Chapitre 74 – L’émeute (2/2)
Claire se retourna. Un homme d’une trentaine d’années, peut-être plus, au visage déjà buriné, se tenait adossé au mur, fumant une herbe puante. Il regardait la foule en contrebas d’un air amer. Il était habillé d’une tenue passe-partout, mais portait, détail incongru, une épée – une vraie épée, en métal, ressemblant à un fleuret de mousquetaire – dans un fourreau qui battait nonchalamment à son côté.
— Pardon ?
— J’ai dit ces idiots, répéta-t-il. Qu’est-ce qu’ils croient donc faire ?
Elle seule l’avait entendu. À ses côtés, Giles parlait à voix basse à ses compagnons, et semblait ne rien avoir remarqué.
— Qu’est-ce que vous faites là, alors ? demanda-t-elle.
L’homme à l’épée cracha par terre.
— Je suis comme vous. Au spectacle.
— Vous pensez que ça va mal se finir ?
— Vous ne trouvez pas ça louche, vous ? rétorqua l’homme d’un ton sec. Les SP qui ne lèvent pas le petit doigt pour protéger le Dynaste, et qui restent à l’abri dans leur caserne ? Le Dynaste qui refuse de céder et qui risque sa vie pour envoyer cinq gamins en jugement sur Kivilis ? Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre, que ces gamins soient jugés ici ou non ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Une révolution pacifiste, qu’ils disent ! Les gosses ? Un prétexte ! Ils veulent en profiter pour destituer le Dynaste et prendre sa place, m’est avis ! Ils disent qu’ils ont le peuple avec eux, pour un monde meilleur, tout ça tout ça… vous connaissez la chanson !
— Qui ça, ils ?
— Bah ! Comme si c’était important, qui ils sont. Des anarchistes ? Des opposants politiques ? Ou tout simplement de pauvres péquins qui se sont trouvés hier dans le palais au moment de la manifestation et qui ont décidé d’en profiter ? Maintenant, ils sont tous dévoués à la Cause, bien sûr. Tu parles !
— Avec qui tu causes ? demanda brutalement Giles en se retournant vers elle et lui tordant le bras.
— Elle parle avec moi, la donzelle, répondit l’homme en le toisant de haut en bas. T’es qui, toi ?
— Son homme, qu’est-ce que tu crois, répliqua le pilote en entourant les épaules de Claire de sa main libre, d’un geste possessif.
Elle se dégagea d’un mouvement brusque.
— Bas les pattes !
L’autre ricana.
— Ce monsieur était en train de me dire qu’il y avait quelque chose de louche dans toute cette affaire, répéta-t-elle en défiant Giles du regard.
— Évidemment, qu’est-ce que tu imagines ? riposta le pirate. Tu as déjà vu des émeutes qui n’avaient pas l’air louche ?
— Oh, monsieur est connaisseur, fit gravement l’homme.
— Sans doute plus que toi, répliqua le pilote d’un ton froid.
Ils se fusillèrent du regard quelques instants.
— Z’êtes pas d’ici, finit par dire l’homme.
— C’est un crime ?
— Si on vous prend pour des agents de Kivilis ça peut devenir malsain, oui, insinua l’autre.
— C’est une menace ?
L’homme haussa les épaules, mais sans le quitter des yeux. Sa main s’était nonchalamment portée sur son épée. Cela aurait pu paraître incongru, mais Claire sentit, à la grâce instinctive du geste, que l’homme savait s’en servir. Et à son brusque raidissement, Giles aussi.
Elle jeta un regard inquiet autour d’eux. Si quelqu’un surprenait la conversation, cela pourrait effectivement mal tourner. Mais tous ceux qui se trouvaient avec eux sur la terrasse avaient les yeux rivés sur le palais et ses occupants, même Marc et Camyl, qui observaient la foule en contrebas, l’air plus préoccupés que jamais.
— Disons que si des gens voient à quel point tu es lié à ta petite amie, précisa l’autre l’air de rien, ils risqueraient de mal l’interpréter…
Giles lui écrasa les doigts, mais avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, une grosse femme les bouscula sans façons pour se frayer un passage jusqu’à la balustrade. Ils se retrouvèrent momentanément séparés de l’épéiste si observateur, et Giles en profita pour lui glisser à l’oreille :
— N’y pense même pas… ! Sinon, nous dirons à ces braves gens qui est l’agent de Kivilis dans le lot.
Elle ricana, méprisante.
— C’est ça… Et ils te croiront, bien sûr. Moi, une pauvre petite jayn inoffensive, un espion ? Sans vouloir te vexer, tu as plus la tête de l’emploi que moi !
Giles lui lança un regard de pure haine. Il savait qu’elle avait raison.
Elle pouvait s’enfuir, oui. Il lui suffisait de jouer la comédie deux minutes, d’exhiber ses entraves, et la foule autour d’eux lui serait acquise, surtout avec la surexcitation générale. Peu importe ce que diraient les autres, on ne les écouterait pas.
Elle serait libre, c’était vrai. Mais à quel prix ?
À coup sûr, pour éviter de se faire lyncher, les Libertans tireront sur la foule pour essayer de s’enfuir. Ça risque de se terminer en massacre !
Ces derniers jours, elle avait appris à les connaître. Ce n’était pas de mauvais bougres, elle devait le reconnaître, et si elle ne les aimait pas, elle devait admettre qu’elle les commençait à les respecter. Ils n’avaient jamais été brutaux avec elle, sauf Giles.
Pourtant, si leur vie était en danger, ils tenteraient de se défendre. Et ils étaient armés. Déclencherait-elle un carnage volontairement, juste pour s’enfuir ?
— Moi, vos histoires ne me regardent pas, reprit l’homme, qui s’était de nouveau approché. Mais, ça pourrait mettre la puce à l’oreille…
Il releva soudain la tête. Interdite, Claire croisa le regard de Giles. Mais avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, elle aussi l’entendit. Un bruit que le brouhaha de la foule les avait tout d’abord empêchés de remarquer. Un sifflement caractéristique, qui approchait à grande vitesse. Incrédule, elle leva les yeux au ciel.
La foule autour d’eux semblait se taire progressivement, alors que les gens prenaient conscience qu’il se passait quelque chose d’anormal. Et soudain ils furent là… pas un, ni deux, mais cinq bombardiers, qui descendaient à toute vitesse vers la ville.
— Il faut partir d’ici ! hurla Camyl en tentant de pousser les spectateurs les plus proches vers l’escalier.
Autour d’elle, les gens semblaient perplexes. Sans attendre, la spatione attrapa Giles et Marc, tout en continuant à intimer aux gens autour d’eux d’aller se mettre à l’abri. Giles ne se fit pas prier, entraînant Claire dans son sillage. L’homme à l’épée leur emboîta le pas.
— Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? cria Claire.
— Il faut te faire un dessin ? lança Giles sans s’arrêter de courir.
Et sans sommation, sans ultimatum, les vaisseaux de Kivilis ouvrirent le feu sur la foule.
Des minutes qui suivirent, Claire ne garderait qu’un souvenir confus d’images éparses mêlées d’horreur pure. Le feu qui tomba soudain du ciel sur une population sans défense. Les bâtiments touchés par les tirs qui s’écroulèrent sur une foule qui courait en tous sens, tentant désespérément d’échapper aux salves et aux bombes. La panique qui fit refluer les gens loin de la place centrale, comme un fleuve en furie. La fuite éperdue, tenant toujours la main de Giles, mais avec reconnaissance cette fois, tant la préoccupation première était bien la survie ! Les manifestants terrifiés qui les bousculaient dans leur hâte à fuir. Les cratères qui se créaient à chaque impact, mélange atroce de pierre, de verre, de ferraille et de corps déchiquetés. L’odeur suffocante et intenable d’ozone, de métal fondu et de chairs brûlées. Les hurlements, les râles, le crissement de la pierre qui s’effondre, de la tôle qui se déchire.
Soudain, devant eux, un pan entier du bâtiment qu’ils longeaient s’effondra. Par miracle, ils se trouvaient alors protégés par l'avancée d'un porche massif, et la majeure partie de l’avalanche qui les aurait ensevelis fut déviée. Chance que n’eurent pas ceux qui les précédaient, qui disparurent sous une tonne de gravats.
Ils ne s’en tirèrent qu’avec quelques contusions. Hébétés, couverts de poussière, ils ne prirent pas le temps de souffler et se hâtèrent d’escalader les décombres instables. Derrière eux, le mur oscillait dangereusement. Ils ne s’en étaient pas plus tôt écartés qu’il s’écrasait à son tour, entraînant avec lui les deux étages qui le surplombaient. Ce fut d’autres cris, d’autres bousculades, d’autres hurlements.
Quand, enfin, le nuage de poussière se dissipa, ils se rendirent compte que le sifflement des moteurs avait disparu. Après avoir semé ruine et désolation derrière eux, les bombardiers de la République étaient, tout simplement, repartis.
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