Chapitre 90 - Mensonges (2/2)

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 La curieuse surface du passage entre les mondes, mi transparente, mi réfléchissante, ondulante comme de l’eau, s’étendait sur plus de la moitié de la largeur du hangar. Une file ininterrompue de personnes et de machines entrait et sortait du portail, générant une infinité de vaguelettes qui agitaient follement la membrane irisée.

 Claire se leva brusquement. Elle s’approcha de la paroi d’observation, sans qu’aucun des deux autres ne fasse un geste pour la retenir. Une vaste aire avait été dégagée autour de l’installation sur son estrade, reliée à d’énormes centrales à kynalium. Les longs établis des scientifiques avaient disparu, remplacés par des caisses de toutes tailles, transportées à travers le Vortex. Des techniciens en combinaison orange allaient et venaient, contrôlaient des listes, vérifiaient les containers que d’autres chargeaient sur des barges antigrav, avant de les pousser précautionneusement de l’autre côté. Dans leur cuirasse violette, des soldats surveillaient les opérations.

 La jeune fille se sentit trembler en contemplant le spectacle. Confirmation de ce qu’elle avait espéré, jusqu’à ce dernier instant, n’être qu’une rumeur, de la propagande !

 Mais les Libertans avaient eu raison.

— Pourquoi… pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? souffla-t-elle.

— Oh, j’allais le faire, déclara tranquillement Leftarm en venant se placer derrière elle. En temps et en heure.

— C’est faux ! Vous m’aviez dit que les installations étaient irréparables !

— C’est ce que nous avons d’abord pensé. Mais les dégâts étaient moins importants que nous le craignions.

— Vous auriez pu me le dire !

— Et pourquoi donc ? demanda froidement celui qui était, jusqu’à si peu de temps encore, celui qu’elle admirait et respectait plus que quiconque. Nous n’avons pas de comptes à vous rendre, que je sache.

 Elle se retourna et le fixa, abasourdie. Il ne niait même pas !

— C’est de ma planète qu’il s’agit ! protesta-t-elle, incrédule.

— Allons donc ! rétorqua-t-il. Comme si vous aviez voulu retourner là-bas, avec les possibilités qui s’offrent à vous ici !

 Son dernier espoir s'éteignit. Les informations des Libertans étaient correctes jusqu’au bout : le Vortex était opérationnel, et sa destination était bien la Terre.

 Et il me l’a caché !

— Qu’est-ce que vous en savez ? jeta-t-elle, furieuse, comme elle n’aurait jamais pensé pouvoir l’être contre son mentor.

 Furieuse, et blessée. Ne lui faisait-il donc pas du tout confiance ?

— Soyez honnête avec vous-même, Claire, dit posément le Seigé, sans prêter attention à sa fureur. Vous me l’avez dit vous-même : vous n’étiez qu’une enfant, là-bas. Insignifiante et sans aucun pouvoir. Ici, vous avez une position que n’importe qui vous envierait. Ne venez pas me faire croire que vous auriez voulu abandonner tout ça pour rentrer chez vous !

— Vous auriez dû me laisser le choix ! s’étrangla-t-elle.

— Écoutez-moi ça, commenta alors le Directeur, toujours attablé. On les recueille dans le ruisseau, et ça s’avise ensuite de nous dicter notre conduite !

 La voix nonchalante, dans laquelle perçait une étrange satisfaction, doucha net la colère de Claire. Malgré sa fureur, elle perçut, sous l’ironie, une onde de haine pure qui la glaça.

Comme ce fameux jour, au Mont Miroir…

 Incrédule, elle fixa le petit homme au bout de la table, si frêle, au visage si rond et bienveillant. Il lui sourit – mais d’un sourire glacial, triomphant, comme s’il attendait depuis longtemps ce moment.

— Ce sont là des nouvelles perturbantes, Votre Excellence, concéda calmement Leftarm. Je n’ai aucun doute sur le fait que Claire sache parfaitement ce qu’elle doit à Kivilis.

 Elle se retourna. Son professeur fixait le Directeur d’un regard froid. Il détourna finalement la tête pour la fixer, elle, et elle sentit un avertissement très net dans son esprit.

 Il se passait ici des choses qu’elle ne comprenait pas, des tensions souterraines qui rendaient l’atmosphère électrique et qui lui faisaient se dresser les poils sur les bras.

 Puis, tout aussi soudainement, la tension disparut. Elle se sentit saisie d’une brusque lassitude. L’abattement et la déception avaient remplacé la colère, et elle secoua la tête, dépitée. Tant de questions se bousculaient, et ce qu’elle voyait, elle, c’était, à quelques dizaines de mètres seulement, le passage vers sa planète. Un passage qu’elle avait cru fermé à tout jamais.

— Et que prévoyez-vous de faire, maintenant ? souffla-t-elle, ne pouvant contenir sa frustration - ainsi que le sentiment très net de s’être fait mener en bateau depuis des mois.

 Leftarm reprit alors son bayni. Le Directeur, silencieux, sirotait toujours son verre, un étrange sourire sur le visage, mais elle ne sentait plus cette haine féroce. L’avait-elle imaginée ?

 L’éclairage de la pièce s’assombrit alors que Leftarm lançait une nouvelle commande. Une carte de la Galaxie se mit à tournoyer lentement au-dessus de la table.

 Les positions respectives de Kivilis et de la Terre s’affichèrent, à l’opposé du Noyau Galactique l’une de l’autre, chacune sur un bras spiralé différent [1] , en rouge. Puis un grand quart des étoiles, plus minuscules qu’une tête d’épingle, vira au bleu pour indiquer le Quadrant Galactique, la sphère connue de la Civilisation. L’image grossit, se centrant sur le Quadrant.

 Çà et là, sur les bords, quelques noms s’allumèrent : Confédération Helvis, Domaine des Al Honzo, République du Donncaer, toutes ces petites régions, trop éloignées, qui n’étaient pas sous contrôle direct de Kivilis mais qui entretenaient avec elle des relations plus ou moins amicales.

 Puis des points d’un vert malsain commencèrent à piqueter l’uniformité bleue, plus denses par endroits que par d’autres. Cela, Claire le savait, c’était la zone d’influence des Libertans, les systèmes qui n’avaient pas officiellement fait sécession de Kivilis, mais qui les soutenaient plus ou moins ouvertement.

 Loin d’être négligeable comme l’annonçaient les holomédias, cette zone s’étendait de plus en plus. Mais ce qui la rendait surtout dérangeante pour Kivilis, c’était qu’elle détenait désormais plusieurs chantiers, mines et secteurs d’approvisionnement clés, dont les noms clignotaient d’un orange malsain sur l’hologramme.

— Avec un outil comme le Vortex, une fois que nous pourrons maîtriser parfaitement la destination, nous serons à même d’intervenir instantanément en tout point de la Galaxie pour maintenir l’ordre. Et nous n’aurons plus de problème pour sécuriser nos approvisionnements, quels qu’ils soient.

 Claire ferma les yeux, atterrée. Les Libertans avaient eu raison. Avec le Vortex, Kivilis serait absolument invincible. Rien ni personne ne pourrait lui résister.

— Mais pourquoi avoir choisi ma planète, alors ? protesta-t-elle. Nous sommes à l’autre bout de la Galaxie. Nous n’avons aucun intérêt, pour vous !

— Cette technologie est très instable, expliqua calmement Leftarm. Pour l’instant, nous n’arrivons à ouvrir de portails que sur des distances extrêmement grandes – même à l’échelle galactique. Même si nos ingénieurs progressent vite, il est très difficile d’établir une destination viable, surtout à cette échelle : c’est un peu comme viser pour atteindre une mouche-klax en plein vol à mille klicks de distance en étant soi-même lancé à grande vitesse. Il nous a fallu des dizaines de milliers d’essais infructueux pour atterrir par hasard sur votre monde, la première fois.

— Mais le Vortex avait été détruit ! Comment avez-vous fait pour le rouvrir sur la même planète, si c’était si compliqué ?

— Lorsqu'à l'ouverture nous avons réalisé qu’il s’agissait d’une planète de classe M, donc viable, nous avons immédiatement déposé une balise de l'autre côté. Cela permet de manipuler le portail sans refaire les calculs à chaque fois.

 Claire secoua la tête. Comme elle avait été naïve !

— Même après l’attentat, vous saviez qu’il vous suffisait de reconstruire les installations pour que je puisse rentrer chez moi !

— Effectivement, reconnut froidement Leftarm. Mais je ne savais pas si cela prendrait un mois, un an, ou dix.

 Alors qu’elle ouvrait la bouche pour protester, il ajouta :

— Soyez honnête avec vous-même, Assistante. Auriez-vous travaillé avec autant d’acharnement, auriez-vous trouvé en vous les ressources qui ont fait de vous ce que vous êtes aujourd’hui, si vous aviez su que le retour était possible ?

 Elle referma la bouche, consternée. Devant son silence, il hocha la tête. Puis il reprit, indiquant l’agitation en contrebas :

— Pour l’instant, nous sommes contraints d’utiliser le Vortex de cette manière statique. Nous n'avons pas encore la capacité de calculer précisément et instantanément n'importe quelle trajectoire. Mais votre planète est exactement ce que nous recherchions pour cette première phase. Ses ressources en eau, en métaux, en nourriture, sont certes faibles à l’échelle galactique, mais aucun avantage n’est à négliger dans cette guerre.

 Elle sentit un poids tomber sur son estomac. Pendant un bref instant, elle avait presque compris, partagé le point de vue de son professeur au sujet de Celer et de son mensonge. Oui, aurait-elle découvert son poeïr, si elle n’avait pas été tellement persuadée qu’elle ne pourrait jamais rentrer chez elle ?

 Mais la dernière phrase venait de doucher tous ses espoirs.

— Vous voulez dire que vous prévoyez de piller ses ressources ? s’écria-t-elle, horrifiée.

 Il la fixa calmement.

— Cela a toujours été l’objectif de la Phase Un, bien sûr. Je pensais que vous l’aviez compris, depuis le temps.

— Mais vous n’imaginez tout de même pas passer inaperçus ? s’étrangla-t-elle, montrant la file de soldats, de techniciens et de barges de matériel qui allaient et venaient à travers le Vortex scintillant en contrebas.

 Leftarm balaya la question de la main.

— Une fois la planète trouvée, décaler le point d’entrée dans une zone inhabitée est un jeu d’enfant. Il suffit de déplacer la balise. Mais pour cela, il est nécessaire d’effectuer un certain nombre de reconnaissances de l’autre côté pour identifier le bon site.

 L’image de l’homme qu’elle avait si brièvement aperçu, ce soir-là, dans la rue juste avant sa traversée, lui revint alors en mémoire. Dès le premier jour, elle avait compris, du fait des questions de Leftarm, qu’il s’agissait d’un éclaireur. Et qu’il s’était beaucoup trop éloigné du Vortex par rapport à sa mission initiale.

— Exactement, confirma le Seigé. Il devait scanner un cercle de vingt milliklicks autour du point d'arrivée, et non partir en exploration. C'est à cause de son non-respect des ordres que vous, une jayn indigène, avez pu traverser le Vortex.

 Ils avaient refermé le passage derrière elle. Elle se rappelait très bien le vide derrière elle, quand le Vortex avait disparu, quand elle avait commencé à réaliser dans quel pétrin elle s’était mise.

 Je suis complètement stupide ! S’ils avaient pris le risque de le refermer, c’est qu’ils savaient parfaitement comment le rouvrir au même endroit !

 Ils avaient dû faire revenir l’éclaireur dès qu’elle avait été emmenée hors de la salle. Combien de temps s’était passé, ensuite, avant l’attentat qui avait détruit les installations ? Plusieurs heures, au moins. Certainement suffisant pour qu’ils déplacent la balise à un endroit moins fréquenté.

— Mais comment… même ainsi, vous serez fatalement découverts ! protesta-t-elle alors, tentant de comprendre. Vous ne pouvez pas piller une planète sans que ses habitants ne disent rien !

— Croyez-vous ? déclara froidement Leftarm. Évidemment, une planète vierge aurait eu ses avantages, mais une planète pré-tech possède aussi un certain nombre d’atouts. Les infrastructures sont là, nous n’aurons qu’à les modifier légèrement pour les utiliser.

 Elle fronça les sourcils, incrédule. Comment imaginait-il donc s’y prendre ?

— Quant à vos anciens compatriotes, poursuivit-il, le Directeur et moi avons trouvé une solution. Ils auront bientôt bien autre chose à faire que de se préoccuper de nous.

 La nonchalance avec laquelle il prononça la dernière phrase la glaça jusqu’à la moelle.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? s’effara-t-elle.

 C’est alors que le Directeur intervint. Son verre terminé, il s’était levé et s’était approché de la baie. Il contemplait le spectacle en contrebas d’un regard gourmand tandis que Leftarm discourait sur le Vortex.

— Oh, pas grand-chose, sourit le petit homme chauve d’un air bonhomme. À vrai dire, c’est même vous qui nous avez donné la solution du problème. Simple, rapide, efficace… je n’y aurais même pas pensé !

— Votre Excellence… dit alors le Seigé d’un ton de reproche.

— Quoi ? coupa sèchement ce dernier, retrouvant d’un seul coup la froideur mortelle que Claire lui avait vu quelques minutes plus tôt. Pourquoi la jayn ne le saurait-elle pas ?

 Dans sa bouche, le terme était profondément insultant, mâtiné de cette haine fugace qu’elle avait sentie à diverses reprises. Cependant, quand il se retourna vers elle, il était de nouveau jovial, et il reprit d’un ton mielleux :

— Oui, ma chère. Très bientôt, votre planète ne sera plus capable de nous opposer la moindre résistance.


[1] NDA : Kivilis se trouve sur le bras du Cygne, alors que la Terre se trouve sur le Bras d’Orion

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