hôtes soient des contrebandiers : ils correspondaient tout à fait à l’image un peu folklorique qu’elle s’en faisait, une image qui datait probablement de sa vie d’avant, à l’époque où les épopées galactiques n’étaient encore pour elle que des blockbusters de grand écran.

 L’ennui, c’est que tout cela allait la mettre en retard, et elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire !

Non mais sérieux ! De tous les vaisseaux de Carialis, il a fallu que j’emprunte justement celui qui fait une halte non déclarée dans son plan de vol !

 Alors qu’elle observait la scène en contrebas, essayant de deviner sur quelle station spatiale ou croiseur elle pouvait bien se trouver – ce genre de renseignement intéresserait sûrement Leftarm – elle remarqua le symbole peint sur les robots-manutentionnaires. Bleu sur fond blanc, deux cercles traversés par une ligne sinueuse.

 Son cœur se glaça. Elle s’adossa à la paroi, le souffle court, et sentit les jambes lui manquer de nouveau. Ce n’était pas possible, elle devait se tromper !

 Mais non. Elle connaissait ce logo. Elle l’aurait même reconnu entre mille. C’était l’un des symboles les plus honnis de Kivilis, qu’on retrouvait parfois taggué sur des lieux d’attentat, en une revendication des plus sinistres. Un symbole qu’elle avait de très bonnes raisons de détester personnellement, de haïr même. À l’en croire, elle se trouvait actuellement dans l’un des repaires des plus grands terroristes de la Galaxie, et l’Œil du Cyclone était en train de leur fournir des marchandises !

 Elle retourna au hublot, l’esprit en ébullition, et agrippa le montant, tentant de se persuader qu’elle se trompait. Mais les uniformes des personnes qui se pressaient autour des caisses achevèrent de la convaincre. Malheureusement, le doute n’était pas possible !

— Les Libertans… souffla-t-elle par devers elle, incrédule et horrifiée.

— Je te dérange ? demanda alors une voix derrière elle, faussement nonchalante.

 Giles, le pilote ! Elle se retourna, complètement prise au dépourvu. Toute au choc de sa découverte, elle ne l’avait même pas senti arriver. Le contrebandier en redingote bleue la regardait depuis le sas, et cette fois, son pistolaser n’était plus dans son holster, mais pointé droit sur elle.

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