Chapitre 89 - Mensonges (1/2)
Elle ne devait garder de ce repas qu’un souvenir un peu flou. Tandis que le Sullite revenait régulièrement avec de nouveaux plats, elle détaillait son aventure chez les Libertans avec un détachement tout professionnel, comme ses divers instructeurs le lui avaient enseigné. Étonnamment, se concentrer sur son entraînement lui permettait de tenir d'une certaine façon ses sentiments à distance.
Les mets passaient, mais elle n’aurait su dire de quoi il s’agissait, ni si elle les avait goûtés. Le serveur lui proposa du vin, qu’elle refusa, tout comme Leftarm, contrairement au Directeur. Ce dernier interrompait de temps à autre sa mastication appliquée pour lui poser une question. Le Seigé, lui, mangeait en silence, mais elle savait qu’il ne perdait pas un mot de ce qu’elle disait.
Elle passa sur ses doutes, elle ne parla ni des dons du jeune Marc DeVignes ni de l’énigmatique Camyl aux cheveux blancs, se bornant à décrire sommairement la race et le sexe de ses geôliers.
Soigneusement, elle omit tous les éléments qui pourraient s’avérer utiles dans la lutte de Kivilis contre les Libertans. Jamais elle n’avait fait quelque chose d’aussi ardu : donner les renseignements qu’on lui demandait, tout en les altérant de manière subtile, pour qu’elles ne soient pas utilisables. Elle s’aperçut que sa vieille habitude d’enjoliver les histoires lui était d’une grande aide. Elle paraissait rapporter énormément de détails, mais noyait l’absence d’informations cruciales sous un flot d’accessoires.
Pourtant, quand elle arriva à la répression de Maytessy, le détachement fut bien plus difficile à maintenir. Elle n'émit aucun jugement et se contenta de décrire, sans fioritures cette fois, ce à quoi elle avait assisté. Tout en parlant, elle observait les deux hommes, cherchant le moindre signe, d’étonnement, de colère, voire de contrition. N’importe quoi qui aurait pu amoindrir la violence de ce qu’elle rapportait. Mais ils l’écoutèrent sans un mot, sans tenter de justifier l’intervention de Kivilis ou de lui expliquer pourquoi l’émeute avait été réprimée de cette façon.
Elle sentit alors un espoir, jamais vraiment exprimé, mourir en elle. Elle continua pourtant son récit sans montrer le moindre sentiment, puis conclut en disant que, de retour sur la base des Libertans, elle était parvenue à tromper la vigilance de ses gardiens, qui lui faisaient un peu plus confiance du fait de ce qui s’était passé à Maytessy : elle avait ainsi réussi à embarquer clandestinement sur une navette, et à revenir sur Kivilis.
Sur un geste du Directeur, le serviteur à la peau bleue commença à débarrasser la table. Lorsqu’il eut disparu, le chef secret de Kivilis, qui sirotait alors un verre de liquide ambré, se renversa dans son siège, et lui demanda de revenir sur certains détails de son séjour chez les Libertans. Tout ce qu’elle se rappellerait, insista-t-il, pourrait leur permettre de démasquer d’éventuels traîtres.
Avant qu’elle n’ait pu reprendre sa fable, le Seigé toussota, comme pour demander la parole.
Le Directeur le fixa brusquement, d’un air rien moins qu’amène. Mais ce fut très fugace, et un grand sourire remplaça l’éclair meurtrier qu’il avait brièvement laissé échapper. D’un geste, il lui fit signe de poser sa question.
— C’était une histoire tout à fait intéressante, commenta alors son professeur. Mais vous avez oublié de nous conter un détail. Comment se fait-il que vous vous trouviez ici, et non à Bhénak ?
Devant ses yeux froids, elle sentit son cœur lui manquer, et elle savait qu’il le savait parfaitement.
Mais avant qu’elle n’ait pu présenter l’excuse qu’elle avait soigneusement préparée, le Directeur intervint :
— Le Seigé soulève là un point intéressant, énonça-t-il d’un ton songeur. Vous n’êtes pas stupide, Assistante. Si les Libertans commençaient à vous faire confiance, au point que vous ayez pu vous enfuir facilement comme vous nous l’avez raconté, vous auriez pu rester sur leur base, et tenter de découvrir leurs faiblesses… Cela fait si longtemps que nous essayons de placer quelqu’un chez eux, et vous étiez là dans la position idéale ! J’espère donc que la raison pour laquelle vous êtes ici était suffisante pour vouloir abandonner une telle couverture.
Elle resta un instant bouche bée, réalisant que l’idée que suggérait le Directeur – simuler son adhésion à la cause des Libertans, pour pouvoir ensuite leur soutirer des informations - ne lui était jamais venue à l’esprit.
De toute évidence, je ne suis pas assez tordue pour le chef secret de Kivilis !
Puis un frisson glacé la parcourut alors qu’elle fixait alternativement le petit homme chauve et son employeur, qui se fusillaient du regard. Le Directeur n’énonçait manifestement qu’une idée tout à fait évidente pour lui. Elle sentit un doute affreux l’envahir.
Savaient-ils que j’allais tomber aux mains des Libertans ?
Non, c’était impossible. Ce n’est pas parce qu’elle n’avait pas pensé à jouer les agents doubles qu’il fallait qu’elle devienne paranoïaque ! Si tel était le rôle qu’ils lui destinaient, ils l’auraient prévenue, évidemment ! Comment auraient-il pu prévoir l’escale de l’Œil du Cyclone, et le reste ?
Cependant cette simple possibilité, aussi peu probable soit-elle, réveilla sa colère. Afin de ne pas se trahir, durant tout son récit, elle avait soigneusement enfoui au fond d’elle ses doutes et ses craintes. Elle y était parvenue au prix d’un immense effort, engourdissant volontairement les évènements des jours passés comme s’ils n’avaient été qu’un mauvais rêve.
Mais la suggestion nonchalante du Directeur, tellement malhonnête, fit voler en éclat le contrôle qu’elle exerçait sur ses émotions.
Elle n’aurait su dire pourquoi ce que suggérait le chef secret de Kivilis la révoltait tant. Après tout, elle avait bien prévu, jusqu’à Maytessy, de leur ramener toutes les informations qu’elle pourrait rassembler sur les Libertans qui la gardaient prisonnière. Pourquoi n’aurait-elle pas pu simuler son adhésion à la cause des Libertans, justement pour endormir leur méfiance ? C’était bien le rôle des agents infiltrés, non ?
Mais les agents infiltrés sont prévenus, quand ils partent en mission…
Comme parfaitement conscient de la tempête qu’il avait provoquée, le Directeur sirotait sa boisson, sans la quitter des yeux. Son air narquois abattit ses dernières réserves, et elle releva la tête, décidant de répondre franchement à la question du Seigé.
Après tout, c’était la raison de sa présence ici, quelle que soit la manière dont elle y soit parvenue. Elle aurait préféré confronter son mentor seule à seul, mais finalement, peu importait la présence du Directeur.
— Vous savez très bien pourquoi je suis ici, répondit-elle en fixant son professeur dans les yeux. Je veux savoir la vérité sur Celer.
Son cœur battait à tout rompre alors que, pour la première fois depuis son arrivée sur Kivilis, elle le défiait. Mais elle ne baissa pas le regard.
Je suis venue chercher des réponses, et je les aurai !
Elle s’attendait à une flambée de colère. Jamais encore elle n’avait osé lui parler sur ce ton, et il pouvait très bien, d’une rafale mentale, la projeter contre le mur pour lui apprendre le respect. Elle se raidit, prête à tout.
— Nous y voilà, dit-il simplement, en posant sa serviette, sans la quitter des yeux.
Ces trois mots, prononcés d’un ton calme, confirmèrent ses pires craintes. Il attendait cette question, même s'il ne montrait aucune satisfaction particulière. Elle sentait sa colère, qui curieusement ne lui semblait pas véritablement destinée.
Le Seigé pianota sur le bayni posé à côté de lui. Le Directeur, lui, sourit, et porta de nouveau, délicatement, son verre à ses lèvres, dans l’expectative. Elle réalisa, un peu tard, qu’ils avaient délibérément orienté la conversation pour en arriver à cet instant et la forcer à se dévoiler.
Quelques secondes plus tard, le mur situé en face d’elle, derrière le siège du Seigé, perdit son opacité. De l'autre côté, en contrebas, se révéla un immense hangar. Avec un brusque serrement de cœur, Claire vit apparaître des installations qu’elle aurait reconnues entre mille.
Précisément ce qu’elle était venue chercher, même si elle avait espéré, et craint, se tromper. Mais nul doute n’était possible.
Il s’agissait de la salle du Vortex. Exactement là où elle avait débarqué, près d’un an et demi plus tôt. Et le hall monumental fourmillait d’activité, autour d’un Vortex gigantesque, dix fois plus grand que celui dont elle se souvenait !
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