Chapitre 77 - Camyl
— Pourquoi ? fit seulement Claire.
— Je ne sais pas, répondit Camyl. Peut-être parce que j’aimerais croire que ce que tu as vu cet après-midi t’a un peu ouvert les yeux ?
— Nous n’avons sûrement pas toutes les données en main, protesta-t-elle, sans vraiment y croire.
Pour la première fois, sans nier farouchement son lien avec le régime.
— Kivilis avait sûrement ses raisons d’agir ainsi, murmura-t-elle. Il y avait sûrement un groupe armé dangereux sur la place, ou caché quelque part dans la ville, quelque chose qui a motivé le bombardement…
Oui, il y a forcément une raison. Il le faut !
Camyl s’écarta, hors d’elle. Ses yeux flamboyèrent alors qu’elle secouait la tête avec indignation.
— Combien de temps continueras-tu à te mentir ainsi ? Kivilis est « sûrement » un régime totalitaire qui n’hésite pas à ouvrir le feu sur tous ceux qui osent contester son autorité ! Kivilis détruit « sûrement » la vie de ceux qui ont le malheur de se trouver sur son chemin, qui ne s’écartent pas assez vite !
Ses joues si pâles avaient rosi sous l’effet de la colère, et ses cheveux ébouriffés – qui avaient perdu leur blancheur duveteuse après les épreuves qu’ils avaient traversées – semblaient se dresser tout droit sur sa tête, à la mesure de son exaspération.
— Je sais que tu nous as écoutés, tout à l’heure ! accusa-t-elle. Non, n’aie pas le culot de nier ! Si tu veux savoir, toute la famille de Marc et Giles, leurs parents et leur petite sœur, se sont fait tuer dans une émeute similaire, il y a huit ans ! Sous les yeux de Marc, qui n’était qu’un gamin à l’époque !
La spatione se rapprocha, les yeux flamboyants. Malgré elle, Claire recula, et se retrouva acculée contre le mur.
— Giles était hors-planète, à l’époque, avec leur grand-mère. Ils ont tous les deux cru que Marc était mort, lui aussi ! Mais comme des centaines d’autres orphelins, il avait été envoyé dans un « camp d’éducation spécialisée », comme ils disent aux holoactus. Une prison, oui, où il travaillait, pour rien, douze heures par jour, et où on lui assénait des discours sur la grandeur de cette belle « République de Kivilis » le reste du temps !
La voix de Camyl s’était chargée d’une ironie amère, qui atteignit Claire droit au ventre. Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, la spatione poursuivit :
— Il a souffert là-bas pendant plus de trois années Standard, avant que Giles et sa grand-mère ne retrouvent sa trace et parviennent à l’en faire sortir. Ce qui leur a valu d’être tous recherchés comme des criminels !
La jeune Libertan, d’ordinaire si calme, la fixait avec colère, comme si elle la rendait responsable de la tragédie qu’elle évoquait.
Toujours adossée au mur, Claire détourna le regard, sonnée.
Si c’est vrai, effectivement, je comprends mieux pourquoi Marc a pété un câble, tout à l’heure. Le pauvre !
Camyl pouvait mentir, bien sûr, inventer ce roman abracadabrant dans le seul but de l’apitoyer ou de la gagner à sa cause, mais, malheureusement, grâce au poeïr, Claire sentait sa sincérité !
Ça aurait été si tranquillisant de se dire que l’autre mentait, faisait de la propagande, essayait de l’émouvoir ! Mais elle disait la vérité, ou du moins, ce qu’elle croyait fermement être la vérité.
Alors… alors quoi ? Le Seigé a menti ? Ce serait Kivilis l’oppresseur, finalement ? Mais de quel côté se trouve donc le « bon » côté ? Le pouvoir officiel, ou ceux qui lui résistent quel qu'en soit le prix ?
Ou chez aucun d’entre eux ?
Leftarm lui avait enseigné que, bien souvent, il n’y avait pas de bon côté. La grande majorité des actions pouvait paraître bonne dans un sens, mauvaise dans l’autre, et inversement. Tout dépendait du point de vue !
Du point de vue ? Bon sang, j’ai vu les vaisseaux bombarder une foule sans défense ! Et les soldats fouiller les maisons ! Comment ça pourrait se justifier ?
Et pourtant, cela ne faisait pas des Libertans des anges pour autant ! Eux aussi utilisaient la violence pour arriver à leurs fins : ils posaient des bombes, retenaient des gens en otage, en réduisaient d’autres en esclavage, et organisaient la contrebande d’armes et de substances illicites pour financer leur guerre contre le gouvernement légitime !
Ok. Pas vraiment légitime. Les élections sont truquées, je le sais depuis longtemps.
Mais c’était pour le bien commun, se rappela-t-elle fermement. Le Directeur avait pris les mesures qui s’imposaient pour empêcher que toute la structure politique, économique et sociale du Quadrant ne s’effondre totalement. Cela valait bien la suppression de quelques libertés.
Kivilis était une dictature. Elle le savait depuis longtemps, et elle l'avait accepté. Leftarm lui avait ouvert les yeux sur les inconvénients et les risques de la démocratie à l'échelle galactique. Mieux valait une dictature éclairée qu'une démocratie ingouvernable !
Et ça ne justifiait pas pour autant les méthodes des Libertans ! Avec leurs actions, ils ne valaient pas mieux, voire étaient bien pires, que ceux à qui ils prétendent s’opposer ! Le chaos qu'ils semaient ne pouvait que favoriser la loi du plus fort, et mettre en danger les populations !
L’attentat d’Armora, c’était eux ! Sans parler du fait que ça m’a bloquée ici, ils ont tué des dizaines de personnes, ce jour-là, sans le moindre remord ! Et ça aurait pu être bien pire !
Kivilis avait peut-être de très bonnes raisons de fouiller toutes ces maisons, et d’en tirer ainsi ses habitants ! Claire voyait moins ce qui pouvait justifier de bombarder une foule désarmée, mais il y avait sûrement une raison ! Le régime n’était pas exempt de défauts, et le Seigé ne s’en était jamais caché.
Mais en quoi les Libertans feraient-ils mieux ? Tout comme Kivilis, et sans doute même plus, les terroristes servaient avant tout leurs propres intérêts. Ils étaient persuadés de leur bon droit – Camyl, en tout cas, l’était, et Marc aussi, ce qui était compréhensible s’il avait été ainsi traumatisé dans son enfance – mais ils ne valaient pas mieux que les autres !
Le Seigé le lui avait bien dit ! 0n ne gouverne pas avec des utopies, et le bien du plus grand nombre implique forcément des pots cassés, à un moment ou à un autre !
Mais jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas vraiment compris ce que cela impliquait…
Et ce qu’elle n’avait pas compris, non plus, c’est que le camp d’en face n’était pas forcément constitué de monstres, comme elle se les imaginait quand elle étudiait au calme et en sécurité à Bhénak. Ce n’étaient pas uniquement des fanatiques aux yeux brûlants de haine, ou des politiciens cyniques et ambitieux, juste préoccupés de leur propre pouvoir, comme ceux qu’elle avait pu si souvent observer dans le Grand Bureau.
Non, en face, il y avait aussi des gens normaux.
Il faut que je m’enfuie ! Maintenant, avant que tout ça ne devienne encore plus compliqué ! J'ai déjà perdu trop de temps, je n'aurais pas dû la laisser parler !
Le verrou de la trappe ne serait pas un problème : c’était un modèle basique, simplement destiné à maintenir la trappe correctement fermée. Elle s’était suffisamment exercée sur ce genre de serrure au Centre pour ne pas s’en inquiéter. Ensuite, elle n’aurait qu’à se rendre à la première patrouille de Kivilis qu’elle croiserait. Elle ne doutait pas qu’elle réussirait à se faire entendre, et d’ici une heure elle aurait quitté la planète.
C’est simple. C’est ce que je dois faire !
Alors pourquoi, pourquoi était-ce si difficile ? Simplement parce que Camyl lui avait fait confiance, en défaisant elle-même ses liens ?
C’est stupide ! S’il savait que c’est ça qui m’arrête, le Seigé serait furieux. Pire que furieux !
Elle savait qu’elle n’aurait jamais une meilleure occasion.
Arrête de réfléchir et agis !
Rassemblant son courage, elle bondit. Avant que Camyl n’ait pu faire un geste, elle lui empoigna les cervicales. Une pression à l’endroit adéquat : la jeune femme s’effondra sans connaissance entre ses bras. Remerciant les leçons du Lieutenant Saulnier, Claire étendit doucement la spatione par terre. Elle ne voulait pas la blesser.
Elle s’empara de l’arme que Camyl portait à la ceinture et leva les yeux vers la trappe. Grimpant quelques barreaux, elle examina rapidement le mécanisme et hocha la tête. Avec les outils adéquats, il ne lui faudrait que quelques minutes s’en libérer. Parcourant la resserre du regard, elle avisa un établi poussé dans un coin. Si elle avait bien jugé Aucyne…
Gagné !
Quelques minutes de fouille dans les tiroirs plus tard, elle revint sur l’échelle. Elle posa le petit pistolaser sur l’étagère la plus proche, à portée de main, et commença à trafiquer le mécanisme.
Totalement concentrée sur sa tâche, le poeïr déployé sur l’extérieur au cas où les trois hommes reviendraient plus tôt que prévu, elle fut donc complètement surprise par l’attaque brutale qui survint par derrière et l’assomma à moitié. Ses genoux fléchirent, elle dégringola de l’échelle et ses pieds heurtèrent durement le sol.
Elle réussit cependant, dans sa chute, à saisir le pistolaser d’une main et à agripper à l’un des barreaux de l’autre. Elle se retourna, pour se retrouver face au canon d’un second pistolaser. Manifestement, Giles n’était pas le seul à cacher des armes dans ses vêtements.
— Je ne vous conseille pas d’essayer, indiqua Camyl d’un ton froid, aussi glacial que son retour soudain au vouvoiement.
À ses pieds, un sac à moitié éventré répandait ses tubercules jusqu’à l’autre bout de la cave. Il paraissait très lourd, pourtant la spatione d’apparence si frêle avait réussi à le soulever d’une seule main !
— Vous êtes très résistante, fut tout ce que Claire trouva à répliquer alors que la jeune Libertan la désarmait.
— J’ai eu de bons professeurs, rétorqua Camyl d’un ton sec.
— Il fallait que j’essaie… commença Claire avant de s’interrompre, agacée, quand elle se rendit compte que cela sonnait un peu trop comme une tentative de s’expliquer, voire de s’excuser.
— Je sais.
Camyl lui indiqua un coin où se trouvaient plusieurs caisses et, d’un mouvement de l’arme, lui fit signe de s’asseoir.
— J’espérais que nous n’en arriverions pas là, dit-elle.
— Qu’est-ce que vous espériez ? répliqua rudement Claire. Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie dans une de vos cellules ! Et ça, c’est uniquement si vous décidez de me garder en vie !
— Vous pourriez nous rejoindre, répondit l’autre avec une ardeur soudaine. Avec vos dons… vous nous seriez d’une telle aide ! Vous rendez-vous compte ?
— Ben voyons ! renifla la jeune fille.
— Je sais ce que c’est de tourner le dos à ce qui a fait sa vie, croyez-moi ! répliqua sèchement la spatione. Je sais à quel point c’est difficile de remettre en cause ce que l’on croit, de renoncer à son confort ! Mais il y a des choix… qu’il faut savoir faire.
— Épargnez-moi vos discours, voulez-vous ? cingla Claire, soudain furieuse.
En colère contre elle-même, de n’avoir pas senti venir l’attaque, en colère contre la jeune femme, qui tapait si près de ses propres doutes, elle fulmina :
— J’y ai déjà eu droit de la part de Marc ! Ça me suffit ! Vous ne savez rien de ma situation, vous ne savez rien de mes motivations !
— Cela m’étonnerait qu’elle soit plus compliquée que la mienne au moment où j’ai décidé de rejoindre les Libertans, rétorqua l’autre avec une amertume surprenante.
Claire attendit, dorlotant toujours sa colère, mais Camyl ne semblait pas disposée à en dire plus. Comme elle-même n’avait pas envie de l’éclairer sur son propre cas, un silence buté retomba.
Soudain, la spatione lui jeta un regard noir.
— Arrêtez cela tout de suite !
Claire ouvrit des yeux innocents, essayant de masquer sa surprise. Comment la jeune femme avait-elle pu sentir le flux de poeïr lancé vers elle ? Rien n’avait indiqué jusqu’à présent qu’elle était Wardom !
— Je sais très bien ce que vous essayez de faire, reprit Camyl. Ça ne marchera pas sur moi, alors laissez tomber !
— Comment…
— J’ai été élevée par une Wardom. Elle m’a tout appris de vos petits trucs ! Donc n’essayez pas de me convaincre de faire quoi que ce soit!
Leftarm lui avait dit que prendre le contrôle d’un esprit averti était très difficile, voire impossible. De toute évidence, Camyl s’attendait à sa tentative, et avait appris à reconnaître la sensation.
Non mais quelle poisse !
Camyl lui fit signe de tendre son poignet, pistolaser toujours pointé. Lentement, Claire tendit le bras. Alors qu’elle raccrochait l’entrave, la jeune Libertan murmura, comme pour s’excuser :
— Je déteste cette situation, croyez-moi.
— Alors laissez-moi partir ! la supplia Claire, tentant le tout pour le tout. Vous n’avez qu’à dire aux autres que vous n’avez rien pu faire pour m’en empêcher… après tout, j’ai presque réussi, tout à l’heure !
L’autre soupira. Pour la première fois, Claire la voyait presque déstabilisée, sans assurance.
— Claire… j’ai envie de vous faire confiance. Et je ne sais pas pourquoi, car c’est une folie ! Vous êtes une vraie menace pour nous, peut-être même plus que vous ne l’imaginez. L’idée ne devrait même pas me traverser l’esprit, car on ne peut pas vous laisser aller retrouver Leftarm et le Directeur !
Alors que Claire ouvrait la bouche pour protester, elle la coupa :
— Non, s’il vous plait, ne niez pas ! Vous êtes formée aux techniques militaires, vous venez de Kivilis, sans doute des services spéciaux, et vous maîtrisez le poeïr… Dans ce cas, il n’y a que peu de personnes qui ont pu vous former ! Je… On ne peut pas vous laisser aller leur raconter ce que vous avez découvert sur nous, et surtout sur Marc ! Et vous ne pouvez pas me promettre de ne rien dire car même si vous le vouliez – et je n’en suis pas sûre - vous ne le pourriez pas le cacher. Pas à eux.
Claire leva les yeux au ciel. Dépitée d’être de nouveau entravée, elle était également de plus en plus intriguée.
Bon sang, mais qui est cette fille, réellement ? Élevée par une Wardom, elle connaît Leftarm, et le Directeur, et elle sait ce qu’il en est pour le vrai pouvoir de Kivilis !
Elle ne pouvait lui poser de questions sans se trahir davantage, sans révéler qu’elle était bien plus proche du Seigé que ces gens ne l’avaient déjà deviné.
Techniques d’interrogatoire classique, se répéta-t-elle pour se convaincre. Pour l’instant, elle ne fait que des suppositions. Elle essaie de me faire parler, c’est tout. Et je sais très bien que je signe mon arrêt de mort si j’avoue qui m’emploie réellement !
Pourquoi fallait-il donc que Camyl soit le genre de fille qui aurait tout à fait pu devenir son amie, en d’autres circonstances ?
Mais Claire était au service du Seigé. Elle lui avait juré fidélité, là-bas, sur l’Inexorable, et malgré les derniers évènements, elle croyait encore à son serment. Elle respectait son professeur et mentor plus que quiconque, et ne lui ferait pas défaut, même si tout n’était pas aussi simple qu’elle se l’était imaginé, là-bas, à Bhénak. Mais elle ne trahirait pas celui qui lui faisait confiance et qui avait cru en elle, qui lui avait donné sa chance, alors que rien ne l’y obligeait.
Et Camyl, malgré tout ce qu’elle disait, ne la laisserait pas partir. Elle ne se trompait pas en disant qu’elle était dangereuse pour eux, même si Claire ne se voyait pas comme une si grande menace.
Elle devait donc leur fausser compagnie dès qu’elle en aurait l’occasion, et réussir à faire taire cette petite voix qui lui disait que, peut-être, elle aurait préféré les accompagner librement, sans à se poser de questions.
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