Chapitre 69 - Réveil
Quelque chose d’humide et de frais sur le visage la réveilla. Claire mit quelques instants à rassembler les fragments épars de sa mémoire, puis ouvrit brusquement les yeux.
Le jeune Wardom retira la compresse qu’il avait posée sur son front et se redressa.
— C’est bon, elle est réveillée, lança-t-il derrière lui. Doucement, reprit-il ensuite à son adresse. Vous avez pris un mauvais coup.
Elle repoussa la main tendue et s’assit, l’esprit encore embrumé. Elle se trouvait dans l’herbe d’une clairière, et à en juger par la couleur du ciel qu’elle voyait au-dessus des arbres, c’était l’aube. Ou le crépuscule.
Le Libertan était accroupi à côté d’elle, une trousse de survie ouverte sur les genoux. À une cinquantaine de mètres se trouvait le vaisseau, ou plutôt ce qu’il en restait, fortement incliné sur le côté et profondément enfoncé dans la terre meuble. Derrière lui, une longue traînée d’arbres brisés témoignait de la violence de l’atterrissage. Quelques fumées s’élevaient çà et là, et la coque était maculée de suie, de rayures et de coulées de métal fondu. Malgré tous ses défauts, était-elle forcée de reconnaître, Giles était un pilote hors-pair, pour avoir réussi à le poser avec si peu de casse – ou presque.
Instantanément, les brumes de son esprit s’éclaircirent. Elle avait survécu. Elle avait survécu, et les Libertans aussi.
Devant sa réaction de rejet, le Wardom secoua la tête, puis se releva. Il referma la trousse de secours et, après un dernier regard appuyé, rejoignit la femme aux cheveux blancs, debout non loin d’eux, et lui tendit la boîte.
Cette dernière dressait l’inventaire d’une caisse ouverte devant elle. Elle accepta l’objet avec reconnaissance, cochant une ligne sur son bayni. Giles était sorti de la soute du vaisseau avec une autre caisse antigrav, qu’il poussa vers eux et stocka à côté de la première. Quand il vit que Claire avait repris conscience, son expression se ferma, et elle devina sans peine ce qu’il pensait. Elle le fixa d’un air de défi.
Il nous a sauvé la vie, oui. Et alors ? C’est à cause de lui que je suis dans cette panade, pour commencer !
Interceptant leur échange silencieux, la femme se tourna vers elle. Claire retint alors un mouvement de surprise. C’était la première fois qu’elle la voyait vraiment, et son aspect était encore plus exotique qu’elle ne l’avait pensé de prime abord.
Outre son teint à la pâleur de craie, et ses cheveux courts et duveteux, semblables à des plumes, légères et indisciplinées, elle avait les yeux d’un vert indigo intense, d'une teinte que Claire n'avait encore jamais vue. Malgré la faible luminosité, ses pupilles étaient à peine visibles, rétractées au maximum et rendant ses iris encore plus étonnants.
La jeune fille comprit qu’elle se trouvait face à une spatione. Humaine, indiscutablement, mais issue de ces lignées d’Humains qui vivaient depuis des millénaires dans des stations spatiales. Ils avaient peu à peu muté pour s’adapter aux conditions de vie à bord, sans soleil et souvent avec une gravité moindre. Claire en avait quelquefois croisés dans les réceptions du Seigé, mais n’avait jamais eu l’occasion de les approcher d’aussi près.
La femme semblait jeune, bien que cela soit difficile à estimer, avec ces cheveux neigeux, ce teint blafard et ces yeux immenses. Claire s’étonna. Aux réactions des autres Libertans, à la façon décidée, sans réplique, dont elle parlait, et à la manière dont ses ordres étaient suivis, il lui semblait avoir compris que cette fille avait un certain poids dans l’organisation terroriste. Or, elle paraissait à peine plus âgée qu’elle.
— Ça va ? s’enquit la spatione, qui avait remarqué l’examen détaillé dont elle faisait l’objet.
Claire hocha la tête sans répondre. Sa première réaction fut de détourner le regard, afin de ne pas paraître impolie. Puis elle releva les yeux avec défi : elle n’avait pas à s’embarrasser de politesse avec ces gens !
L’autre ne s’offusqua pas et soutint calmement l'observation, comme si elle y était habituée. Malgré son attitude bravache, Claire se sentait déroutée : la femme s’était adressée à elle comme si elle n’était pas une dangereuse prisonnière, comme si elle s’était réellement souciée d’elle, comme si son état lui importait.
— Votre harnais s’est cassé, poursuivit la spatione, et vous vous êtes assommée. C’est une chance que vous ne vous soyez pas rompu le cou.
— Une sacrée chance, marmonna Giles, qui n’en pensait pas un mot, en poussant une troisième caisse à côté de la jeune Libertan.
— Vous vous êtes ouvert l’arcade sourcilière, continua cette dernière sans prêter attention au sarcasme, et vous avez pas mal d’hématomes. Vous avez eu de la chance, il s’en est fallu de peu pour que vous ne perdiez votre œil ! Mais vous devriez pouvoir marcher sans trop de problèmes. Marc vous a soignée comme il le pouvait, mais attendez-vous à avoir quand même un bel œil au beurre noir, et des courbatures, aussi !
La spatione avait elle-même une attelle au poignet et un grand nombre de coupures au visage. Elles ressortaient d’autant plus fortement sur son teint blême. Claire leva la main à son front et sentit la texture irrégulière du pansement de synthéchair, juste sous son sourcil droit. Ils avaient dû lui injecter quelque chose, car elle n’avait pas mal.
— Merci, murmura-t-elle.
Elle laissa retomber sa main. Elle se sentait vidée, pas même capable de les haïr. Ils s’en étaient sortis, et c’était le principal. Elle aurait bien le temps de penser à s'enfuir plus tard.
— On est où, là ? demanda-t-elle enfin.
— À une cinquantaine de klicks de la ville la plus proche, répondit Giles. Et n’espère pas nous fausser compagnie, on te tiendra à l’œil !
— J’ai surtout envie de dormir, pour l’instant, riposta-t-elle, instantanément hérissée par le pirate.
Une cinquantaine de klicks, soit près de soixante kilomètres, cela équivalait à peu près à trois jours de marche, si le terrain était accidenté. C’était beaucoup, mais ils auraient pu tomber plus mal. Sur un grand nombre de planètes peu habitées, les villes les plus proches étaient séparées de centaines de klicks, sinon plus. Une distance aisément parcourue en glisseur ou navette planétaire, beaucoup plus compliquée à pied !
— Oh, libre à toi, répliqua le pilote en s’approchant. De toute façon, on va passer la nuit ici, on ne partira que demain. Mais tu ne nous en voudras pas de prendre quelques précautions.
Elle vit qu’il tenait dans ses mains une paire de doublentraves. Ces menottes sophistiquées pouvaient, selon la configuration souhaitée, lui lier seulement les membres supérieurs ou également les jambes, empêchant alors toute tentative de fuite.
— Laissez-la un peu respirer ! protesta la spatione d’un air de reproche. Elle est encore dans les vapes !
— À d’autres ! répondit le pirate. C’est à croire que vous avez déjà oublié de quoi elle est capable, Kuria ! À votre place, je ne lui tournerais jamais le dos !
La Libertan haussa les épaules, mais ne rajouta rien. Le jeune Wardom, lui, leva les yeux au ciel, mais ne contesta pas davantage. Défiant Claire du regard, Giles s’accroupit près d’elle et lui passa sans douceur les entraves aux pieds, puis aux mains, avant de commencer à régler le mécanisme. Ces boucles de plastacier étaient inviolables, et elle le savait. Elles étaient reliées par un chaînage magnétique, un lien immatériel d’un blanc bleuté plus ou moins lâche, selon le degré de liberté souhaité.
Elle laissa faire le contrebandier - elle n’avait pas vraiment le choix - mais elle lui retourna un regard assassin, qui sembla ne lui faire ni chaud ni froid. Le pilote ne l’aimait pas, et elle ne l’appréciait pas beaucoup non plus. Il régla les entraves au minimum, les mains quasiment au niveau des chevilles, la défiant de protester.
Elle le fixa, hautaine. Il sourit d’un air narquois, puis se releva. Les deux autres rescapés avaient observé l’échange, plissant les yeux dans la lumière qui baissait, mais aucun d’eux n’intervint. Sans doute pensaient-ils que Giles n’avait pas tort de se méfier.
La nuit tomba doucement, et la forêt s’emplit de bruits et de frémissements. Les Libertans allumèrent un petit feu avec des branches arrachées par le crash, et sortirent quelques rations des caisses. Gênée par les entraves, elle rampa pour se placer plus près du foyer, dédaignant la main du jeune Wardom qui voulait l’aider. Giles et la spatione se disputaient à voix basse sur le matériel à emporter dans leur marche du lendemain. De toute évidence, le vaisseau avait été bien trop endommagé pour qu’ils envisagent de le réparer et de repartir. Même contacter les secours était impossible.
Claire s’allongea dans l’herbe, autant que le permettaient ses liens. Elle s’enroula maladroitement dans la couverture de survie que lui avait donné la spatione quelques instants plus tôt. Elle fixa ensuite les étoiles, à travers la trouée qu’avait creusé le vaisseau. Les constellations étaient étranges, et la situation ne l’était pas moins, mais c’était la première fois depuis qu’elle avait passé le Vortex qu’elle se retrouvait ainsi aussi totalement en pleine nature. Avec un peu d’imagination, elle aurait presque pu se croire en train de camper, comme lorsqu’elle était petite.
Presque.
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