Chapitre 88 - Réunion

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  Ils parcoururent un grand nombre de couloirs et de rampes en silence, toujours plus loin, toujours plus profond dans l’immense bâtiment. Claire n’aurait su dire si elle reconnaissait les lieux : ses premières heures sur Kivilis lui paraissaient à la fois si lointaines, et pourtant si proches ! Certaines parties du trajet lui semblaient familières, mais elle n’aurait pu en jurer. Après tous ces mois dans le Quadrant, l’architecture et les inscriptions avaient perdu leur caractère étrange et inconnu.

 Après un dernier turbolift, ils débouchèrent dans un couloir strié des bandes grises et bleues des secteurs d’Administration & Recherche. Le passage se terminait en cul-de-sac une vingtaine de mètres plus loin, devant un énorme sas de sécurité surveillé par deux soldats. De chaque côté du corridor, deux portes se faisaient face.

 Son escorte en violet reprit formation autour d’elle, se tournant vers l’entrée de gauche.

 Le Seigé était là, tout proche. Elle le sentait, comme une lourdeur dans l’air, un sentiment familier qui venait combler un vide dont elle n’avait pas pris conscience jusque-là.

 Elle fit un pas vers la porte, alors que les gardes restaient immobiles. Et le battant s’ouvrit.

 Serrant les dents – et barricadant ses pensées de toutes ses forces – elle franchit le seuil.

 Cependant, malgré toutes ses résolutions, elle s’arrêta net, quand elle vit que Leftarm n’était pas seul.

 À côté de l’imposante carrure du Seigé, le Directeur paraissait minuscule. Trois autres personnes se trouvaient également dans la pièce : un Sullite, disposant d’un air affairé des plats sur une grande table, et deux Amazones – la rousse qu’elle avait déjà rencontrée, et une brune qu’elle n’avait jamais vue. Nonchalamment accoudées à une console, les deux femmes lui jetèrent un regard glacial.

— Ah, ronronna le Directeur en l’apercevant, levant un verre rempli d’un liquide bleu et pétillant. Nous vous attendions. Vous joindrez-vous à nous ?

 D’un geste ample, il désigna la table et le troisième couvert que l’on finissait de mettre en place. Sur un signe du Directeur, le domestique se retira silencieusement par une porte de service, au fond de la pièce, alors que les deux guerrières se redressaient, un sourire artificiel sur le visage. Elles étaient vêtues de manière toujours aussi sensuelle : ce jour-là, elles arboraient cuissardes, bustiers ajustés et longues jupes fendues, bleue pour l’une, blanche pour l’autre.

 Elles toisèrent l’arrivante d’un air froid. Dans leurs yeux, il n’y avait plus trace du dédain que Claire avait précédemment expérimenté : cette fois, c’était en tant que menace potentielle qu’elles la reconnaissaient.

 Un instant désarçonnée, Claire se reprit très vite. C’était ainsi ? Eh bien, elle allait jouer le jeu…

 Gagner du temps. Cela seul importait désormais.

— Si le Seigé le permet… répondit-elle en effectuant un salut impeccable.

 Leftarm ne dit rien, impassible, se contentant d’incliner légèrement la tête en retour. On aurait cru qu’ils s’étaient quittés la veille à Bhénak, non que plus de trois décades s’étaient écoulées sans la moindre nouvelle de sa part. Comme si sa brusque réapparition munie d’une fausse identité et d’un uniforme de chercheur d’Armora était prévue de longue date.

 Ou presque. La présence écrasante de son mentor était, ce soir-là, encore plus pesante que d’habitude.

— Parfait, parfait, approuva le Directeur avec un sourire ravi, comme s’il était réellement enchanté de la trouver là. Mesdames, je ne vous retiendrai pas plus longtemps, ajouta-t-il en s’inclinant galamment vers ses gardes du corps. Je vous rejoindrai tout à l’heure.

 Les deux femmes acquiescèrent de la tête, mais Claire sentit nettement, sous le sourire de façade, leur réticence à se voir ainsi congédiées. Les Amazones s’inclinèrent gracieusement devant le Directeur et ses hôtes, puis, d’une démarche féline, se dirigèrent vers la porte. Elles passèrent de part et d’autre de Claire, la frôlant au passage. Frôlement délibéré, comme un avertissement – ou une menace.

 Quand les guerrières eurent disparu, le Directeur reprit, comme si de rien n'était :

— Je vous avoue que je suis surpris de votre présence ici, Assistante Monestier. Seigé Leftarm m’avait dit que vous étiez retenue par les Libertans.

 Il savait ! Leftarm savait donc parfaitement pourquoi elle n’avait jamais rejoint Kivilis dans le temps prévu, il savait qu’elle était prisonnière des Libertans !

 Connaissant le Seigé, Claire n’était qu’à peine surprise. Mais que savait-il d’autre ? Et comment avait-il su ?

Seigé Leftarm est toujours bien informé, acquiesça-t-elle d’un air neutre.

— Il était inquiet à votre sujet, précisa le Directeur.

 Elle jeta des yeux inquisiteurs vers son employeur, mais il lui retourna le regard impassible qu’elle connaissait bien.

— Apparemment, son inquiétude n’avait pas lieu d’être, la félicita son hôte en s’asseyant au bout de la table. Mais je vous en prie, prenez place, et racontez-nous donc tout cela en détail !

 Claire tentait de faire recadrer ses souvenirs avec l’homme affable qui lui indiquait galamment la chaise à sa gauche. La dernière fois qu’ils s’étaient vus, il l’avait considérée comme un insecte, une quantité négligeable. Là, il paraissait réellement ravi de la voir, et elle ne parvenait pas à sentir de duplicité en lui. Quel était donc ce nouveau piège ?

 Leftarm s’assit en face d’elle, l’air sombre. Quel que soit le jeu auquel jouait le Directeur, il ne semblait pas lui plaire.

 Elle prit place à son tour, s’efforçant de ne pas avoir l’air intimidée. Jamais elle n’avait pris ses repas à la table du Seigé, que ce soit dans les dîners officiels ou à son bureau, et elle doutait de pouvoir avaler quoi que ce soit. Elle prit une grande inspiration et commença son rapport :

— Comme vous le savez, je devais vous rejoindre de toute urgence sur Kivilis. J’ai donc embarqué sur le premier vaisseau en partance de Carialis, en utilisant l’une des couvertures mises au point avec Seigé Leftarm. Il s’est avéré que ce cargo a fait une halte non inscrite au plan de vol, pour livrer des marchandises aux Libertans…

— Oui, nous savons cela, coupa le Directeur. Ce vaisseau – l’Œil du Cyclone, c’est bien cela ? - ne s’est jamais présenté à l’heure prévue sur Kivilis. Mais Seigé Leftarm a fini par retrouver ces personnes, et il leur a posé quelques questions…

 Claire ressentit un brusque pincement à l’estomac. Elle n’avait jamais pensé à ce qu’étaient devenus Rad, Jissée et les autres, et n’avait pas imaginé une seule seconde qu’ils couraient un risque à cause d’elle.

— Ils n’ont pas été très coopératifs, confirma sombrement Leftarm.

 Il s’agissait des premiers mots qu’il prononçait depuis son arrivée, et elle sentit une sueur froide glisser le long de ses omoplates. Qu’était-il advenu de l’équipage de l’Œil du Cyclone ? Elle déglutit et poursuivit :

— Ils m’avaient droguée et enfermée, pour que je ne sache pas ce qu’ils tramaient. Mais… ça n’a pas marché, et j’ai compris que j’étais dans un repaire Libertan. À partir de là, j’ai été prisonnière sur l’une de leurs bases.

 Autant passer sur certains détails. Elle avait commis une faute dès le départ, qui avait entamé sa couverture, et elle croisa les doigts pour qu’ils ne réclament , se tournant vers l’entrée de gauche. pas plus de précisions.

 Elle savait ce qu’elle devait faire. Coller autant que possible à la vérité. Ne rajouter d'éléments fictifs que si elle n'avait vraiment pas le choix, pour dissimuler les omissions les plus criantes. Passer sous silence les points les plus dérangeants... pour l'instant.

 Elle avait des comptes à demander à Leftarm. Mais elle ne prévoyait pas de le faire en présence du Directeur, si aimable paraisse-t-il ce soir-là.

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