Chapitre 83 - Décision

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 Marc entra, un plateau dans les mains. L’odeur était appétissante, et aux grognements de son estomac, Claire réalisa que l’heure du repas était passée depuis longtemps.

 Le Wardom tira une chaise et s’assit en face d’elle.

— J’ai pas pu échapper à la réhab, et même quelques heures, ça donne une faim terrible. Mais je me suis dit que tu n’aurais pas mangé non plus.

 Il poussa le plateau vers elle. Il avait encore les cheveux humides, mais la raideur de son épaule semblait effectivement avoir disparu. Étonnant, après un si court séjour dans le fluide guérisseur.

 Interceptant son regard, et sa pensée, il haussa les épaules.

— J’avais déjà bien préparé le travail, avec le poeïr, pendant le trajet. La cuve n’a fait que finir les choses.

 Comment faisait-il ? Jamais Leftarm ne lui avait appris à guérir, encore moins à se guérir. Pourtant, ça semblait très efficace.

 Tout comme Camyl, tout comme Giles, il la tutoyait désormais. Elle en avait été brièvement contrariée, avant de se résigner. Cela n’aidait certes pas à maintenir les barrières émotionnelles qu’elle avait eu tant de mal à édifier entre elle et les Libertans, mais elle avait fini par laisser tomber.

 Après tout, c’est vrai, je les aime bien, et c’est inutile de continuer à le nier !

— Alors, tu nous crois, maintenant ? demanda-t-il, la bouche pleine, en indiquant de la tête les datatiges qui parsemaient la table.

 Elle soupira, et écarta les tiges de données pour piocher comme lui dans le bol de golfiches qui fumait sur le plateau.

— Je suis bien obligée… mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir encore des doutes.

— Je comprends, acquiesça-t-il gravement. Si tu viens vraiment de cette planète, et que tu ne connais du Quadrant que ce que Leftarm t’en a dit, ce n’est pas étonnant. Comment pourrais-tu faire confiance à quelqu’un, qui que ce soit, après la façon dont tu as été manipulée ?

 Ébranlée par la compréhension dont il faisait preuve à son égard - alors qu’elle l’avait tant malmené ! – et parce qu’il touchait de beaucoup trop près ses propres réflexions, elle répliqua, troublée par ce qu’elle avait senti quand il avait prononcé le nom du Seigé :

— Tu le hais donc tellement ?

 De nouveau, elle se posa la question : Leftarm savait-il qu’il y avait un autre Wardom, au sein des Libertans ? Et que ce dernier lui vouait une haine féroce, et personnelle ?

— Il a tué toute ma famille, expliqua le jeune homme, mâchoire contractée. Si Giles en a réchappé, c’est uniquement qu’il n’était pas là.

— Mais ce n’est pas Leftarm le responsable ! protesta-t-elle, bouleversée par cette haine envers celui qui, si peu de temps auparavant, était encore tout pour elle.

 Devant le regard blessé du Wardom, elle tenta de se justifier. Elle ne tenait plus à s’aliéner qui que ce soit, surtout pas lui : tout comme Camyl, il avait toujours été plus que correct avec elle, alors qu’elle ne le méritait pas.

— Je veux dire, pas lui, personnellement… Camyl m’a dit, pour ta famille… Je suis désolée… mais enfin, c’est Kivilis, pas lui directement, le responsable, non ?

 Elle se sentit stupide de débiter tant de banalités.

— C’est à croire que tu connais bien peu de choses sur ton employeur, dit-il lentement. Leftarm est Kivilis… Lui et son maudit Directeur. Sans eux, tout s’effondre. Molla n’est qu’un pantin entre leurs mains. Sans la puissance de Déneterr, il n’y a plus de « République » de Kivilis !

 À ces mots, elle frissonna.  

Le Directeur… je l’avais oublié, celui-là ! Était-il au courant ? A-t-il quelque chose à voir avec tout ça ?

— Mais tu as raison, pour mes parents et Terisa, poursuivit-il. Ils se sont trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, pourrait-on dire.

 L’amertume de son ton était terrifiante. Encore plus impressionnante que s’il avait ragé et tempêté.

— Et pourtant, continua-t-il de ce même ton glacé, si Kivilis n’empêchait pas l’expression de tout avis contraire à la propagande officielle, ils seraient encore là. Nous ne faisions rien de mal, nous regardions juste passer la manifestation. Mais les bombardiers sont arrivés… et tu connais la suite. J’ai eu de la « chance » de m’en sortir vivant.

 Claire n’imaginait que trop bien la scène. Les images de Maytessy étaient encore trop fraîches à son esprit, sa propre peine concernant l’absence de ses parents trop présente, pour que les mots, même vains, parviennent à franchir ses lèvres.

— Mais Leftarm, lui, a personnellement tué ma grand-mère, ajouta alors le jeune homme avec férocité. Et ça, il devra le payer.

— Tué ta grand-mère ? répéta-t-elle, interdite. Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?

 Le Seigé était dur, froid, mais ce n’était pas un monstre !

— Ma grand-mère était une personne peu commune, expliqua Marc avec un sourire triste. C’est son groupe d’intervention qui a détruit les installations d’Armora, dans ce fameux « attentat » qui t’a empêché de rentrer chez toi. C’était une vraie guerrière !

 Elle le fixa, incrédule. Se moquait-il d’elle ?

 Une grand-mère, ça reste à la maison à faire des confitures et à s’occuper de son jardin, ça ne part pas en intervention au sein d’une équipe de commandos !

 Il sourit de nouveau, comme s’il avait saisi l’image qui lui était passée par l’esprit, et que rien n’aurait pu être plus éloigné de la personne qu’il avait connue.

— Ma grand-mère était une femme formidable, dans tous les sens du terme, expliqua-t-il alors, non sans fierté. Elle s’appelait Eléaga, Eléaga Fingelrod, et c’est… c’était l’un des membres fondateurs des Libertans. Oui, c’est elle, avec quelques autres, qui a commencé à coordonner la résistance à cette dictature qui ose s’appeler « République » ! Et c’est elle qui m’a sauvé la vie, quand avec Giles elle m’a tiré du centre de redressement où j’étais enfermé depuis la mort de mes parents.

 Il s’interrompit, perdu dans ses souvenirs. Claire restait silencieuse, ébranlée. La douleur du jeune homme la frappait de plein fouet, presque comme si c’était la sienne. Elle ne voulait surtout pas le brusquer. Que s’était-il passé ensuite ?

 Soudain, il se reprit, et ajouta avec défi :

— C’est aussi elle, la Wardom qui m’a tout appris.

— Une Wardom ? répéta-t-elle, suffoquée.

Encore un autre Wardom ? Ça commence à faire beaucoup, pour une Confrérie qui a disparu !

 Était-ce là un autre mensonge de Leftarm ?

— Leftarm ne t’a pas dit cela non plus, n’est-ce pas ? insinua le jeune homme, suivant ses pensées. Oui, une Wardom ! Une femme comme on n’en fait plus ! Demande donc à Camyl, c’était sa marraine et une deuxième mère pour elle, en plus d’être la wardoketès de sa Famille.

Wardoketès… Ce terme disait vaguement quelque chose à Claire. N’était-ce pas lié à la pratique qui avait finalement conduit à l’extinction de la Confrérie ? Elle se rappelait avoir vu quelques informations à ce sujet dans les données fournies par Leftarm au sujet des Wardoms, si longtemps auparavant, quand elle avait découvert son poeïr.

 Si ses souvenirs étaient exacts, les wardoketès étaient des Wardoms mercenaires, qui louaient leurs services à de riches familles ou à de grandes entreprises. La pratique s’était généralisée en quelques décennies, et un certain nombre de scandales avait fini par monter l’opinion publique contre ces « Sorciers de Maison ».

 La Confrérie Wardom avait mis du temps à agir, tardant à désavouer ses membres, et ne s’en était jamais vraiment remise, sa neutralité désormais systématiquement mise en doute.

 Elle réalisait qu’elle ignorait, ou se trompait, sur tant de choses ! Leftarm – et Inause - lui avaient appris qu’il n’y avait plus aucun Wardom vivant dans le Quadrant, aucune personne entraînée selon l’ancien savoir. Ils lui avaient enseigné que les dons s’étaient dilués, et que la plupart des savoirs s’étaient perdus.

 Et, en quelques jours, elle découvrait que non seulement deux autres Wardoms existaient, ou avaient existé récemment, parmi les Libertans, mais qu’en plus, des pratiques censément tombées en désuétude depuis des siècles avaient toujours cours !

 Cette Wardom, Eléaga Fingelrod, avait transmis son savoir à son petit-fils. L’avait-elle fait pour d’autres personnes ? Y avait-il d’autres Sorciers de Maison dans la Galaxie ? Comment Leftarm avait-il pu lui cacher cela ? Était-il seulement au courant ?

 Et moi, quelle est ma place, dans ses plans ?

— Et il l’a tuée, termina Marc d’un ton glacial. Il l’a assassinée, parce qu’elle était l’une des seules personnes qui osait lui tenir tête.

— Assassiné ? ne put-elle s’empêcher de protester. Non, la plupart des terr… – elle se reprit - des attaquants, sont mort lors de l’attentat ! Et les autres…

 Sa voix mourut. Qu’avait dit exactement Leftarm, au sujet des autres Libertans ? Pris en charge, c’est ça ?

— Oui, n’est-ce pas ? jeta amèrement le jeune homme. Les autres ! Ceux – celle ! - qu’il a torturée !

 Il se leva brusquement. Elle aurait voulu protester, dire que c’était impossible, mais les mots ne voulurent pas franchir ses lèvres.

— Moi, je sais ! poursuivit-il. Je sais qu’elle a survécu à la mission d'Armora, et je sais ce qu’il lui a fait subir, pendant des jours, et des jours ! Je l’ai senti… oh, oui, je l’ai senti !

 Marc ne la regardait plus et fixait le mur comme s’il voulait le transpercer du regard, serrant et desserrant les poings. La haine qui se dégageait de lui était palpable, comme si des effluves brûlants sourdaient du moindre de ses pores.

 Elle ne savait que dire, bouleversée. Il ne mentait pas. De nouveau, elle le sentait au plus profond d’elle-même. Il ne disait pas cela pour la convaincre. Il ne pouvait pas feindre une telle douleur, une telle rage.

 Elle avait les entrailles nouées. Elle le croyait. Elle n’avait aucun doute sur sa sincérité.

 Mais alors, cela impliquait que Leftarm… Elle avait la nausée rien qu’à cette idée.

 Elle avait assisté à des interrogatoires dans les sous-sols de Bhénak. Elle avait accompagné Leftarm une ou deux fois, mais n’avait jamais vu de violences autres que verbales. Des menaces, oui, des privations, oui, l’usure psychologique d’usage. Là, Marc sous-entendait un bien autre traitement.

 Il y avait bien des rumeurs à ce sujet, particulièrement au Centre. Mais elle n’avait jamais voulu les écouter. Elle était trop prise par ses études, et trop proche de Leftarm, pour ne pas se dire que c’était juste de la jalousie, des racontars. Elle se disait qu’elle l’aurait su, si cela avait été vrai.

— Peu de gens le savent, conclut amèrement Marc, fixant toujours le mur. Après tout, il n’y a aucune preuve, n’est-ce pas ? Juste ma parole. Et ici, tous préfèrent penser qu’elle est morte rapidement, en même temps que les autres. Mais moi, je sais. Et je ne pardonnerai pas !

 Elle ne savait quelle attitude adopter. Elle se sentait coupable. Elle ne savait pas vraiment de quoi, mais ce n’était pas un sentiment agréable. Et elle regrettait d’avoir été si rude avec le jeune homme auparavant… n’était-ce vraiment qu’une décade plus tôt ?

— Et qu’est-ce que tu comptes faire ?

 Il ne répondit pas, se contentant de lui jeter un regard dur et déterminé qui la fit frissonner. Elle repoussa alors le plateau, tout appétit oublié, et, sa décision prise, planta ses yeux dans ceux de Marc.

— Je vais vous aider… Si tout cela est vrai, alors il faut mettre fin au Projet Celer… et je viendrais avec vous.

 Le jeune homme la fixa un moment. Puis il hocha lentement la tête.

 Et peut-être que là-bas, à Armora, j’aurai enfin les réponses que je cherche.

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