Chapitre 72 - Informations inquiétantes
Camyl donna bientôt le signal du départ. Un nouvel escalier, au bout de la terrasse, leur permit de descendre dans une ruelle étroite en direction de l’ouest, entre les hautes maisons entrecoupées de placettes suspendues. D’autres escaliers et rues en pente descendaient encore plus bas vers le centre de la ville, mais ils les ignorèrent, préférant contourner la cité par le flanc sud de la cuvette en direction de l’astroport.
L’endroit semblait moins désert que les faubourgs qu'ils venaient de traverser. Des échos de conversations étouffées résonnaient parfois dans les ruelles étroites, sortant des fenêtres au-dessus d’eux. Ils virent passer de loin en loin quelques aéroglisseurs, qui tous se hâtaient vers le centre. Mais où se trouvait donc la plus grande partie des habitants ? Pourquoi les commerces étaient-ils fermés ?
Les entraves avaient mis la peau des poignets de Claire à vif, augmentant encore sa colère. Mais elle notait avec satisfaction que Giles commençait lui aussi à éprouver de l’inconfort. Il ne disait rien, mais il tordait de plus en plus souvent sa main, essayant de trouver une position qui ne lui mordrait pas les chairs. Elle restait stoïque, malgré la douleur qu'il lui occasionnait, et réfléchissait au moyen de tourner la situation à son avantage.
Comme s’il devinait ce qu’elle pensait, il lui tira le bras pour se rapprocher d’elle, se pencha et murmura :
— Pas d’entourloupes, hein ! Marc peut dire ce qu’il veut, le jour où je te ferai confiance sera celui où ce salaud de Leftarm verra ses couilles au bout d’une pique !
Ce n’était pas la première fois que Giles lançait une allusion à son hypothétique employeur. Il n’avait aucune preuve, non plus que les autres, mais depuis la bataille spatiale tous semblaient prendre comme acquis qu’elle était, d’une manière ou d’une autre, en relation, sinon directement avec le Seigé, du moins avec ses services.
Elle ignorait si Giles savait que Leftarm était sur Carialis le jour où elle avait embarqué – après tout, le Seigé n’était pas toujours sur son vaisseau-amiral – mais l’équipage de l’Œil du Cyclone était de toute évidence au courant de la présence de l’Inexorable en orbite. Cela aurait pu rester anecdotique, mais sa tentative d’évasion, et ses talents particuliers, leur paraissaient désormais un peu plus que de simples coïncidences. Avec raison, malheureusement !
Elle s’était bien gardée de leur donner le moindre indice, et continuait à nier avec obstination tout lien avec Kivilis. Pourtant, le fait qu’elle connaisse des codes militaires prioritaires – elle regrettait d’avoir laissé échapper cette information, mais sur le moment, ça avait semblé la meilleure option possible – avait confirmé leurs soupçons. Elle avait refusé de s’expliquer à ce sujet, s’enfermant dans un déni qui ne trompait personne. Camyl et Marc avaient fini par cesser de la questionner, peut-être pour lui permettre de ne pas sombrer davantage dans le ridicule, peut-être parce qu’ils avaient décidé de concentrer leurs efforts sur leur sortie de la forêt, mais Giles, lui, ne se privait pas de revenir régulièrement sur le sujet.
Pour la première fois, cependant, elle ne releva pas la provocation du pilote. Il lui semblait entendre, étouffé, lointain, une sorte de grondement sourd. Malgré elle, elle croisa le regard de Marc, qui acquiesça. Lui aussi avait entendu ce son à peine audible, perceptible uniquement par une ouïe améliorée par le poeïr. Au moment où elle allait ouvrir la bouche, une voix éraillée les interpella :
— Ayez pitié d’une pauvre aveugle, messieurs –dames !
Assise sous un porche, une vieille femme aux cheveux broussailleux et aux nippes écarlates, quoique pas très propres, tendait vers eux une main osseuse.
— J’ai trois petits-enfants à nourrir, mes bons messieurs ! gémit-elle. Mon fils et ma bru sont morts, je suis leur seule famille… Ayez pitié d’une pauvre aveugle…
— C’est ça, grand-mère, railla Giles. Rajoutes-en, je ne suis pas encore convaincu !
— Giles ! s’étouffa Camyl.
La vieille, qui s’était raidie au ton du pilote, tourna la tête vers la jeune spatione.
— Ne l’écoute pas, toi, ma fille… J’ai trois petits-enfants à nourrir…
— Et un mari infirme, je parie ? la coupa Giles, toujours aussi sarcastique.
Du pied, il bougea l’écuelle où se trouvaient quelques pièces de monnaie locale. Vive comme l’éclair, la main de la mendiante se referma sur la soucoupe.
— Tu es cruel avec moi, geignit-elle. Une pauvre aveugle sans ressources…
— Mais, et la pension d’invalidité… commença Claire, se rappelant des assommantes leçons d’Inause sur la généreuse protection sociale de la République de Kivilis.
— D’où tu sors, toi ? répliqua la femme avec un mélange de dureté et d’incrédulité. Tu crois qu’on en voit la couleur, ici ?
Ainsi rabrouée, Claire se tut. Elle l’observa non sans répugnance. Des mendiants, elle en avait vu dans son monde, bien sûr. Comme la majorité des gens, elle accélérait le pas et détournait la tête. Jamais encore elle ne leur avait parlé, jamais encore elle ne s’était arrêtée, et elle éprouvait un certain malaise, et une totale répulsion, à se trouver si près de la femme, qui n’avait manifestement pas pris un bain depuis plusieurs mois. Son odeur lui soulevait le cœur, alors qu’elle-même ne devait pas sentir la rose, après sept jours dans la forêt – même en habits autonettoyants !
— Où sont passés les habitants ? demanda Marc en s’accroupissant à côté de la vieille femme, ne paraissant pas gêné par les remugles qu’elle dégageait.
— J’en sais rien, répondit-elle innocemment.
— Et un voxel t’aidera-t-il à te souvenir ? suggéra Giles, veillant à ne pas s’approcher trop près.
— Peut-être…, admit-elle. Mais la vie est si chère, de nos jours…
Le pilote se retourna.
— Allez, on s’en va ! On trouvera bien quelqu’un d’autre.
La mendiante eut un rictus.
— Tu connais la musique, toi… ! Mais je crois que ça me revient…
L’autre ne dit mot et attendit. Elle sourit encore et frotta ses doigts dans un geste universel :
— L’argent d’abord…
Giles leva les yeux au ciel, puis fouilla dans sa veste. Il jeta finalement quelque chose dans l’écuelle aux pieds de la vieille, dont les doigts agiles se saisirent de la soucoupe et tâtèrent les piécettes avec une dextérité qui en disait long. Ayant trouvé le voxel triangulaire, la monnaie galactique, valable sur toutes les planètes en sus des monnaies locales, elle le palpa avec fébrilité.
— Un vrai voxel ! Z'êtes pas d'ici, vous, je me disais bien...! Mais l'astroport est fermé depuis deux jours, comment vous êtes arrivés ?
— C'est nous qui posons les questions, mamie ! rappela Giles d'un air sombre. Pourquoi l'astroport est fermé ? Où sont les habitants ?
La mendiante hocha la tête.
— Les habitants ? Oh, probablement tous devant le Palais du Dynaste ! C'est pour ça qu'il a fait fermer l'astroport, ce cher vieux ripou, pour que ça s'étende pas au reste du Canton, j'imagine !
— Le Palais du Dynaste, répéta Marc, toujours accroupi. Mais pourquoi ?
— Ça a commencé avec ces étudiants, là, qui ont voulu faire libérer leurs amis emprisonnés à cause de leur holoarticle contre le Dynaste, expliqua-t-elle alors. Ils ont essayé de s’introduire dans la prison, mais ils se sont fait prendre, ces idiots ! Et v’là qu'y a une demi-décade, le Dynaste s’est soudain mis en tête de tous les envoyer à la Grande Cour de Justice, sur Kivilis, pour qu’ils y soient jugés !
Claire avait entendu parler de cette Cour. C’était l’instance suprême, devant laquelle ne passaient que les cas les plus graves, ceux qui relevaient de la haute trahison. Parfois, Leftarm lui-même était appelé à y siéger, mais elle ne l’avait encore jamais accompagné dans cet exercice.
— Alors y’a eu l’émeute ! poursuivit la vieille. Les gens voulaient qu’ils soient jugés ici – vous savez comme moi ce qui se serait passé si ces gosses avaient été envoyés sur Kivilis !
Les trois Libertans acquiescèrent d'un air sombre. Marc s’était relevé. Claire sentait distinctement son trouble. Elle allait faire une remarque, mais Giles lui tordit le poignet avec une telle force qu’elle réprima un cri. La femme poursuivit :
— Les émeutiers étaient bien organisés, et je crois qu’une partie de la milice planétaire les a suivis, en fait, en tout cas, c’est ce qui se dit ! Et ils ont séquestré le Dynaste et ses Conseillers…
— Quand ça ? demanda alors Camyl d’un ton pressant, jetant un regard inquiet au jeune Wardom.
— Avant-hier.
— Mais que s’est-il passé depuis ?
— Ba rien, aux dernières nouvelles, révéla la vieille en haussant les épaules. Le Dynaste s’est barricadé au dernier étage du Palais avec ses gardes du corps, à ce qu'on dit !
— Tu me parais bien informée, la vieille, dit Giles.
La mendiante ricana et sortit une petite unité com de sous ses frusques.
— Je suis peut-être aveugle, mais je ne suis pas sourde ! Les révoltés ont pris le contrôle des ondes courtes. Y disent qu’ils veulent régler la situation « pacifiquement », qu’ils veulent juste que les gamins soient relâchés. Pour l’instant, ils auraient réussi tout ça sans effusion de sang, qu’on dit. Mais on dit aussi qu’ils sont déjà en transit vers Kivilis, les pauvres petiots ! Alors ils veulent que le Dynaste les rappelle, et annule le transfert. Y’a que lui qui en a le pouvoir, c’te crapule ! Mais y refuse de céder !
— Ils sont fous ! Kivilis ne va pas tolérer ça ! s’inquiéta Camyl.
La vieille haussa de nouveau les épaules. Claire s’aperçut alors que Marc était parti, sans les attendre, coupant droit en direction de la ville. Giles tourna à son tour la tête et se releva d’un bond en jurant :
— Bon sang, c’est pas vrai ! Merci, mamie, on te revaudra ça !
Sans plus attendre, il courut derrière son frère, entraînant violemment Claire derrière lui. Camyl les suivit.
— Arrête ! cria Giles.
— Je ne peux pas laisser faire ça ! répliqua Marc sans s’arrêter.
Le pilote le saisit par le bras et tenta de le retenir.
— Tu n’y peux rien ! Profitons-en plutôt pour aller à l’astroport, volons un appareil s'il le faut, et barrons-nous d’ici en vitesse !
— Je dois essayer !
— Tu vas te faire tuer !
Le jeune homme se dégagea, le regard dur.
— Tu n’étais pas là ! Mais moi, je me suis juré de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour ne jamais revoir ça.
— Justement ! Évitons le coin !
Mais Marc était déjà reparti. Giles échangea un regard sombre avec Camyl. Pour la première fois, il paraissait impuissant.
Claire aurait bien aimé savoir de quoi il retournait. Le jeune Wardom, d’ordinaire si serein, paraissait comme possédé. Un tel maelstrom d’émotions se dégageait de lui qu’elle fut obligée de barricader ses pensées, soufflée par la violence, l’angoisse et le trouble qui emplissaient son esprit. Mais elle se sentit incapable de poser la moindre question. Les deux autres Libertans ne paraissaient pas d’humeur à supporter la moindre remarque, et pour la première fois, elle n’éprouvait pas le besoin de provoquer Giles. Le pilote avait perdu son habituel air narquois, l’échangeant pour un visage inquiet, une attitude qu'elle ne lui avait jamais vue jusqu'à présent.
Alors elle les suivit sans mot dire tandis qu’ils partaient à la poursuite du jeune homme, s’enfonçant de plus en plus profondément dans cette ville qui paraissait terrée, telle un animal acculé, en direction du cœur grondant de la cité, des émeutiers, et de la population qui avait décidé de les soutenir.
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