Chapitre 76 - Aucyne
Ils entendirent le fracas de meubles renversés. Des ordres résonnèrent. Immobiles, ils écoutaient, et Claire pouvait voir sur les visages qui l’entouraient une tension identique à celle qu’elle ressentait.
Pourtant, il s’agit de soldats de Kivilis ! Je n’ai pas à avoir peur !
Mais elle ne bougea pas. Ne dit pas un mot.
Puis le silence revint.
— Bon, on va éviter de sortir tant que les violets sont encore dans le coin, commenta doucement leur sauveur.
— Comment se fait-il qu’ils ne nous aient pas trouvés ? murmura Giles. Ils ont sûrement des détecteurs…
Sans un mot, l’homme lui indiqua un petit appareil fixé près de la trappe.
— Comment avez-vous pu avoir ça ? s’étonna Marc, se hissant sur le premier barreau pour examiner le dispositif.
Devant le regard furibond de Giles, il baissa la voix et poursuivit :
— C’est du matériel militaire de niveau Trois, au moins !
— J’ai de bons fournisseurs, répondit l’homme.
— OK, l’ami, dit Giles en faisant pivoter son arme vers lui. Maintenant, tu vas nous dire qui tu es, et ce que tu nous veux.
— Giles ! protesta Camyl. Il vient de nous sauver la vie !
— Non, non, c’est normal, répliqua l’homme en jaugeant Giles d’un air sarcastique. C’est vrai qu’on est partis du mauvais pied, tous les deux. Alors recommençons au début : moi, c’est Aucyne. Toi, c’est Giles, c’est ça ? Enchanté.
Giles marmonna quelque chose, mais il finit par baisser son arme.
— Bien, reprit l’homme, semblant s’en contenter, sans toutefois quitter le pistolaser des yeux. Et vous êtes… ?
— Marc.
— Camyl.
— …Claire.
— Bon, eh bien voilà, ce n’était pas si difficile ! Au début, je me disais que vous étiez des espions de Kivilis, mais ça ne colle pas...
Il eut de nouveau un regard appuyé vers Camyl, comme s’il la reconnaissait, mais souhaitait garder certaines informations pour lui.
— Vous avez tort de nous faire confiance, dit la spatione. Nous pourrions très bien être des espions. Vous savez ce qu’il se passe, là-haut…
L’homme – Aucyne – baissa la tête. Pour la première fois, un sentiment de révolte perça sous le sarcasme.
— Je ne le devine que trop. Ces imbéciles ! C’était couru d’avance que ça finirait comme ça. Mais ils ont cru qu’on pouvait négocier… Et voilà le résultat !
— Vous faisiez partie de l’opposition au Dynaste ?
— Non, pas vraiment ! Tout ça ne m’intéresse pas beaucoup. J’ai certaines petites affaires dans le Canton, et mes bureaux sont un peu plus loin au sud. Mais avec les émeutes, l’astroport a été fermé, et j’ai été bloqué ici.
— Des affaires, hein, répéta alors Giles d’un air entendu, en observant la cache autour de lui. Transporteur indépendant, c’est ça ?
Transporteur indépendant… un euphémisme poli. Certaines des affaires d’Aucyne n’étaient pas très légales, sinon il ne connaîtrait pas des lieux comme celui dans lequel ils se trouvaient. C’était un contrebandier, tout comme Giles. Un peu excentrique, manifestement – une épée ! qui utilisait encore une arme pareille, dans le Quadrant ou ailleurs ? – mais il semblait tout à fait sûr de lui.
— On peut dire ça comme ça, acquiesça Aucyne. Mais j’aimerais savoir ce qu’un confrère fait ici, en compagnie d’une spatione, et, qui plus est, menotté avec une autre jolie fille !
Le cœur de Claire s’arrêta un instant de battre. Si jamais Giles disait ce qu’il savait – ou imaginait – à son propos…
Et puis après ? Qu’est-ce que cela changerait ?
Quelque part dans son esprit, une petite voix remarqua, tout à fait hors de propos, une jolie fille ?
Giles soupira.
— C’est une longue histoire… Pour faire simple, on va dire que la jayn est une rivale en affaires. Il ne faut surtout rien dire d’important devant elle. Elle n’est absolument pas digne de confiance !
Aucyne la détailla du regard un moment, puis haussa les épaules. Apparemment, ce genre de situation ne l’étonnait pas plus que cela.
— Et qu’est-ce qu’elle en dit, elle ? lui demanda-t-il avec un sourire en coin.
— Que c’est à eux qu’il ne faut pas faire confiance, bien sûr, répliqua-t-elle avec irritation. Qu’est-ce que vous voulez que je dise d’autre ?
— Pas très combative, jayn, dites-moi !
— Il ne faut pas s’y fier, intervint Giles avec sécheresse, elle cache bien son jeu ! C’est une vraie peste quand elle s’y met !
— Voilà qui est intéressant, dites-moi…
— Est-ce que vous avez un vaisseau sur place ? coupa Camyl, agacée.
Aucyne se retourna.
— J’en ai même plusieurs, belle dame, mais j’ai peur que ça ne nous soit pas d’une grande aide. Vous savez comme moi qu’après ce qui vient de se passer, la planète va être mise sous loi martiale.
— À d’autres ! renifla Giles. Vous avez forcément une sortie de secours.
Leur sauveur haussa les épaules.
— C’est possible. Ou non. Et je ne vois pas pourquoi je vous en ferais profiter.
— Mais enfin, pourquoi nous avoir sauvés tout à l’heure ? demanda Camyl.
— Par curiosité, peut-être. Et parfois, il m’arrive d’avoir des accès de bonté, mais faut pas pousser.
— Combien ? fit la jeune femme en levant les yeux au ciel.
— À vue de nez… dix mille. Par tête, bien sûr.
— C’est hors de question !
— Dans ce cas, faudra vous débrouiller avec nos copains du dessus. Je ne fais pas dans la charité, même pour les confrères. Surtout pour eux, d’ailleurs !
— Bon sang, mais c’est ignoble de marchander pour ça ! explosa Marc qui n’avait pas ouvert la bouche depuis un moment. Vous savez ce qui se passe, en haut ? Et tout ce que vous trouvez à faire, c’est vouloir vous en mettre plein les poches ?
— C’est la vie, mon petit, rétorqua Aucyne avec philosophie. Je suis un homme d’affaires, donc je fais des affaires. Tu es nouveau dans le métier, on dirait !
— Ils ne sont pas dans le métier, indiqua sèchement Giles. Mais moi si, et je peux te dire qu’on arrivera très bien à se débrouiller sans ton aide.
Même sans l’aide du poeïr, Claire savait qu’il bluffait. Et qu’Aucyne n’était pas du genre à se laisser fléchir, même si, à ses fréquents coups d’œil en direction de Camyl, elle avait l’impression étrange qu’il savait qui elle était. À moins que ce ne soit simplement son apparence exotique de spatione ? En tout cas, elle l’intriguait bien davantage qu’il ne voulait le leur faire voir.
Cependant, une autre personne avait un comportement encore plus étrange qu’Aucyne : Marc. L’autorité et le calme tranquilles dont il avait fait preuve en dirigeant les opérations de secours avaient de nouveau disparu. Il tournait comme un ours en cage dans leur étroite cachette, s’attirant des coups d’œil calculateurs de la part de l’homme à l’épée.
Camyl lui jetait également des regards inquiets. Excédée, elle finit par entraîner le jeune Wardom dans un coin de la resserre et lui parla précipitamment à voix basse.
Avec ses sens aiguisés par le poeïr, c’était un jeu d’enfant que d’écouter ce qu’ils disaient. Laissant Giles à son marchandage avec Aucyne, Claire reporta son attention vers les deux autres.
— …calme-toi, enfin, tu ne peux rien faire pour eux ! disait Camyl.
Elle avait repoussé ses lunettes couvertes de poussière sur son front. Le visage maculé de cendres, elle paraissait épuisée, mais ses yeux verts si particuliers brillaient toujours autant dans la pénombre. Elle saisit les mains du jeune homme, tentant de croiser son regard.
— Mais je ne peux pas laisser ça se reproduire ! protesta-t-il en se dégageant. Je me le suis juré, tu comprends ? Tout ce que j’ai appris jusqu’à maintenant, tout ce que nous faisons, c’est précisément pour ne plus jamais voir ça !
— Mais là, tu ne peux rien faire !
— Comme la dernière fois ? cingla-t-il, le regard dur. Mais maintenant, j’ai l’enseignement d’Eléaga ! Je dois faire quelque chose !
— Tu sais bien que si Eléaga était là, argua Camyl, elle serait la première à te dire de rester ici !
Marc voulut répondre, se ravisa. Puis ses épaules s’affaissèrent.
— Je revois tout comme si c’était hier… murmura-t-il.
— Je sais, compatit la jeune femme en le prenant dans ses bras. Mais tu dois garder la tête froide…
Ils restèrent un moment ainsi, Camyl réconfortant le jeune homme comme un petit enfant. Intriguée, Claire se sentit pourtant, bizarrement, vaguement coupable de les avoir espionnés.
— Tope-là, dit alors Giles, la tirant de ses pensées.
Aucyne et lui étaient donc parvenus à un accord. Marc et Camyl se séparèrent et revinrent auprès d’eux. Marc avait les yeux rouges et Claire détourna le regard, embarrassée.
— Camyl, vous pouvez vous charger de ça ? demanda alors Giles en secouant sa main entravée. On va vérifier si la voie est libre, Aucyne et moi. Marc… il vaudrait mieux que tu viennes avec nous, tu pourrais nous être utile…
Camyl tiqua, hésitante. Pour la première fois, Claire la voyait incertaine. La spatione ne semblait pas sûre qu’emmener Marc dehors soit la meilleure solution – pourtant, le poeïr les aiderait certainement à éviter les patrouilles. D’un autre côté, le laisser seul avec Claire n’était peut-être pas une meilleure idée, étant donné son agitation.
Le jeune Wardom acquiesça à la suggestion de son frère d’un air morne, comme si toute énergie l’avait quitté. Il paraissait toujours sous le choc.
Camyl l’observa un instant avec inquiétude, puis échangea un regard d’entente avec Giles, qui hocha la tête d’un air sombre. Il secoua le montant de l’étagère la plus proche, vérifiant sa solidité puis déverrouilla son bracelet d’entrave. Défiant Claire du regard, il l’attacha d’un geste au montant. Puis il donna une bourrade d’encouragement à son frère. Ce dernier sembla alors se ressaisir et secoua la tête, comme pour en chasser les souvenirs. Il tenta un pauvre sourire à l’adresse de Giles, et redressa enfin les épaules.
Aucyne, tout comme Claire, avait observé l’échange muet sans rien dire, plissant les yeux. Quand les Libertans lui firent signe qu’ils étaient prêts, il grimpa les barreaux et colla son oreille à la trappe. Après avoir soigneusement écouté les environs, il actionna l’ouverture. Les trois hommes se hissèrent à l’extérieur, laissant seules les deux jeunes femmes.
La trappe se referma, et elles entendirent le verrou s’enclencher. Aucyne – ou Giles - ne tenait manifestement pas à prendre le risque que l’une ou l’autre ne sorte de la cave avant qu’il ne revienne.
Elles écoutèrent les pas s’éloigner. Puis Camyl, la fixant dans les yeux avec défi, s’approcha de l’étagère et désactiva les entraves, qui tombèrent au sol avec un bruit sec.
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