Chapitre 63 - Rencontre
Giles DeVignes, le pilote de l’Œil du Cyclone !
Claire aurait reconnu sa voix entre mille. Elle entendit le responsable de sa capture poursuivre, exaspéré et vaguement suppliant :
— Je fais des livraisons et c’est tout, moi, c’est pour ça qu’on me paie ! Marc, explique-lui !
Immobile près de la coupée encore ouverte, Claire tendit l’oreille. Pourvu que Giles et ses compagnons n’aient pas prévu d’embarquer précisément dans sa navette !
De toutes les personnes ici, c'est pas vrai, il faut que ce soit lui qui se ramène !
Une voix féminine – qui n’était pas Jissée - répliqua fraîchement :
— Cela m’enchante autant que vous, mais nous n’avons pas d’autre solution pour l’instant. Et vous le savez.
Aplatie contre la paroi, Claire recula encore dans l’ombre. Étant donné le nombre de vaisseaux présents dans le hangar, il y avait peu de risques qu’ils prennent précisément celui à bord duquel elle était montée, mais avec la chance qu’elle avait ces temps-ci, mieux valait s’attendre à tout.
— Mais pourquoi moi ? protesta Giles d’un ton boudeur. Pourquoi vous ne partez pas tout simplement avec Marc ? Je lui ai appris à piloter pratiquement n’importe quoi ! Franchement, j’ai autre chose à faire que de jouer les baby-sitters pendant une réunion de famille !
La voix féminine répliqua, glaciale :
— Vous savez très bien pourquoi il ne doit pas nous accompagner. Vous savez également très bien pourquoi je ne peux pas partir seule. Et laissez–moi vous dire que si vous espérez m’insulter, vous vous y prenez de la mauvaise façon.
— Ouais, ouais, la bave de la limace-klic, etc… je connais ! reprit Giles, soudainement suave. Mais ce qui vous embête le plus dans l’histoire, fillette, c’est que je vous sois indispensable…
Les voix étaient toutes proches désormais. Claire recula davantage dans l’ombre. Mais elle écouta avec encore plus d’attention. Tout ce qu’elle pourrait apprendre sur les Libertans serait très utile à Leftarm !
— Effectivement, passer quelques jours en compagnie d’un pirate mal dégrossi comme vous n’est pas des plus tentants. Mais il faut savoir faire des sacrifices.
Il y avait du rire dans la voix dudit pirate quand il répondit :
— Elle n’a pas la langue dans sa poche, hein ? On finira peut-être par s’entendre, poupée !
De nouveau, il semblait s’adresser, en partie, à un troisième comparse, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Et qui, encore une fois, ne répondit pas.
Le pilote avait une intonation charmeuse, vaguement canaille, qui étonna Claire. Elle ne la lui avait jamais entendue à bord de l’Œil du Cyclone. Il s’était contenté de lui lancer des regards assassins à chaque fois qu’elle s’était trouvée en sa présence, et cela ne s’était pas arrangé quand il l’avait surprise dans la coursive.
Le petit groupe passa alors au pied de la coupée de « son » vaisseau. Ils slalomaient entre les caisses qui encombraient le passage et, cachée dans la pénombre, elle en profita pour les détailler.
La voix féminine appartenait à une grande jeune femme, apparemment Humaine. Mais sa peau et ses cheveux, courts et duveteux, se révélaient d’une blancheur tout à fait surprenante. D’allure décidée, elle portait une combinaison bleue, de coupe plutôt banale. Pourtant, à chacun de ses mouvements nets et précis, Claire, entraînée à repérer ce genre de détail, perçut immédiatement l’énergie dégagée par cette fille si curieusement pâle. Elle avait l’air d’une personne habituée à prendre des décisions et à donner des ordres.
À ses côtés, le pilote dont elle ne se souvenait que trop bien, dans sa redingote bleu foncé, son bandana serré sur la tête. Il était égal à ce qu’elle en connaissait, si ce n’est ce sourire en coin qu’elle ne lui avait jamais vu. Un peu en retrait, un jeune homme aux cheveux châtains, enveloppé dans un long manteau ocre, semblait perdu dans ses pensées. Ils dépassèrent les piles de caisses et elle allait les perdre de vue quand soudain, le jeune Libertan tourna la tête et regarda droit dans sa direction.
Elle resta immobile, mais son cœur s’emballa. Ce n’était qu’une coïncidence ! Là où elle se trouvait, cachée dans la pénombre du couloir qui menait au poste de pilotage, il ne pouvait pas la voir. Néanmoins, un frisson glacé lui parcourut l’échine.
Il a sûrement juste oublié un truc !
Il fronça les sourcils, hésitant, et s'arrêta. Elle sentit son cœur manquer un battement. Mais après quelques secondes il secoua la tête et reprit sa route, disparaissant à sa vue. Les voix s’éloignèrent vers l’Aikon, le premier cargo qui lui avait attiré l’œil. Alors qu’elle entendait le chuintement des pneumatiques qui se rétractaient, elle se félicita de lui avoir préféré le Letacla.
La voix de Giles retentit à nouveau, plus lointaine, mais toujours aussi cajoleuse :
— Allez ma biche, on embarque !
— Faites attention où vous laissez traîner vos mains, monsieur DeVignes, ou vous risquez d’avoir une mauvaise surprise.
— Vous savez, vous pouvez m’appeler Giles, poulette !
— Certainement pas, répliqua la fille. Cela restera purement professionnel, je vous préviens tout de suite !
— Eh bé, je sens qu’on ne va pas s’enn… commença Giles. (Il s’interrompit) Eh, Marc, où tu vas ?
— Je reviens tout de suite, répondit une troisième voix – celle du jeune homme.
Avec un brusque choc, Claire comprit qu’il revenait vers son vaisseau. L’avait-il vue, en fin de compte ?
Vivement, mais sans bruit, elle recula jusqu’au couloir des moteurs, au fond du carré. Juste à temps, car elle entendit grincer la coupée. Il était entré !
Zut, zut et re-zut ! Coincée !
Avait-on déjà découvert son évasion ? Il n’y avait pourtant pas eu d’alarme !
J’y vais au culot ? Risqué, avec Giles dans le coin ! S’il revient chercher ce type et me voit, je suis foutue !
Heureusement, le Letacla était encore plongé dans la pénombre, car elle n’avait réactivé aucun générateur.
Si j’arrive à « suggérer » à ce type qu’il n’y a rien d’anormal dans le coin, il jettera juste un coup d’œil sans chercher plus…
Elle se concentra.
Et elle eut une mauvaise surprise : il ne se passa rien. Elle n’arrivait même pas à toucher l’autre. C’était comme si elle n’avait plus aucune puissance. C’est alors qu’elle se souvint de l’avertissement du Seigé, lors de l’un de leurs premiers entraînements :
Le poeïr n’est pas une énergie quantifiable. Cependant, si un jour tu le sollicites plus que ta pratique ne le permet, il pourra momentanément baisser en intensité. Tu retrouveras toutes tes capacités en quelques minutes, au pire en quelques heures. Plus tu progresseras, plus ces incidents se feront rares. Mais leur violence en sera d’autant plus forte.
Elle se souvenait, maintenant. Pour faire son exploration mentale à grande échelle, puis prendre le contrôle de l’esprit du garde, une heure plus tôt, elle avait dû mettre toutes ses forces dans la balance. Et elle se rappelait très bien le vertige qui avait suivi.
Heureusement qu’elle n’avait pas eu à influencer Bron’Di Yantès, tout à l’heure !
Là ! Le jeune homme était à bord ! Elle se raidit, mais se garda bien de bouger. S’il n’allait pas vers l’arrière, elle pourrait encore s’en tirer.
Elle en était réduite à croiser les doigts.
Au début, la chance sembla lui sourire. L’intrus s’arrêta, incertain, sur le seuil, et elle risqua un œil prudent depuis les caisses qui encombraient le couloir. C’était en fait un tout jeune homme, presque un adolescent. Il ne paraissait même guère plus âgé qu’elle. Il avait une allure très quelconque, simple, juvénile. Cependant, il émanait de lui une impression de tranquille certitude, qui la mit mal à l’aise, de manière inexplicable. Elle lui paraissait vaguement familière. Pourtant, elle était sûre de ne l’avoir jamais rencontré.
Malheureusement, avec ses facultés si inopportunément diminuées, elle ne put approfondir ce sentiment. Pour la première fois, elle se rendait compte à quel point elle s’était habituée aux renseignements qu’elle tirait du poeïr, à quel point il était désormais une composante essentielle de sa vie. Et il avait fallu qu’il lui fasse défaut à ce moment crucial !
— Eho…y’a quelqu’un ?
Il avait une voix agréable, pensa-t-elle malgré elle. D’ailleurs, il n’avait pas l’air d’un terroriste, ou de l’idée qu’on se ferait d’un dangereux criminel. On aurait plutôt dit un lycéen, ou un étudiant, un grand garçon sérieux, qui semblait inoffensif.
Elle se morigéna : il était au milieu d'un groupe de criminels et semblait proche de Giles DeVignes, individu peu recommandable s'il en était. Elle ne devait pas se fier aux apparences, comme elle en était la preuve !
Le jeune homme réitéra sa question, un peu plus fort cette fois. Il fit quelques pas et embrassa la petite salle du regard, plissant les yeux. Après la vive clarté du hangar, il ne devait pas distinguer grand-chose.
Elle était peut-être diminuée mentalement, mais restait prête à le recevoir s’il s’aventurait un peu trop dans sa direction. Elle devrait faire vite et en silence, pour qu’il n’ait pas le temps de donner l’alarme. Elle espérait cependant ne pas être poussée à cette extrémité, car si Giles et cette étrange fille aux cheveux blancs voyaient que leur compagnon tardait à revenir, ils se douteraient vite de quelque chose.
Le garçon jeta un coup d’œil dans sa direction. Se ravisant, il partit finalement vers le cockpit. Il ne resta guère que quelques instants hors de vue, car il reparut au moment où elle se demandait si elle ne pourrait pas en profiter pour quitter le vaisseau. Il se dirigea alors vers l’arrière, mais, parvenu à un mètre d’elle à peine, il s’arrêta, et elle réussit à percevoir ce qui ressemblait fort à de l’indécision. Finalement, il secoua la tête, haussa les épaules et, tournant les talons, quitta l’appareil.
Elle resta quelques instants aux aguets, n’osant croire à sa chance. Mais il était bien parti !Tremblant de soulagement, elle s’adossa à la paroi. Puis elle se ressaisit et traversa le carré en direction du cockpit. Mais au moment où elle posait la main sur la porte, une voix retentit derrière elle.
— Je savais bien qu’il y avait quelqu’un !
Lentement, elle se retourna. Debout au sommet de la coupée, à l'entrée du carré, il la regardait en plissant les yeux. Si lui était encore dans la lumière de l’extérieur, elle était toujours dans l’ombre.
Il lui avait tendu un piège !
— Que faites-vous ici ? reprit-il avec suspicion.
Elle décida d’y aller au bluff.
— J’étais dans la cale, répondit-elle avec innocence. Il me semblait bien avoir entendu quelque chose, aussi…
Il fronça les sourcils, essayant de deviner ses traits dans la pénombre.
— Qui êtes-vous ?
— J’m’appelle Patris, répondit-elle en essayant d’imiter le ton nonchalant de la technicienne du Hangar Dix-Sept. J’suis en train de vérifier les moteurs de c’te barcasse.
Croisant mentalement les doigts, elle espéra qu’il ne faisait pas partie de l’équipe de maintenance. S’il lui demandait le nom de son supérieur, elle serait vite percée à jour. D'autant plus qu'il semblait beaucoup plus suspicieux que Bron’Di Yantès.
Elle banda ses muscles, prête à le neutraliser s’il ne la croyait pas.
Mais son explication parut le satisfaire.
— Ah. Excusez-moi…
— Y’a pas de quoi, répondit-elle, magnanime.
Il descendit la coupée sur quelques pas, mais se retourna soudain, l’air perplexe.
— Votre voix me dit quelque chose. On s’est déjà rencontrés ?
— Je crois pas, répliqua-t-elle, le cœur battant. Je suis nouvelle, ici.
— C’est bizarre, reprit-il en remontant, s’avançant vers elle d’un air pensif.
Elle recula. S’il était proche de Giles – d’ailleurs, comment se faisait-il que le pilote soit toujours là ? L’Œil du Cyclone était-il encore amarré ici ? - ce dernier avait pu lui parler d’elle. Ce jeune homme paraissait inoffensif, mais si jamais il la reconnaissait…
Maintenant que ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, il put la regarder franchement.
Et cilla.
— Vous !
Sa main se leva immédiatement vers son communicateur, mais elle fut plus rapide. Elle bondit et lui arracha l’unité com d’un geste, la faisant voler en l’air. Elle n’avait pas d’armes, et il ne semblait pas armé non plus, mais maintenant la situation était claire.
Qui que soit ce type, il l’avait reconnue. Elle n’avait plus le choix, elle devait le faire taire.
Annotations
Versions