Chapitre 62 - Dans les couloirs des Libertans
Au début, elle trouva cela presque trop facile.
Leftarm et ses instructeurs le lui avaient pourtant dit et répété, Claire l’avait expérimenté elle-même à Bhénak, au Mont Miroir et ailleurs, mais cela la surprenait encore. Prendre un air pressé et marcher en paraissant savoir parfaitement où on allait était le meilleur moyen pour ne pas attirer l’attention. Même ici, où la sécurité aurait normalement dû être renforcée. Bien sûr, en cas de contrôles, elle serait sûrement découverte. Ou encore, si elle croisait l’une des personnes qui l’avaient interrogée ces derniers jours.
Mais peut-être allait-elle avoir de la chance, après tout. La discipline semblait assez laxiste, même aussi près des "cellules". Il y avait des gardes, mais aucun ne fit la moindre attention à elle quand elle passa devant eux, impassible, mais le cœur battant.
C’était compréhensible. Qu’auraient craint les Libertans, en vérité ? Ils se trouvaient sur un bâtiment qui leur appartenait, au beau milieu de l’Espace. À partir du moment où ils vérifiaient soigneusement les vaisseaux qui s’amarraient, il y avait peu de risques qu’un intrus ne réussisse à s’introduire dans les lieux d’une autre manière. Ce qui expliquait la sécurité très lâche, voire inexistante, qu’elle rencontra – ou plutôt, ne rencontra pas.
Elle fut surprise en revanche par la quantité de personnes qu’elle croisa. Le Seigé lui avait dit que les Libertans étaient, somme toute, un petit groupe, même si c’était le plus important des groupes armés qui luttaient contre Kivilis. Certes, ils gagnaient de l’importance, malgré les perquisitions et arrestations, mais elle avait toujours du mal à se rendre compte de la signification de « petit » dans cette galaxie de trilliards d’individus.
Il y avait énormément de monde, de nombreuses espèces différentes, mais personne ne semblait faire particulièrement attention à elle. Techniciens, administratifs, pilotes, militaires… Certains en civil, d’autres en uniformes hétéroclites, reliquats d’armées planétaires et de milices privées. Seuls ou par petits groupes, ils vaquaient à leurs occupations ou discutaient entre deux portes, la forçant parfois à se faufiler entre eux avec aplomb.
Elle repéra les lignes bleu marine hachurées d’orange qui couraient le long des murs, censées indiquer le chemin des hangars les plus proches. Lors de son arrestation, elle avait tenté de mémoriser rampes et croisements, mais l’endroit était gigantesque.
Enfin, elle arriva à un turbolift, seule issue pour rejoindre le niveau qui l’intéressait. Ils l’avaient emprunté au moment de son arrestation, et elle avait noté qu’il ne semblait y avoir aucun système de sécurité, clé ou code vocal particulier à donner. Elle espérait avoir vu juste, car sinon son évasion s’arrêterait très vite !
Elle pénétra dans l’appareil. Malheureusement, avant que les portes ne se referment, un Margneral élancé se glissa à sa suite.
— Quel niveau ? demanda-t-il de sa voix douce, ses yeux dorés comme ceux d’un animal glissant sur elle sans paraître éprouver de curiosité ou de suspicion particulière.
— Les hangars, indiqua-t-elle en affectant une nonchalance qu'elle était loin de ressentir.
Le grand non-hum hocha la tête et appuya sur le tableau de commandes, avant de sélectionner sa propre destination.
Le panneau comprenait un nombre impressionnant d’icônes, et elle aurait aimé pouvoir l’observer plus à loisir. Il ne ressemblait en rien à ce qu’elle avait pu voir, tant à Bhénak – où les commandes étaient exclusivement vocales – qu’à d’autres endroits de Kivilis, ou encore sur l’Inexorable. Mais déjà la cabine ralentissait.
— Vous êtes arrivée, s’inclina l’extraterrestre, ses longues oreilles pendantes frémissant autour de son visage aux fins cheveux blancs.
— Merci, répondit-elle en s’inclinant en retour, utilisant tout naturellement le salut formel margneral que lui avait enseigné Elanore Matoovhu.
La Coordinatrice lui avait enjoint de l’utiliser à chaque fois qu’elle croisait un membre de cette race ancienne, première exploratrice du Quadrant, et Claire en avait pris l’habitude. Mais les yeux du non-hum s’écarquillèrent, et elle sut qu’elle avait fait une faute.
— Je vous en prie, répliqua-t-il doucement. C’est un plaisir de rencontrer une personne au fait des usages civilisés.
Elle sourit et s’inclina encore plus bas, puis esquissa un pas vers la porte.
Une main à six doigts lui barra alors le passage.
— Je serais enchanté de connaître votre histoire, jeune Humaine. Cela faisait bien longtemps que je n’avais vu le salut Reztet ainsi exécuté.
Se maudissant intérieurement – apparemment, un simple quidam comme elle n’était pas censé connaître l’étiquette des salons de la bonne société – elle fut contrainte d’improviser.
— J’ai juste été bien éduquée par mes parents, vous savez. Mais je suis ravie que cela vous ait fait plaisir.
— Décidément, cet endroit est plein de surprises, acquiesça-t-il.
Il gardait toujours la main sur le chambranle, l’empêchant de passer. Allait-il falloir qu’elle utilise de nouveau le poeïr, cette fois pour convaincre le grand Margneral de la laisser sortir du turbolift ? Rien qu’à cette idée, son estomac se nouait. Elle ne voulait pas recommencer ce genre de choses. Pas si tôt.
Le non-hum retira son bras.
— Mais je vois que vous êtes pressée, s’excusa-t-il. Je m’en voudrais d’être la cause d’ennuis pour une jayn si polie.
— Il n’y a pas de problème, mentit-elle. Mais effectivement, je dois y aller. Bonne journée !
Ne me demande pas mon nom ou ma section, par pitié !
Souriant aimablement, elle se faufila hors de la cabine, espérant échapper à son interlocuteur. Malheureusement, ce dernier la suivit dans la coursive et se mit à marcher à ses côtés dans une grande envolée de ses robes blanches et or.
— Comment vous appelez-vous ? Aurons-nous l’occasion de nous recroiser ?
Et zut !
— Patris, répondit-elle en pensant à la technicienne brune et arrogante qui faisait partie de l’équipe de Pieric, là-bas, au Hangar Dix-Sept, et maintenant sur l’Inexorable.
Elle n’avait jamais réussi à se sentir à l’aise avec cette fille caustique, qui l’avait toujours considérée avec un certain dédain. Pourquoi était-ce son nom qui lui était venu à l’esprit en premier ?
— Patris, répéta le grand Margneral. C’est un vrai honneur pour moi. Je suis Bron’Di’Yantès, de la Famille Siti, se présenta-t-il alors qu’ils atteignaient une longue rampe.
Elle se rappelait être passée par là, lors de son arrestation. Pourvu que personne ne la reconnaisse ! L’endroit était tout aussi fréquenté que le niveau des cellules, si ce n’est plus. Heureusement, personne ne semblait faire attention à eux.
— Tout l’honneur est pour moi, répondit-elle, cherchant un moyen de se débarrasser de ce non-hum si aimable, mais beaucoup trop curieux.
Ils avaient atteint les hangars, et elle reconnut la coursive qui menait au pont d’envol par lequel elle était arrivée. Il valait mieux qu’elle en choisisse un autre – le risque d’être reconnue là-bas était faible, mais il existait tout de même.
— Je suis toujours étonné de la multitude d’espèces qui se croisent ici, poursuivit Bron’Di Yantès, saluant de la tête un Sullite pressé. Il faut croire que rien ne vaut une cause commune pour apprendre à mettre de côté ses différences.
— Sans doute, répondit-elle d’un ton neutre.
Elle n’avait encore jamais employé le poeïr sur un non-hum, et n’était pas sûre de pouvoir le faire. Les schémas de pensée étaient très différents, l’avait avertie le Seigé. Ce n’était pas parce que tout le monde employait le Standard qu’il structurait son esprit de la même manière, et le risque de s’épuiser en vain était grand. De s’épuiser, ou de blesser gravement sa cible.
Pourtant, il fallait absolument qu’elle arrive à se débarrasser du Margneral.
Alors qu’elle se faisait cette réflexion, Bron’Di Yantès salua de nouveau quelqu’un, un Treuze bedonnant tatoué jusqu’aux oreilles, et elle réalisa que son compagnon importun était peut-être un avantage : qui irait rechercher un prisonnier évadé en compagnie d’un digne Margneral ? En plus, toutes les informations qu’elle pourrait obtenir intéresseraient sûrement Leftarm… si elle arrivait à ne pas se trahir.
— Cela fait longtemps que vous êtes ici ? s’enquit alors le non-hum, se faisant l’écho de ses pensées.
— Non, je viens d’arriver, répondit-elle, heureuse de pouvoir répondre au moins une fois sans mentir. Et vous ? demanda-t-elle aussitôt, espérant détourner la conversation.
Décidément, son premier mouvement était le bon. Il fallait vraiment qu’elle se débarrasse de ce Bron’Di Yantès avant qu’il ne pose trop de questions !
— Je suis venu pour des histoires de Famille, confia-t-il.
À la façon dont il prononçait ce mot, on avait l’impression qu’il parlait de « Famille » avec une majuscule. Cela intrigua brièvement Claire, mais comme ils atteignaient une nouvelle coursive, elle repoussa cette interrogation à l’arrière-plan de ses pensées, et décida de tenter sa chance :
— J’aurais continué cette conversation avec plaisir, s’excusa-t-elle, mais je pense que c’est ici que nos chemins se séparent. J’ai à faire, malheureusement.
— Oh, oui, je comprends, s’inclina le Margneral. Je ne voudrais pas vous retarder. C’est ici que vous travaillez ?
Elle hocha la tête – le temps qu’il se rende compte de la vérité, elle serait loin ! – et il ajouta :
— Eh bien c’est parfait alors, je saurais où vous trouver si besoin ! Ça a été un véritable plaisir, jayn Patris.
Elle s’inclina sans un mot, le gratifiant du plus beau salut Reztet dont elle était capable. Les longues oreilles du Margneral battirent d’approbation alors qu’il s’inclinait en retour, et après un dernier salut, elle enfila la coursive, enfin libre, alors que Bron’Di Yantès reprenait sa route.
Purée ! C’est pas passé loin !
Les portes du hangar n’étaient pas gardées, et elle les franchit sans difficultés. Enfin ! Elle se rapprochait de son objectif !
Mais l’aventure avec le Margneral l’avait mise sur ses gardes. Par chance, tout s’était bien terminé, mais elle devait se hâter et surtout veiller à ne plus rencontrer personne !
Alors qu’elle pénétrait plus avant dans le hangar, de nouveau elle fut étonnée par la taille de l’endroit. Ce nouveau pont était aussi grand que la plus grande baie d’envol de Bhénak, et ce n’était pas peu dire !
Il était rempli d’appareils de toutes tailles et de toutes formes, principalement des cargos. Quelques techniciens s’affairaient près de l’un des vaisseaux, qui avait manifestement subi l’épreuve du feu car il était parsemé de grandes traînées noires et d’impacts. Des robots manutentionnaires s’activaient auprès de piles de caisses qu’ils chargeaient dans un autre appareil, qui portait les marquages à demi effacés de la Confédération Helvis, une de ces lointaines principautés stellaires qui ne faisaient pas partie de Kivilis à proprement parler, mais qui entretenaient des relations amicales avec leur grand et puissant voisin – à plus de deux ans de voyage dans l’ultralux, difficile de tisser des liens plus forts.
S’ils fournissent des armes ou des appareils aux Libertans, nul doute que leur soi-disant neutralité ne les protégera pas des foudres de Kivilis !
L’endroit était plutôt bruyant, entre le grincement des treuils, les sifflements de vapeur des tuyères, et les crépitements des fers à souder. Il était également assez encombré, en raison de la présence de la dizaine de navettes, des monte-charges pleins à craquer, et de l’impressionnante quantité de caisses de formes diverses et variées empilées le long des murs et jusqu’entre les appareils.
Elle se rendit dans le coin le plus calme du hangar et examina d’un œil critique les navettes les plus proches. Il y avait là deux BH4-MNT2 de Letacla Indus, un JVM6700 d’Aikon, et deux autres vaisseaux plus petits qu’elle ne parvint pas à identifier.
Si elle se rappelait bien toutes les spécificités techniques qu’elle avait dû ingurgiter avec Inause, l’Aikon était de loin le plus rapide, mais il nécessitait deux pilotes. Elle jeta donc son dévolu sur le Letacla le plus proche, un petit cargo à moyen rayon d’action. Elle ignorait si cela suffirait pour rejoindre Kivilis, étant donné qu’elle ignorait complètement où elle se trouvait, mais au pire, elle se poserait sur la planète la plus proche et contacterait Leftarm via son code personnel.
De toute manière, atterrir directement sur Kivilis allait poser problème : officiellement, elle n’avait toujours pas son brevet de Classe A, et n'était donc pas autorisée à piloter dans l’Espace. Et la Claire Monestier, étudiante, de sa puce d’identité, non plus !
Les formalités d’approche de la planète-capitale étant des plus pointilleuses, elle serait immédiatement détectée et priée de se poser sur l’une des stations orbitales afin de régulariser sa situation. Là, il lui faudrait espérer que Leftarm serait d’humeur à intercéder en sa faveur, sans quoi elle pouvait être condamnée à une lourde amende, voire à de la prison, pour un vol sans permis validé.
En montant à bord, elle ressentit un pincement d’appréhension. Elle n’avait jamais piloté de vaisseau dans l’Espace profond, sauf en simulateur.
Mais elle n’avait pas le choix ! Elle devait partir avant qu’on ne découvre son évasion. De plus, dès qu’elle aurait franchi sans autorisation le bouclier rétenteur d'atmosphère, cette barrière magnétique qui protégeait le hangar du vide spatial, l’alarme serait donnée, et elle devrait atteindre l’ultralux le plus tôt possible pour éviter les chasseurs qui seraient lancés à sa suite, sans parler des tourelles laser que cet endroit ne pouvait manquer de posséder. Heureusement, si elle se souvenait bien de ses cours, le Letacla possédait de très bons boucliers. Ça ne l’empêchait pas de se sentir proprement terrifiée à l’idée de ce qui pouvait arriver.
Là, on ne joue plus…
Le vaisseau n’était pas très grand. Une salle commune, encombrée de bric-à-brac, sur laquelle s’ouvrait la coupée, un couloir qui partait vers l’arrière, vers les moteurs, et un poste de pilotage. Elle se dirigeait vers ce dernier quand soudain elle s’immobilisa, le cœur battant.
— Écoutez, je n’ai rien contre vous, personnellement, dit une voix qu’elle ne reconnut que trop, toute proche, juste à l’extérieur de la navette. Mais je ne suis pas chauffeur de luxe, moi !
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