Chapitre 82 - Retour à la Base
Le cargo les déposa quelques heures plus tard sur une petite station spatiale, dont Claire ignorait le nom, et qu’elle ne chercha d’ailleurs pas à savoir. Aucyne débarqua tous ses passagers et repartit, sans leur poser davantage de questions. Discrétion remarquable... à moins qu’il n’y ait eu des arrangements entre ses geôliers et le contrebandier.
À vrai dire, cela ne l’intéressait plus.
Les Libertans lui avaient totalement ôté ses entraves, sans que cela n’entraîne de satisfaction particulière de sa part. Tout cela lui paraissait désormais tellement futile ! Giles avait commencé par protester, mais Camyl l’avait réduit au silence d’un regard, une nouvelle fois. C’était d’ailleurs étonnant comme le pilote, si rétif à toute forme d’autorité, si provocateur, cédait facilement devant les yeux verts inflexibles de la jeune mutante.
Cela tira un instant Claire de sa torpeur. Elle croisa le regard de la spatione, et quelque chose passa entre elles. Elle ne savait plus si ces gens étaient encore ses ennemis, elle se rendait bien compte que si Leftarm lui avait menti sur Celer, il pouvait lui avoir menti sur bien d’autres choses ! Mais elle ne voulait pas non plus tomber dans l’excès inverse. Elle se tenait donc à l’écart des Libertans, mais sans plus chercher à être désagréable. Camyl et Marc l’avait compris, et ils n’avaient pas essayé de lui forcer la main, respectant son besoin de solitude.
Ils avaient loué une petite navette pour retourner sur la base des Libertans, et elle les accompagna. Même sans entraves, il était hors de question que la liberté lui soit rendue, et elle savait que Marc restait là, vigilant, si jamais elle essayait de leur fausser compagnie.
On lui avait alloué l’une des quatre cabines, la plus petite. Peu de temps après le décollage, on frappa à la porte.
— Je peux entrer ? fit la voix de Camyl.
Claire acquiesça, et la porte coulissa. La spatione s’était douchée, changée, et ses cheveux pâles auréolaient son visage comme un halo duveteux. Elle s’arrêta sur le seuil et lui tendit un paquet.
— Tiens. Je pense que nous faisons à peu près la même taille.
Claire prit le paquet, plat et mou, enveloppé de plastique. C’était l’un de ces kits de vêtements unisexe bon marché qu’on trouvait dans tous les environnements à température et humidité contrôlés, comme les stations spatiales ou les bases lunaires. Elle en avait porté, une fois, en session de mise en situation. Il s'agissait d'habits basiques, peu robustes, qui ne protégeaient absolument pas du froid ou de la pluie.
Mais l’attention de Camyl la toucha profondément.
— La douche est au fond du couloir, expliqua la spatione. Ce n’est qu’une douche sonique, malheureusement, mais tu verras, ça fait du bien.
— Merci, murmura-t-elle, la gorge nouée. Merci beaucoup.
Camyl hocha la tête, sembla vouloir rajouter quelque chose, se ravisa.
— Bon, eh bien, je te laisse, alors. N’hésite pas, si tu as besoin de quelque chose.
Elle recula, et la porte se referma. Claire resta debout, le paquet à la main, à fixer l’endroit où la jeune Libertan avait disparu. La gentillesse de Camyl lui mettait les larmes aux yeux.
Un jour plus tôt, elle se serait sans doute dit que tout cela était du calcul, une manière de la déstabiliser, de l’amener à épouser le point de vue des Libertans. Un jour plus tôt…
Maintenant, elle comprenait que Camyl voulait seulement l’aider, la mettre un peu plus à son aise. Elle devait reconnaître que depuis qu’ils étaient revenus dans l’environnement aseptisé de l’espace, sa propre odeur lui soulevait le cœur.
Après un long moment d’hésitation, elle finit par sortir de sa cabine. Comme l’avait dit Camyl, il y avait un cabinet de toilette sommaire, au fond du couloir, avec une douche à ultrasons. Claire n’avait jamais expérimenté ce genre d’installation – à Bhénak, même si elle était rationnée, l’on disposait d’eau pour se laver, de même que sur l’Inexorable – mais elle connaissait le principe : les ondes soniques « dissolvaient » la saleté, qui était ensuite aspirée par une multitude de grilles réparties autour du réceptacle de « douche ».
L’impression était assez bizarre, et la jeune fille décida qu’elle n’aimait pas beaucoup ça. L’air vibrait tout autour d’elle, lui donnant la chair de poule. Elle ressentit une réelle frustration à ne pas sentir l’eau couler sur elle et à ne pas pouvoir utiliser de savon pour frotter son corps fourbu et encrassé. Lorsque le cycle s’arrêta et qu’elle put sortir de la cabine, elle n’eut pas le sentiment d'être vraiment propre – et pourtant, apparemment, elle l’était.
Elle enfila les habits fournis par Camyl et se sentit aussitôt mieux. Cependant, elle n’osa pas aller rejoindre les autres, qu’elle entendait discuter dans le carré. Elle ne savait plus trop si elle était prisonnière, ou non, mais tant qu’elle n’aurait pas tiré les choses au clair, elle ne voulait pas rajouter davantage de confusion dans son esprit. Mieux valait qu’elle se tienne à l’écart.
Elle passa ainsi tout le reste du voyage dans sa cabine, dormant, mangeant, essayant de méditer, mais le plus souvent retournant toutes ces données incomplètes dans sa tête, espérant et redoutant à la fois qu’elles soient vraies. Repensant à tous les évènements de cette dernière année, tentant de comprendre, de voir ce qui lui avait échappé…
Quarante et quelques heures plus tard, ils débarquèrent sur la base des Libertans. Un comité d’accueil les attendait. À la demande de Camyl, on la conduisit immédiatement dans une petite salle de réunion qui, si elle était gardée, n’avait plus rien à voir avec une cellule. Elle sentit parfaitement que sa présence, non entravée, ne faisait guère plaisir à ceux venus les accueillir, mais comme ils n’élevèrent aucune objection, elle en conclut qu’ils avaient été avertis. Camyl avait manifestement la main très longue, qui qu’elle fût en réalité. Si elle n’avait pas été si préoccupée, Claire aurait tenté d’en savoir plus. Mais désormais, elle s’en moquait complètement.
À présent, elle étudiait les documents que les Libertans lui avaient remis, et sentait son cœur se glacer à chaque nouvelle datatige.
Peut-être s’agissait-il de faux, peut-être était-ce juste une manœuvre de désinformation des services secrets de Kivilis, mais elle n’arrivait plus à s’en convaincre. Trop d’éléments concordaient. Au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait dans sa lecture ressurgissaient des détails auxquels elle n’avait pas prêté attention durant l’année écoulée, des voyages du Seigé, des allusions entendues…
Comment avait-elle pu être si naïve ? La technologie du Vortex était tellement innovante, avait tant de potentiel ! Comment avait-elle pu croire une seule seconde que la destruction des installations par un attentat, si meurtrier soit-il, suffisait à arrêter des recherches qui avaient dû prendre des dizaines d’années, et peut-être plus ?
Quand elle était arrivée ici, elle ignorait tout des possibilités, et des limites, de la technologie galactique. Elle ne savait rien des temps de trajet en ultralux : aller plus vite que la lumière lui paraissait tellement fantastique, elle n’avait pas réalisé que, malgré cela, les distances étaient si grandes que la plupart des mondes civilisés se trouvaient à des jours de voyage, avec les contraintes que cela imposait sur les communications et sur les ressources.
Elle n'imaginait pas qu’il existait relativement peu de planètes, dans un rayon suffisamment proche, avec les conditions atmosphériques et terrestres adéquates, et non polluées, pour faire pousser la nourriture. Elle n'était pas au courant de la course aux métaux rares pour les composants des navettes, les astéroïdes les plus accessibles ayant été pillés depuis longtemps. Elle n’avait pas encore pleinement intégré les contraintes liées à l’eau, surtout sur des planètes totalement urbanisées comme Kivilis, où l’eau était une denrée rare et rationnée, sauf pour les plus riches.
Avec un outil comme le Vortex, Kivilis pourrait se rendre instantanément en n’importe quel endroit de la Galaxie, et sans doute même de l’Univers. Pour piller les ressources de planètes sans défense, bien sûr, mais également, pour annihiler dans l’œuf tout embryon de rébellion. Pouvoir surgir n’importe où, au cœur d’une installation minière, d’un entrepôt de stockage de nourriture, ou au milieu d’une forteresse ennemie…
Et elle avait réellement cru que les recherches avaient été arrêtées ? Elle se serait giflée, tellement elle se sentait stupide !
Qu’est-ce qui l’atterrait le plus, dans tout ça ? Que Kivilis ait à sa disposition un outil si puissant que toute résistance serait à jamais impossible, même si le régime se mettait un jour à outrepasser les bornes – et avec ce qu’elle avait vu à Maytessy, ce qui lui avait raconté Camyl, il semblait qu’il en avait déjà pris le chemin – ou, plus prosaïquement, que Leftarm lui ait menti ?
Contrairement à ce qu’il lui avait affirmé, la Terre n’était pas à jamais hors de sa portée. Les installations d’Armora avaient mis du temps à être reconstruites, mais elles avaient été reconstruites !
Et comme Camyl le lui avait annoncé, comme le confirmaient tous les documents que les Libertans avaient mis à sa disposition, le Vortex avait été ouvert sur la même planète que la dernière fois, la troisième planète du système stellaire référencé sous le code PKX348E.
La Terre !
Pourquoi m'a-t-il menti ? Craignait-il que je choisisse de rentrer chez moi ?
Oh, elle ne comprenait que trop pourquoi il avait décidé de la garder avec lui. Cela, elle l’avait compris ce fameux soir, quand son poeïr s’était brusquement réveillé pour lui sauver la vie. Il lui avait bien dit, sur la terrasse du Complexe Armora : vous avez des capacités qui peuvent m’être utiles.
Mais quoi ? N’était-elle donc qu’un outil, pour lui ? N’avait-elle pas le droit de savoir la vérité ? N’avait-elle pas le droit de choisir, par elle-même, de la voie qu’elle voulait emprunter ?
Certes, elle voulait revoir sa famille. Elle lui manquait avec une intensité si douloureuse qu’elle n’arrivait même plus à en pleurer. Elle avait réussi à cadenasser sa peine de manière si profonde que l’éventualité de son retour lui paraissait irréelle, et elle n’osait y croire, de peur que la déception soit encore plus cruelle.
Mais si elle voulait à toute force rentrer chez elle pour serrer dans ses bras ceux qui lui avaient tant manqué, elle avait découvert et apprécié tant de choses, ici, que se confiner à vie sur sa petite planète lui paraissait désormais un avenir bien étriqué.
Me fait-il donc si peu confiance, pour ne pas me laisser décider en toute connaissance de cause ?
Elle éprouvait un sentiment tout à fait inconnu, un mélange d’incrédulité, de déception et de colère. Elle se sentait trahie.
Car s’il lui avait menti au sujet du Vortex, sur quels autres sujets avait-il également déformé la vérité ? Tout ce à quoi elle avait cru avec tant de force, avec tant de fierté, était-il vain ? S’était-il joué d’elle tout ce temps ?
Les Libertans avaient-ils raison, quand ils affirmaient que le Vortex, en plus d’être une arme extrêmement dangereuse, allait servir à piller des planètes ?
La Terre était-elle en danger ?
Il fallait qu’elle ait des réponses.
D’une manière ou d’une autre.
Et, petit à petit, elle comprenait que ce n’était pas sur la base des Libertans qu’elle les obtiendrait.
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