Chapitre 78 - Couvre-feu

9 minutes de lecture

 Les trois hommes revinrent quelques heures plus tard. Quelques heures pendant lesquelles aucune autre parole n’avait été échangée. Tout avait été dit, nul n’était besoin d’en rajouter.

 Claire avait fermé les yeux et tenté de méditer, mais ses pensées s’étaient avérées trop confuses et agitées pour qu’elle atteigne une concentration suffisante pour retrouver ce calme intérieur qui lui manquait tant.

 La cité avait été bouclée par les forces antiémeutes de Kivilis, leur rapporta la petite équipe, et les patrouilles étaient nombreuses. Cependant, Aucyne assurait connaître des passages dérobés que l’armée mettrait du temps à découvrir, si elle les découvrait jamais. Il avait activé ses contacts et tout organisé. Une navette les attendait dans ses entrepôts, dans l’une des banlieues de la ville, et leur permettrait à tous de quitter la planète.

 Mais pour cela, il fallait attendre la nuit.

 Ils se restaurèrent sur des provisions prises dans la cave, des fruits locaux – très sucrés et d’une étrange couleur bleu azur - et de la viande séchée. Cela changeait agréablement des rations autochauffantes dont ils se nourrissaient depuis le crash, mais Claire ne parvint pas à les apprécier.

 À sa grande surprise, Camyl ne souffla mot ni de sa tentative d’évasion ni du reste, ce qui perturba encore plus la jeune fille. À dire vrai, elle n’était pas spécialement fière d’elle, sans savoir pourquoi.

 J’ai fait mon choix ! Et mes raisons sont bonnes ! J’ai confiance en Leftarm et je ne le trahirai pas !

 Alors pourquoi ne s’en sentait-elle pas réconfortée pour autant ?

 Marc était revenu de la virée de reconnaissance toujours aussi sombre, mais son abattement s’était transformé en une froide résolution. Il avait jeté un coup d’œil à Camyl, puis à Claire, puis encore à Camyl, et c’était comme si un message était passé entre eux. Claire était persuadée qu’il savait très bien ce que Camyl avait tenté de faire, et quel en avait été le résultat.

 Durant les heures où ils restèrent ainsi terrés, ils parlèrent peu. Aucyne et Giles nettoyèrent ostensiblement leurs armes, sans cesser de s’observer, alors que Camyl et Marc essayaient de se reposer. Claire aussi aurait bien aimé dormir, mais elle n’arrivait pas à fermer l’œil.

— Original, de se balader avec un couteau pareil, avait dit Giles, indiquant l’épée qu’Aucyne avait sortie de son fourreau et examinait soigneusement, à la recherche de la moindre éraflure.

— Tradition familiale, avait expliqué l’homme basané, haussant les épaules. Ça fait toujours son petit effet.

— Tu sais t’en servir, ou c’est juste pour la frime ?

 Trop vite pour que l’œil puisse la suivre, la lame de leur hôte avait fendu l’air d’un mouvement élégant, sectionnant net une guirlande de bulbes mis à sécher. Les oignons – ou ce qui s’en approchait – roulèrent tout autour d’eux, réveillant Camyl qui bondit sur ses pieds, instantanément en alerte, avant de réaliser ce qui se passait et de leur jeter un regard noir.

 Aucyne s’était excusé d’une courbette, alors que Giles ricanait et que Marc haussait les sourcils.

— Joli ! avait souri le contrebandier. Mais contre un pistolaser, ça ne me paraît pas très utile…

— C’est une lame en synthacier, l’avait détrompé leur hôte. Elle peut dévier un tir tout comme elle peut embrocher le tireur.

— Mouep, avait commenté Giles, l’air peu convaincu. Je ne m’abriterais pas derrière quand même…

 Aucyne avait souri, sans en dire plus, puis avait repris sa vérification. Claire, qui avait suivi l’incident sans mot dire, avait remarqué que, malgré ses fanfaronnades, l’homme d’affaires arborait également un pistolaser dans l’une de ses bottes, et un autre dans un holster de poitrine. Il ne devait donc pas se reposer sur ses seuls talents d’épéiste pour se défendre, même s’il savait de toute évidence les utiliser.

 Quelque temps plus tôt, un tel anachronisme aurait enflammé son imagination, la ramenant à ses premiers cours sur les Wardoms avec Inause. Mais depuis sa discussion avec Camyl, tout cela lui paraissait désormais bien futile.

 Quand ils sortirent enfin de leur cachette, plusieurs heures plus tard, le soleil était couché depuis longtemps. La chaleur de la journée était encore perceptible, mais la température baissait rapidement. Parfois, dans le silence de la nuit, on entendait de lointaines détonations, ainsi que le sourd vrombissement des aérocars militaires. Le ciel rougeoyait à l’est et au sud, signe que des bâtiments brûlaient toujours, mais les rues étaient désertes.

 De caves en arrière-cours, ils s’enfoncèrent dans le dédale de la vieille ville, véritable labyrinthe de portes cochères, de jardins minuscules et de ruelles entravées. Ils évitèrent de justesse plusieurs patrouilles, qui hésitaient à s’engager dans les allées étroites sans escorte aérienne.

 Pour empêcher Claire de donner l’alerte, Giles l’avait bâillonnée. Il avait également repris le bracelet d’entrave. Si Camyl aurait aimé pouvoir faire confiance à la jeune fille, ce n’était assurément pas le cas du pilote.

 Claire n’avait pas protesté, ni même jeté de regard noir au pirate. Elle avait détourné la tête, lassée. Bien qu’elle sache qu’elle devait s’enfuir, toute énergie semblait l’avoir quittée.

 Ce sentiment étrange perdura pendant la longue marche pour rejoindre l’entrepôt d’Aucyne, faite de tour et de détours pour éviter les patrouilles. Elle suivait, mécaniquement, s’arrêtant quand on le lui disait, se baissant, courant derrière Giles quand ils traversaient un espace dégagé, sans chercher à leur fausser compagnie.

 À quoi bon, de toute façon ? Avec les entraves, c’est fichu d’avance.

 Elle savait qu'elle avait laissé passer sa chance, dans la cave. Pourtant, elle avait tout essayé… mais aurait-elle pu faire plus ? Ce sentiment d’inachevé, de gâchis, ne la quittait plus, et l’empêchait de réfléchir de manière claire.

 Les rues étaient désertes, les portes et les fenêtres fermées. Mais un glissement furtif, un chuchotis porté par la brise nocturne, une lueur aussitôt dissimulée leur révélaient que la ville n’était pas totalement inhabitée. Terrée, méfiante, en attente, comme un animal acculé, oui, mais pas abandonnée. La proclamation de la loi martiale scintillait sur tous les panneaux d’information, mais les rafles s’étaient principalement concentrées sur les quartiers centraux. Les habitants qui en avaient réchappé se terraient en attendant que l’orage passe.

 Aucyne frappa un code complexe à une porte que rien ne distinguait des autres. Ils avaient atteint les faubourgs et se trouvaient dans une rue étroite et sombre, qui sinuait sous une falaise peu élevée, où les bâtiments s’encastraient à même la roche.

 Quelques instants plus tard, le battant s’entrouvrit et les laissa passer. Une femme entre deux âges étreignit rapidement leur guide, leur jeta un coup d’œil, s’attardant une seconde de trop sur le bâillon de Claire. Mais elle ne dit rien et se contenta de les précéder dans un long couloir taillé directement dans la pierre. Ils descendirent quelques marches, traversèrent une grande salle voûtée remplie de caisses, puis une autre, car les entrepôts s’enfonçaient profondément sous la colline. Des robots manutentionnaires étaient rassemblés, désactivés, dans un coin, et des treuils et des câbles couraient au plafond. L’éclairage était réduit au minimum, noyant les angles dans l’ombre.

 Après un autre très long couloir tout aussi désaffecté, ils arrivèrent dans une nouvelle salle - violemment éclairée celle-ci. Aucyne fut rejoint par une nuée de personnes, qui brandissaient des baynis, s’enquéraient des ordres et l’informaient des dernières nouvelles. L’homme d’affaires s’arrêta quelques instants, donnant des instructions et paraissant écouter trois rapports et deux conversations à la fois. De toute évidence, il préparait le déménagement de toute son installation sur la planète, mais d’une manière ordonnée et méthodique, comme si cette éventualité avait toujours été prévue de longue date.

 Alors qu’ils patientaient derrière Aucyne, qui vérifiait rapidement le bayni que lui tendait un assistant, Camyl se retourna. Sans un mot, elle enleva le bâillon de Claire. Giles ouvrit la bouche pour protester, mais la spatione lui imposa le silence d’un regard noir. Chose étonnante, le pilote n’insista pas.

  • Merci, dit doucement Claire.

 La jeune femme hocha brièvement la tête, sans rien ajouter. Derrière elles, Marc les observait, sans rien dire. Il jeta un regard perçant à Camyl. Il n’avait guère décoché une parole depuis qu’ils étaient sortis de leur cachette, se bornant à les avertir à demi-mot quand il percevait des patrouilles à proximité. Même s’il paraissait avoir recouvré son calme, les évènements de la journée avaient définitivement fissuré cette façade sereine et assurée qui avait tant horripilé Claire au début et qui, paradoxalement, lui manquait désormais.

 Au moins à l’époque, tout était plus simple !

 Aucyne valida la dernière liste, et ils reprirent leur route à travers le dédale des entrepôts creusés à même la roche. Alors qu’ils passaient un nouveau seuil, une volée de chuchotements les accueillit, comme s’ils pénétraient dans une volière effarouchée.

 Une trentaine de personnes était réunie près du seuil de la caverne, un hangar beaucoup plus vaste que les autres, mais tout aussi encombré. Au fond, devant de grandes portes blindées, des mécaniciens et des robots contrôlaient un petit cargo peint en bleu sombre, d’aspect inoffensif mais, pour qui savait où regarder, très fortement armé.

 Les gens levèrent un regard effrayé à leur approche, et Claire devina qu’il s’agissait d’habitants cherchant à fuir la planète. Un grand nombre étaient blessés. Il y avait quelques enfants parmi eux, et plusieurs non-hums, la plupart humanoïdes, à l’exception d’un Bolesh aux ailes repliées, manifestement mal en point. Faisait-il partie du groupe qu’ils avaient vu… n’était-ce que le matin même ? Tout cela paraissait si loin…

 Étant donné son état, celui-là risquait de ne pas revoir le ciel avant un certain temps.

 Tous affichaient un air hagard, qui tranchait singulièrement avec la froide efficacité des employés d'Aucyne. Ils avaient sans doute payé chèrement leur passage, tout comme les Libertans. Claire ne savait pas sur quelle somme Giles s’était finalement entendu avec Aucyne, mais le tarif était probablement exorbitant. La seule satisfaction qu’elle en retirait, c’était que le pilote avait dû être vert de rage de ne pas pouvoir la laisser sur place ! Il avait bien suggéré une solution radicale, mais Marc et Camyl l’avaient refusée en levant les yeux au ciel.

 Le cargo n’étant manifestement pas encore prêt à décoller, Camyl et Marc proposèrent de soigner les réfugiés, et demandèrent à Aucyne s’il avait quelques packs médicaux. Celui-ci acquiesça et envoya l’un de ses assistants chercher ce qu’il leur fallait. Puis, défiant Claire du regard, la jeune Libertan ouvrit de nouveau les entraves, sans prendre garde aux protestations de Giles, et lui proposa de les aider.

 À sa propre surprise, Claire accepta.

Un peu plus de liberté est toujours bon à prendre ! Sans les entraves, je n’ai plus qu’à attendre la bonne occasion !

 Ici, malheureusement, il n’y fallait pas songer : entre les Libertans qui ne la quittaient pas d’une semelle, et les vigiles d’Aucyne, qui supervisaient le chargement des caisses, le risque de tirs croisés était trop grand. Les réfugiés risquaient d’en pâtir. Et ils avaient avant tout besoin d’aide.

 Et puis, après tout, en soignant des blessés, je ne trahis pas vraiment le Seigé, pas vrai ?

 Elle serait utile, endormirait la méfiance des Libertans, et remonterait peut-être un peu dans l’estime de Camyl. Non que cela lui importât, bien sûr, mais au moins, là, il n’était pas question de loyauté ou de trahison.

 Ils passèrent l’heure suivante à faire des pansements et à réduire des fractures. Du moins, c'est ce à quoi s'attelèrent Marc et Camyl, car elle-même ne connaissait pas grand-chose à la médecine, qu’elle soit de cet univers-ci ou d’un autre. Cela n’avait pas fait partie de sa formation.

 Mais elle les assista du mieux qu’elle put, observant avec intérêt comment le jeune homme utilisait son poeïr pour calmer les plus agités et soulager la douleur avant que les anesthésiques ne fassent effet. S’occuper des autres semblait lui avoir fait du bien : il avait presque retrouvé l’allure assurée qui lui était habituelle.

 Presque.

 Pendant ce temps, l’air de rien, Giles errait autour des caisses qui étaient chargées dans le cargo. Le contrebandier se gardait bien de trop approcher des employés d’Aucyne, mais il ne perdait pas une miette de ce qui l’entourait. Au bout d’un moment, Claire le vit même se diriger vers Aucyne d’un pas décidé. Elle ignorait de quoi ils discutèrent, mais lorsqu’il revint vers eux, le pilote affichait un air satisfait.

 De son côté, elle continuait à aider Marc et Camyl. Sans vraiment réfléchir à ce qu’elle faisait, elle se retrouva à essayer timidement d’imiter le Wardom, utilisant son pouvoir pour calmer un petit garçon terrifié.

 Elle s’attira instantanément un regard surpris, mais approbateur. Le jeune homme projeta alors spontanément son esprit vers elle, pour lui montrer comment procéder.

 Elle rompit aussitôt le contact, mal à l’aise. Qu’était-elle en train de faire ? Était-ce trahir, que d’accepter ainsi les enseignements d’un autre que Leftarm ? Qu’en penserait-il ? Le toucher mental de Marc était si différent de celui de son professeur ! Ferme et assuré, mais pas imposant ni écrasant comme celui du Seigé.

 Troublée, elle s’écarta brusquement, lâchant le bandage qu’elle avait en main. Camyl leva des yeux interrogateurs. Claire marmonnait des excuses indistinctes pour cacher son embarras quand, soudain, elle entendit des coups de feu résonner dans le lointain.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marga Peann ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0