Chapitre 86 - Armora
Le petit groupe sortit discrètement de la cafétéria et se dirigea le long des couloirs vers la station de transport la plus proche. C’était le soir sur le Continent Occidental, et il y avait peu de monde dans les longues galeries qui reliaient les énormes bâtiments entre eux. Quartiers d’habitation, bureaux, laboratoires, entrepôts, zones de restauration : le complexe de recherches était si vaste que, sans le plan fourni par Yanel, ils auraient pu errer pendant des jours.
Vêtus comme ils l’étaient, ils ne dénotaient pas au milieu des autres membres de la cité scientifique. En ce début de soirée, la plupart des résidents d'Armora rentraient tranquillement dans leurs quartiers, ou s’attardaient entre collègues autour d’un verre.
Claire éprouva une appréhension certaine quand ils arrivèrent au premier contrôle mais, après un rapide coup d’œil sur leur écran, les gardes leur firent signe de passer. Ils discutaient et ne paraissaient pas spécialement vigilants, ce qui étonna la jeune fille : à Bhénak, un tel relâchement n’aurait pas été permis. À croire que la discipline n’était pas identique partout, même sur Kivilis. C’était pourtant surprenant : le précédent attentat datait de moins d’un an et demi, et elle aurait pensé que les installations seraient mieux surveillées.
Ils étaient encore loin du centre du Complexe, ce fameux Cercle Interne. Peut-être cela expliquait-il cette sécurité moindre.
À moins que ce ne soit un piège ?
— Relax, lui glissa Marc, qui avait senti son inquiétude. Les identités sont en béton, ne t’en fais pas.
Le jeune Wardom paraissait parfaitement serein. L’agitation, la colère, l’abattement qui l’avaient saisi sur Maytessy ne semblaient plus que de lointains souvenirs. Il était concentré, tous ses sens en éveil, d’un calme que Claire envia.
Une nouvelle série de passerelles, d’escaliers et de couloirs, et ils débouchèrent sur le quai, désert, du métro interne d'Armora. Claire se surprit à espérer, et craindre à la fois : ils touchaient au but. Bientôt, elle saurait la vérité : un passage vers la Terre existait-il vraiment ?
Et si c'est le cas, dans quel objectif ?
C’est alors qu’un poids glacé lui tomba soudain sur l’estomac, et elle s’arrêta net. Giles, derrière elle, évita de justesse de la percuter.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? râla-t-il.
Elle ne répondit pas, tétanisée. Ce n’était pas possible ! Elle devait se tromper !
Mais la sensation n’était que trop familière, et elle se maudit avec colère, certaine de ce qu’elle impliquait.
Comment avait-elle fait pour ne pas penser à ce risque-là ?
— Leftarm… souffla-t-elle. Il approche !
— Quoi ?
Claire était atterrée, à la fois de sa propre inconscience, et de leur malchance. Car, bien qu’il soit Responsable du Complexe, Leftarm se rendait rarement à Armora.
Enfin, pour ce qu'il m'avait dit ! Là encore, il m’aurait menti ?
Mais il arrivait, elle n’avait aucun doute. Elle en aurait mis sa main à couper.
Comment avait-elle fait pour ne pas penser à ce détail plus tôt ? Elle savait toujours lorsqu’il rentrait à Bhénak. La réciproque était donc évidente : lui aussi était capable de percevoir sa présence lorsqu’elle était à proximité !
Si encore il s'était trouvé à Bhénak, de l’autre côté de la planète, elle serait passée inaperçue. Mais la sensation grandissait : il se rapprochait.
Est-ce qu’il a déjà deviné ? Est-ce qu’il m’a détectée, depuis que nous sommes sortis de l’ultralux ? Ou avons-nous encore une chance ?
Elle mettait en danger la mission tout entière. Même s’il n’était pas capable de lire ses pensées à une telle distance, il sentirait sa présence. Et comme elle n’avait aucune raison de se trouver ici…
— Comment peux-tu le savoir ? demanda Giles d’un air suspicieux.
Le pilote la fixait avec méfiance. Des trois Libertans, c’était celui qui était resté le plus soupçonneux à son égard. Il n’était d’ailleurs pas d’accord pour qu’elle les accompagne, et l’avait bruyamment exprimé, mais il n’avait pas eu voix au chapitre.
Il avait passé tout le voyage à l’observer, guettant le moindre signe de trahison de sa part. Il avait accepté son histoire, comme Marc et Camyl, mais contrairement à ces derniers, il ne pensait manifestement pas que cela suffirait à la faire changer de bord. En cela il était peut-être plus proche de son tourment intérieur que les deux autres…
— Je le sens… tout comme il me sent ! expliqua-t-elle, le cœur glacé. Mais…
— Mais il arrive, coupa sombrement Marc, qui avait immédiatement compris ce que cela impliquait.
Il s’interrompit, leva les yeux au ciel, puis secoua la tête, ajoutant, grimaçant de frustration :
— Il faut abandonner la mission.
— Pardon ? fit Camyl, incrédule. Si près du but ?
— S’il sent qu’elle est là, précisa-t-il, nous n’avons aucune chance. Il nous retrouvera très vite, et nous partagerons le sort d’Eléaga !
Le jeune homme croisa le regard de Claire. Elle sentait sa colère et son amertume : abandonner, alors qu’ils y étaient presque ! Non que la présence de Leftarm lui fasse peur, au contraire, car il brûlait d’en découdre et de se confronter à lui.
Mais il devait protéger Camyl à tout prix. Claire connaissait peu de choses des wardoketès, mais Marc considérait de toute évidence que la sécurité de la spatione était plus importante que le reste, quelle que soit la valeur cruciale de la mission pour les Libertans, ou sa haine pour le Seigé. Et manifestement, il ne fallait surtout pas que Camyl se retrouve face à Leftarm.
Claire était accablée.
Tout est ma faute, encore une fois ! Comment j’ai pu ne pas penser à ce risque ? Dire que je me trouvais si courageuse ! Et je viens de tout faire capoter, en quelques secondes à peine !
Pourtant, aucun reproche ne se lisait dans les yeux du jeune Wardom. Il comprenait pourquoi elle était là. Mais serait-ce le cas des autres ?
— Je le savais bien, qu’elle nous amènerait des ennuis, s’emporta Giles. Bon sang, je vous l’avais dit !
C’est alors que pour Claire, tout devint limpide.
— Non. Vous avez encore une chance d’y arriver.
— Que… commença le pilote.
— Non ! protesta immédiatement Marc en lui prenant le bras. C’est de la folie !
Il avait suivi ses pensées, et cela ne lui plaisait pas du tout. Elle se dégagea et secoua la tête.
— Vous perdez du temps. Allez-y, vite ! Tel que je le connais, s’il se doute de quelque chose, il lui suffira de quelques minutes pour mettre tout Armora en état d’alerte pour me retrouver. Il ne faut surtout pas qu’on nous voit ensemble plus longtemps !
Camyl hocha la tête. Comme Marc, elle avait compris. Et elle savait que la mission était plus importante.
Un grondement retentit dans le tunnel, et le métro automatique se rangea le long du quai. Les portes s’ouvrirent avec un chuintement, mais l’heure était tardive et aucun passager ne descendit.
— Est-ce que quelqu’un voudra bien m’expliquer ? dit Giles, considérant les autres qui étaient en train de se fixer sans un mot.
— Qu’est-ce que tu crois ? jeta Marc. Elle va aller à la rencontre de Leftarm ! Elle n’a pas le choix ! Il sait déjà qu’elle est là. Maintenant, elle va devoir faire diversion !
Giles ravala son air. Après un dernier long regard à Claire, Camyl se détourna et tira le pilote récalcitrant avec elle à l’intérieur du wagon, suivie par Bert et Messia. Les deux artificiers secouaient la tête en la fixant, discutant à voix basse. Ils n’avaient pas l’air plus ravis que Giles.
Resté sur le quai, Marc prit le poignet de Claire, et le serra avec force, sans un mot. Espérait-il lui communiquer un peu de courage, la raffermir pour l’épreuve à venir ? Voulait-il la convaincre de tenir bon ? La suppliait-il de ne pas les trahir ? Sans doute tout cela à la fois, et sans doute bien plus encore.
Une sonnerie stridente retentit. Le jeune homme lâcha Claire, et sauta dans la rame. Les portes se refermèrent. Claire les vit se retourner et la fixer du regard. Ils n’étaient pas rassurés, et elle le savait. Pour diverses raisons faciles à deviner, la laisser ici ne leur plaisait pas, mais alors, pas du tout.
Le métro s’ébranla. En un éclair, il eut disparu.
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