Chapitre 80 - Dans la soute
Le voyage durait depuis des heures.
Assis sur une caisse, en face de Claire, Marc somnolait sur l’épaule de Giles. Le bras en écharpe, le Wardom avait le visage marqué, gris de fatigue et de souffrance. Après l’avoir soigné, Camyl lui avait ordonné se reposer, et il n’avait pas protesté. Pour l’heure, la spatione lisait ses messages sur son bayni, les sourcils froncés, alors que le jeune homme, les traits tirés, semblait dormir.
Son frère, quant à lui, ne quittait pas Claire des yeux, une lueur meurtrière dans le regard. Bien que rassuré sur l’état de Marc, il ne décolérait pas, et c’était sans douceur, et sans consulter les autres, qu’il s’était empressé de lui remettre ses entraves. Non qu’elle ne puisse tenter grand-chose, dans l’espace encombré de la soute, mais il avait décidé de ne plus lui laisser la moindre latitude pour faire quoi que ce soit.
Elle le comprenait.
Elle était épuisée. La tension des dernières heures, ajoutée à la fatigue de leur longue marche dans la forêt, avait finalement eu raison d’elle. Elle se sentait à bout de forces. Pourtant, tout comme dans la cave, c’est en vain qu’elle avait essayé de dormir. Trop de questions tournaient dans sa tête. Comment rester sereine à l'idée que les Libertans lui avaient peut-être dit la vérité, au moins en partie ?
S’il n’y avait pas du vrai ? Mais qui crois-tu donc abuser ?
Elle était là ! Elle avait vu les engins républicains bombarder la foule. Elle avait vu les forces de Kivilis effectuer leurs rafles, déclarer la loi martiale. Elle avait entendu Camyl lui raconter l'histoire de Marc et Giles, même si elle n'était pas sûre de la croire. Ensuite, alors qu’elle tentait encore de s’illusionner, elle avait vu les soldats tirer sur tout ce qui bougeait dans le hangar, sans la moindre sommation !
Est-ce que je sers l’Empire, en fin de compte ?
Elle frissonna. Non, tout n’était pas aussi simple ! Elle avait toujours su que son employeur était dur, cynique, sans pitié, un peu mégalomane aussi, mais, malgré le poeïr, il n’avait rien d’un Seigneur Noir, loin de là. La caricature aurait été trop facile.
Kivilis était une dictature, dans le sens où les élections étaient truquées et le pouvoir aux mains de quelques personnes seulement, mais elle connaissait le Seigé ! Il œuvrait sincèrement pour le bien de la population du Quadrant, et par là même, de la Galaxie tout entière !
Cela pouvait entraîner des dérapages. Il l'avait reconnu devant elle, et elle avait eu accès à assez de dossiers pour savoir que c'était inévitable, mais à l'époque cela lui avait semblé un mal nécessaire. Pour le bien commun...
À Bhénak, il y avait beaucoup de gens bien ! La Coordinatrice, Pieric, le Lieutenant Saulnier, et même le Secrétaire Thranca... ce n'étaient pas des oppresseurs ! Simplement des gens normaux, des gens honnêtes, qui faisaient juste leur travail ! Qui partageaient la vision du Seigé et qui voulaient sincèrement l'aider à maintenir la paix dans le Quadrant !
Les Libertans et leurs alliés, qui semaient le chaos partout où ils allaient parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec l'ordre établi, valaient-ils mieux ? Ce n'était pas juste les « bons » contre les « méchants » : dans la vraie vie, tout n'était pas aussi simple que dans ces films qu'elle adorait autrefois.
Renverser un gouvernement pour le remplacer par un autre, ça ne réglait pas les problèmes, au contraire. Elle se souvenait de ses cours d'Histoire, au lycée, et avait appris la même chose ici avec Inause. Le chaos et l'anarchie suivaient toujours ce genre de révolution, même avec les meilleures intentions du monde ! Les gens qui refusaient par principe qu'il y ait des lois, des règles et des contraintes, en appelant cela du sirupeux nom de liberté, n'étaient soit que de doux rêveurs soit de dangereux anarchistes, prêts à permuter une dictature pour une autre, la leur !
Et pourtant, Claire ne cessait de revoir le regard de cette femme...
Tuée, comme ça, à un mètre à peine ! Ça aurait pu être moi !
Leftarm était-il au courant ? Avait-il approuvé les opérations sur Maytessy ?
En face d’elle, Marc avait ouvert les yeux. Le jeune Wardom était affreusement pâle, presque aussi pâle que la spatione au regard émeraude. Malgré cela, elle le sentait, il ne lui en voulait pas. Elle hésitait pour sa part entre culpabilité et colère : pourquoi avait-il mis sa vie en danger en essayant de la retenir ? Ce n’était pas à lui de supporter les conséquences de ses choix si mal avisés !
Les Libertans tenaient un conciliabule à voix basse, penchés au-dessus du bayni de Camyl. Ils avaient été coupés du monde – de l’HoloRéseau – durant toute leur escapade dans la forêt, sans la moindre possibilité d’émettre ou de recevoir quoi que ce soit. C'était apparemment un problème assez fréquent sur les planètes de troisième zone comme Maytessy, pas assez riches pour se payer un réseau planétaire. Ce qui l’était moins, c’était que le Réseau ne soit pas du tout accessible en ville non plus – mais là, c’était la mise sous loi martiale qui était en cause. Dans la cave, Aucyne avait d’ailleurs abondamment pesté à ce sujet lorsqu'il avait tenté de se connecter avec son propre appareil.
Camyl avait probablement négocié avec Aucyne un accès aux serveurs ultralux depuis les canaux du vaisseau – sans doute à un prix exorbitant – pour récupérer ses messages. Loin de la planète, le blocus ne s’appliquait plus.
Avant Maytessy, Claire aurait essayé d’en savoir plus : les modes de communication des Libertans et la façon dont ils contournaient les sécurités de l’HoloRéseau – propriété de Déneterr – pour utiliser les flux de données auraient été très précieux à Leftarm, s’il ne les connaissait pas déjà.
Désormais… elle ne savait plus. Elle n’avait même plus envie de les espionner.
Et pourtant elle entendit, dans le murmure assourdi de leur conversation, un mot qui lui fit subitement dresser l’oreille.
Celer !
Elle se redressa, immédiatement en alerte. Il aurait vraiment fallu qu’elle soit à l’article de la mort pour que ce simple mot, la cause de tout ce qui lui était arrivé, ne la fasse pas réagir !
Que connaissaient-ils du Projet Celer ? Pourquoi en parlaient-ils ? Est-ce que cela avait un rapport avec elle ?
Ou pire… avaient-ils un lien avec la destruction du Vortex ?
Ils ne s’étaient pas encore avisés qu’elle les écoutait. À vrai dire, ils murmuraient si bas qu’il fallut à Claire tout son entraînement de Wardom pour entendre la suite.
— …espère qu’on arrivera à temps, disait Camyl. Nous avons été beaucoup trop retardés ! S’ils parviennent à leurs fins, cette fois…
— C’est beaucoup trop dangereux ! objecta Marc.
— Nous ne pouvons pas les laisser faire, tu le sais bien ! Cela signerait probablement la fin de… la fin de tout ! Plus jamais personne ne pourra leur tenir tête si jamais…
Sur un signe impérieux de Giles, ils se turent. Il la montra de la tête.
— Alors, on joue les indiscrètes ?
Cette fois, la provocation de Giles la laissa de marbre. Le peu qu’elle avait entendu avait attisé sa curiosité, de façon tellement intense que c'en était douloureux !
Le Projet Celer avait été arrêté juste après son arrivée, comme elle ne le savait que trop. Alors pourquoi en parlaient-ils comme s’il était toujours d’actualité ?
Je dois savoir !
— De quoi parlez-vous ?
— Eh ben au moins, ça c’est direct, railla Giles. Tu veux participer aux conférences au sommet, maintenant ? Après nous avoir montré à quel point tu es digne de confiance ?
— Giles… commença Marc.
— Non mais ça, c’est un peu fort ! répliqua le pilote. Franchement, elle ne manque pas de culot ! C’est comme ça que le Vieux t’a appris à obtenir des informations ?
Elle se leva d'un bond, envahie d'une fureur froide. Le ton ironique de Giles avait balayé d'un coup les doutes et les questions des dernières heures, lui rappelant brusquement le pourquoi de cette haine qu'elle vouait aux Libertans. Une haine soigneusement entretenue depuis qu'elle était arrivée dans cet univers, et que leur organisation avait anéanti sa vie précédente !
Comment, en effet, faire le rapprochement entre ce groupe de jeunes gens, presque sympathiques, et les terroristes qui l'avaient si brutalement arrachée aux siens, sans le moindre espoir de retour ? Et pourtant...
Avant que quiconque n'ait pu faire un geste, elle s'était levée et, malgré ses entraves, avait parcouru la distance qui les séparait d'un seul bond. Elle saisit le contrebandier par le col de sa chemise et le plaqua contre la paroi derrière lui, bien qu'il soit beaucoup plus grand qu'elle. Toute la tension et l'épuisement qu'elle ressentait avaient fait voler en éclat le faible contrôle qu'elle avait encore sur ses émotions, ne laissant que la colère, décuplant ses forces.
Les réfugiés assis sur les caisses voisines les fixèrent avec stupéfaction, mais ils étaient trop hagards pour réagir davantage. Marc et Camyl se précipitèrent pour les séparer.
— Arrêtez, tous les deux, ordonna le jeune Wardom, étonnamment ferme malgré sa fatigue.
Il utilisa le poeïr pour forcer Claire à lâcher prise.
— Nous sommes tous épuisés, ajouta-t-il. Ce n'est pas la peine de s'énerver...
Giles massa son cou, fixant la jeune fille d’un regard mauvais, alors que Camyl le poussait doucement à se rasseoir. Claire se rassit également, repoussant la main de Marc. Elle les haïssait tous, autant qu’ils étaient !
— Cette fille est folle ! protesta Giles. Vous avez vu ça ? Je vous avais bien dit qu’il fallait serrer beaucoup plus les entraves ! Elle est dangereuse !
— Ah ! persifla-t-elle. Ça, c’est vraiment l’hôpital qui se fout de la charité !
— On se calme, s’interposa Marc une nouvelle fois.
Mais elle n’avait plus envie de rationaliser, plus envie de se calmer, plus envie d’être prudente.
— Le Projet Celer ! jeta-t-elle. Je sais que c'est de ça que vous parliez ! Vous croyez que je ne connais pas le rôle que vous avez joué dans cette affaire ?
Ils se raidirent tous, même le jeune Wardom.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Ne faites pas les innocents ! cingla-t-elle. Je vous ai entendus ! Celer ! L’attentat au Complexe Armora, sur Kivilis Occidental ! C’étaient les Libertans, inutile de le nier !
C’était folie, elle le savait. Jamais elle n’aurait dû en parler ni évoquer quoi que ce soit à ce sujet. Leftarm serait fou de rage. C’était de l’inconscience pure.
Et alors ? Étant donné leur réaction, ils étaient au courant !
Peut-être même... peut-être même que, sur tous les Libertans possibles, je suis tombée sur les personnes qui ont commandité l'attentat ?
Sûrement pas ceux qui l'avait exécuté, en tout cas, car Leftarm lui avait dit que le commando, ou ce qu’il en restait, avait été attrapé, emprisonné et jugé immédiatement après les évènements. Mais ceux qui l’avait planifié ?
Quoi qu'il en soit, ils savaient de quoi il retournait ! Encore un fichu hasard ?
— Que savez-vous à ce sujet ? ordonna brusquement Marc, soudain raidi.
— J’en sais suffisamment ! Alors, pourquoi en parliez-vous ? Qu’est-ce que vous avez à voir avec l’attentat ?
Elle se retrouva subitement, à son tour, plaquée contre le mur, mais cette fois par le jeune Wardom. Giles et Camyl s’étaient également levés. Le pilote avait pâli, tandis que la spatione la fixait avec hostilité.
— Que savez-vous à ce sujet ? répéta Marc, empli d’une colère froide.
Il souffrait le martyr, manifestement, avec son bras blessé. Mais il n'en avait cure, la regardant avec une haine telle qu'elle n'en avait jamais vue inscrite sur son visage, une haine dont la violence frappa son esprit comme une gifle.
Elle essaya de se dégager, sans succès. Personne ne lui vint en aide. Les autres rescapés observaient craintivement l’altercation, en reculant vers le fond de la soute. Elle porta les mains à sa gorge et lutta, mais le jeune homme tenait bon.
Ce fut Camyl qui finit par reprendre ses esprits la première et qui, doucement mais fermement, demanda à Marc de la lâcher.
Ce dernier, clignant des yeux, sembla soudain se rendre compte de ce qu’il faisait, et il desserra brusquement les mains. Claire s’affala contre le mur, haletante, sous le regard froid des Libertans.
Camyl s’agenouilla à sa hauteur, les traits durs.
— Alors ? Quelles sont vos responsabilités au sein du Complexe Armora ?
Claire secoua la tête.
— Je n’ai pas de responsabilités à Armora.
— Que savez-vous du Projet Celer ? somma l’autre, détachant chaque mot d’un ton glacial.
— Vous ne croyez quand même pas que je vais vous le dire ? s’insurgea-t-elle. Oui, je sais à quoi il devait servir, et surtout, je sais comment vous, les Libertans, vous avez tout détruit ! Vous avez tout anéanti !
— Il devait ? répéta Camyl, soudain déconcertée. Mais le Projet Celer n’a jamais été arrêté…
— Qu'est-ce que vous racontez encore ? s’emporta-t-elle, furieuse. Bien sûr que si, il a été arrêté ! Quand vous avez tout fait sauter !
La jeune femme échangea un long regard avec Marc.
— Le Projet Celer n’a jamais été arrêté, Claire, dit la spatione, subitement radoucie. Il a subi un… contretemps, c’est vrai, il y a quinze mois Standard. Mais il est toujours opérationnel…
— Vous mentez ! jeta-t-elle, alors qu’un poids glacé lui tordait soudain les entrailles.
— Non. J'aimerais bien... mais nous avons eu confirmation il y a peu qu'un nouveau Vortex stable avait été ouvert.
— C’est impossible !
Les Libertans avaient de fausses informations ! Elle savait bien, elle, que Celer avait été abandonné à la suite de l’attentat. Trop d'éléments avaient été détruits, trop de données avaient été perdues. C’était impossible à reconstruire, impossible à recalibrer. Leftarm le lui avait certifié, à l’époque !
Il me l’aurait dit, si Celer avait repris !
Elle vit les regards pensifs qu’échangeaient les autres, mais secoua la tête. Ils mentaient, ils se trompaient !
— C’est la vérité, répliqua calmement Camyl. Les installations n’ont pas pu être suffisamment endommagées, la dernière fois, et…
— Camyl ! protesta Giles.
Mais la jeune femme leva un index péremptoire et le fit taire.
— J'ignore ce que vous savez à ce sujet, reprit-elle, mais vos informations sont erronées. La Phase I est active, avec un Vortex pleinement opérationnel. Celer va entrer dans sa deuxième phase, même si nous ne savons pas avec certitude ce qu’elle implique. Mais si ce que nous craignons s’avère exact, plus aucune planète ne sera à l’abri de la rapacité de Kivilis, même à l’autre bout de la Galaxie. Ou de l’Univers !
Claire voulut protester, encore. Celer, ce n’était pas du tout ça ! C’était de la recherche expérimentale, c’était surtout une avancée technique phénoménale, incommensurable… ! Mais elle s’entendit alors poser une question, une seule.
— Ce nouveau Vortex... Sa destination ?
Camyl haussa les épaules.
— Selon nos informations, un endroit paumé, une planète bien au-delà des confins du Quadrant. Je ne connais que son nom de code : PKX348E3.
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