Chapitre 71 - Les faubourgs (2/2)

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— En tout cas, nous savons au moins où est l’astroport, déclara Camyl en examinant le paysage d’un air préoccupé. J’espère juste que nous trouverons un transport…

 Durant ces sept jours, Claire avait conçu, bien malgré elle, une certaine admiration pour cette jeune femme énigmatique, dont elle avait rapidement oublié l’apparence exotique pour ne plus voir que la personnalité étonnante.

 Âgée d'une vingtaine d'années, volontaire et parfois cassante, Camyl Dadellei parlait avec l’assurance et l’autorité de quelqu’un habitué à prendre des décisions. Elle était de toute évidence dotée d’un rang élevé dans la hiérarchie des Libertans, pourtant Claire n’avait jamais entendu auparavant ce terme de Kuria dont la gratifiaient parfois les autres.

 Malgré cela, la spatione ne rechignait pas à la besogne, qu'il s'agisse d’établir le camp ou de monter la garde. Bien que gênée par son poignet foulé lors de l’atterrissage, elle ne s'était pas plainte une seule fois.

 Elle parlait très peu, mais n’avait jamais été franchement inamicale avec Claire, optant pour une sorte de neutralité, sans animosité, mais sans chaleur excessive non plus. Cependant Claire l’avait surprise plus d’une fois à l’observer d’un air pensif, spéculatif, quand elle pensait que la jeune fille ne la regardait pas.

 Avec les frères DeVignes, Camyl se comportait de manière un peu plus spontanée. Elle les connaissait manifestement déjà avant cette épopée catastrophique, mais elle n’entretenait pas du tout les mêmes rapports avec les deux jeunes hommes.

 Elle traitait Giles avec une distance amusée, un peu hautaine parfois, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement le flamboyant pilote. De toute évidence, elle le connaissait de réputation, sans en être proche pour autant. Il la traitait avec un mélange de respect, de déférence et de familiarité ironique, auquel elle répondait avec un calme, un détachement et une assurance que Claire ne pouvait s’empêcher d’admirer.

 Camyl avait pris la direction des opérations dès le début de leur éprouvante randonnée, ce qui avait particulièrement agacé Giles. Mais il s’était exécuté, non sans lancer des remarques sardoniques dès qu’il en avait l’occasion.

 Avec le Wardom, Marc, Camyl avait une tout autre attitude, à la fois protectrice, indulgente, et en même temps, curieusement exigeante. Elle semblait considérer qu’il était sous sa responsabilité, tout en se retenant à grand peine de le materner. Et pourtant, elle lui donnait des ordres, et il obéissait sans discuter. Sauf quand il s’agissait de sa sécurité : il se comportait alors, envers la jeune spatione, comme un garde du corps ou un protecteur.

 Tu parles d’un garde du corps ! Si j’avais eu toutes mes capacités, je n’en aurais fait qu’une bouchée quand on s’est battus l'autre fois !

 Il y avait une relation hiérarchique entre Marc et Camyl, que Claire n’arrivait pourtant pas à déterminer avec certitude. Parfois, ils paraissaient simplement amis. D’autres fois, Camyl le traitait comme un serviteur. D’autres fois encore, c’était lui qui la conseillait. Il éprouvait de toute évidence une grande affection envers la jeune femme, qui agissait avec lui comme elle aurait agi avec un jeune frère, encore inexpérimenté, mais adoré.

 Claire n’était pas la seule à l’avoir remarqué. Giles traitait Camyl de « patronne », et raillait souvent son frère à ce sujet – quand Camyl était hors de portée de voix.

 On n’aurait pu trouver deux frères plus dissemblables. Gilespie DeVignes – elle avait découvert, en laissant traîner ses oreilles un soir au campement, que Giles était un diminutif, et que ni lui ni son frère Marchary n’utilisaient jamais leur prénom en entier - était hâbleur, charmeur, sûr de lui, et, aux yeux de Claire – et de Camyl aussi, malgré son impassibilité apparente - rigoureusement insupportable.

 Plutôt beau garçon, il prenait soin de sa vêture avec beaucoup d’affectation, même au plus profond de la forêt. Mais sa redingote bleue n’était pas le vêtement idéal pour traverser les fourrés, et Claire le surprit plus d’une fois à examiner les dommages dus aux lianes et aux ronces d’un air dépité. Malgré les fameux tissus « autonettoyants », aucun d’entre eux n’était vraiment équipé pour une telle expédition. Mais si la combinaison de Camyl ou la tunique et le manteau long de Marc avaient subi des dommages, ils n’en faisaient pas toute une histoire. Contrairement à Giles.

 De ce côté-là, Claire était celle qui s’en sortait le mieux. Après son évasion ratée, elle avait retrouvé les habits qu’elle portait à son arrivée, car les Libertans l'avaient forcée à restituer l'uniforme qu'elle avait "emprunté" au garde. Elle n’y avait pas perdu au change : les habits pratiques et robustes procurés par le Lieutenant Mazzade, la Chef-Intendante de l’Inexorable, s’étaient avérés tout à fait adaptés à leur équipée. Et leur tissu tous-temps s'était révélé des plus appréciable lors des nuits humides rencontrées dans la forêt. Elle avait particulièrement apprécié l'épais poncho tricoté typique de Carialis, bien appréciable lorsqu'on devait dormir à la dure sur le sol ! Claire devait donc reconnaître que, malgré le fait qu’elle portait les mêmes vêtements depuis plus de quinze jours, et qu’elle n’avait pas pris de douche depuis leur départ de la base des Libertans, elle ne se trouvait, au moins sur ce sujet, pas trop à plaindre.

 Giles, lui, portait sous sa redingote une chemise à large col et un gilet court sans manches, sur un pantalon ajusté et des bottes montantes. Son pistolaser n’était que la plus visible des armes qu’il cachait sur lui, car il possédait également plusieurs lames, qu’il polissait avec soin le soir au coin du feu. Par son allure, il rappelait un peu à Claire le héros d’une série de films de pirates qu’elle avait vu dans son ancienne vie, et il en avait également l’humour pince-sans-rire, le côté cynique et détaché.

 Sous le bandana bleu qui retenait ses longs cheveux bruns bouclés, ses yeux ironiques observaient, notaient, et devenaient de glace dès qu’ils croisaient ceux de Claire. La méfiance qu’il avait éprouvée envers elle dès leur première rencontre à bord de l’Œil du Cyclone ne s’était jamais démentie – à raison, devait-elle convenir – et il ne ratait pas une occasion de lui lancer des remarques assassines, la rendant totalement responsable de leur présente mésaventure.

 Même si les Libertans prenaient toujours garde à ce qu’ils racontaient en sa présence, elle avait compris que le pilote ne faisait pas vraiment partie de l’organisation terroriste : un peu contrebandier, un peu pirate, il passait la plupart de son temps sur l’Œil du Cyclone à livrer des marchandises de part et d’autre du Quadrant, et même au-delà. Il voyait donc rarement son frère, d’une bonne dizaine d’années son cadet.

 Marchary DeVignes, dit Marc, était, tout comme Claire, à peine sorti de l’adolescence, même s’il avait probablement une ou deux années de plus qu’elle. Doté d’une épaisse chevelure châtain et des mêmes yeux bruns pailletés d'or que son frère, il parlait peu, et souriait rarement. Claire n’avait pas eu l’occasion de le voir utiliser de nouveau ses talents de Wardom, mais elle sentait, par moment, son aura patrouiller autour du camp. Tranquille et pensif, son regard semblait voir au-delà des apparences, ce qui le rendait, aux yeux de Claire, tout aussi insupportable que son frère.

 Sa sérénité ne paraissait jamais troublée, même quand elle essayait de le pousser dans ses retranchements. Il semblait avoir parfaitement compris où elle voulait en venir, et se contentait de la regarder avec un sérieux et une feinte innocence absolument agaçants.

 D’autant plus qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’observer et de l’étudier, malgré le ressentiment qu’elle éprouvait envers lui. Un autre Wardom, de son âge ou presque, qui plus est ! La coïncidence lui semblait un peu grosse. Et pourtant ! Si les Libertans avaient un Wardom à leur disposition, il était normal qu’ils l’aient affecté à sa surveillance. Comme son évasion le leur avait prouvé, il était très compliqué de retenir prisonnier quelqu’un capable de manipuler les esprits, ou de bouger des objets à distance. La présence de Marc était donc leur meilleure chance de la retenir, ce qui ne manquait pas de la faire enrager.

Si seulement je ne m’étais pas trahie avec le poeïr, sur le Letacla ! Ils ne me l’auraient pas collé dans les basques !

 Était-il seul ? se demandait-elle souvent. Y avait-il d’autres Wardoms chez les Libertans ? Avait-elle seulement joué de malchance, lors de son évasion, en le rencontrant ? Leftarm savait-il que d’autres personnes maîtrisant le poeïr existaient encore, malgré la fin de la Confrérie, vingt ans plus tôt ?

 Le soir du deuxième jour, alors que Camyl et Giles étaient partis à la recherche de bois pour le feu, la laissant sous la garde du jeune Wardom, elle avait essayé de lancer la conversation. Une question la taraudait depuis sa tentative d’évasion ratée, quand elle avait essayé de voler le cargo, et elle décida de profiter de l’occasion, pensant que le jeune homme serait plus enclin à lui répondre que les autres. Elle attaqua franchement :

— Comment m’avez-vous vous reconnue, là-bas, sur la base ? Vous avez tout de suite su que je n’étais pas la mécanicienne que je prétendais !

— J’avais vu les interrogatoires, répondit-il en haussant les épaules. Ça fait partie de mon travail.

— Mais je ne vous avais jamais vu !

— J’étais absent, quand vous êtes arrivée. J’ai visionné les holos avec Camyl à distance, comme souvent quand la personne ne semble pas dangereuse… ça ne semblait pas prioritaire, à ce moment-là.

 Il hésita, puis ajouta :

— J’aurais dû… j’ai fait une erreur. Vous étiez si convaincante. J’aurais dû suivre mon instinct, et venir en personne vous interroger. Et tout ça ne serait pas arrivé…

 Il ne l’avait plus tutoyée depuis le jour où elle s’était réveillée dans sa cellule, sur la base des Libertans, et où il avait essayé de la convaincre de se confier à lui. Et cela convenait tout à fait à Claire : le vouvoiement impliquait une distance qu’elle devait garder avec ses geôliers, malgré leur cohabitation forcée durant ces longues journées de marche épuisante.

 Le retour des deux autres Libertans avait brusquement interrompu la conversation, et le jeune homme s’était éloigné, regrettant sans doute de s’être laissé aller ainsi à la confidence. Quant à elle, elle avait secoué la tête, dépitée.

Sérieux, c’est donc vraiment la pure malchance qui a fait que les rares personnes pouvant me reconnaître soient passées juste à côté de moi pile quand j’allais réussir à m’enfuir ! Et une malchance encore plus grande que ce type soit Wardom et qu’il ait compris ce qui s’est passé quand j’ai utilisé le poeïr !

 D’un autre côté, cela lui avait permis de savoir qu’il y avait un Wardom chez les Libertans. Quand elle arriverait à s’enfuir – car elle finirait bien par tromper la vigilance de ses gardiens, Wardom ou pas – cette information serait sans doute sans prix pour Leftarm, et ferait oublier toutes ses erreurs.

 Curieusement, elle n’avait pas envie de penser à ça maintenant. Ce qu’elle voulait, c’était sortir de cette forêt, d’abord, et retrouver la civilisation, ce qui impliquait donc de collaborer temporairement avec ses geôliers. Puis s’enfuir. Ensuite, et seulement ensuite, elle verrait que faire de toutes ces données en sa possession…

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