Chapitre 93 - Dilemme

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 C’était le genre même de choix que Claire n’aurait jamais pensé avoir à faire un jour. Ce genre de choix mélodramatique qui arrive toujours à point nommé au moment crucial du film et qui fait briller les yeux des spectateurs dans leur fauteuil.

 Mais il n’y a jamais vraiment de choix à faire, car le héros a l’ami le plus puissant de l’univers : un scénariste sympa. Ce dernier lui trouve toujours le moyen de sauver à la fois l’être aimé et les innocents anonymes, le tout de façon politiquement correcte. Le spectateur frémit d’excitation, mais à cette seule idée : quelle astuce va-t-elle être soufflée au héros pour lui permettre de sauver tout le monde ?

 Mais là, quand on s’y trouve vraiment confronté, la situation n’a plus rien d’amusant. Elle est juste atroce…

 Claire secoua la tête, tentant de remettre de l’ordre dans ses pensées. En contrebas, la salle du Vortex se vidait peu à peu. Les manutentionnaires sortaient par petits groupes, discutant avec animation et jetant de fréquents coups d’œil en sa direction. Claire doutait pourtant qu’ils puissent la voir : ces baies à opacité modulable était souvent sans tain, ce qui permettait aux encadrants d'observer les équipes en toute discrétion.

 Bientôt, seuls restèrent quelques soldats montant la garde autour de la vaste estrade. Sur son piédestal, entre ces imposantes colonnes hérissées de câbles capables de replier la trame de l’univers sur elle-même et d’y ouvrir une faille, le Vortex luisait faiblement.

 Rien n’était visible au-delà. Faisait-il nuit, là-bas, sur Terre ? Où s’ouvrait le Vortex, désormais ? Comment avaient-ils sécurisé le périmètre tout autour ? En construisant un bâtiment ? En le faisant arriver dans un hangar désaffecté ? Dans une grotte ? Dans un désert ? Avaient-ils déjà lancé l’invasion ? Étaient-ils nombreux de l’autre côté ?

 Claire fit une nouvelle fois le tour de la pièce, cherchant une idée, mais elle avait la tête désespérément vide de réponses. Seules tournaient les questions.

 Elle caressa un instant l’idée de s’enfuir, de passer par le Vortex pour retourner sur Terre.

 C’était bien ce qu’elle avait prévu, non ? De traverser le Vortex avant que les Libertans ne le détruisent, de rentrer chez elle ?

 Chez elle… Était-il possible qu'à quelques dizaines de mètres à peine se trouvât la planète qu’elle avait crue perdue à jamais ? Combien de fois, dans ces terribles premiers mois, avait-elle imaginé ce moment, le Vortex intact, et elle, retournant vers sa vie d’avant, comme si rien ne s’était passé.

 Jamais elle n’aurait pensé qu’elle fixerait un jour le passage scintillant avec une telle angoisse, en proie à un tel dilemme.

 Même en imaginant qu’elle puisse passer, qu’elle puisse arriver jusqu’à la salle en contrebas, se faufiler entre les gardes, puis maîtriser les personnes probablement postées de l’autre côté… comment pourrait-elle stopper une invasion à elle seule ? Qui la croirait sur Terre ? Le poeïr était un atout, certes, mais il ne lui servirait pas à grand-chose : qui, sur Terre, écouterait une gamine inconnue, pas même majeure ? Et même si on l’écoutait, que pouvait-elle faire ?

 Et puis, surtout, surtout, il y avait Mazesley ! Avaient-ils déjà commencé l’ensemencement du virus ? Quels étaient le temps et le mode de propagation de la maladie ? Elle se rappelait avoir vu des holodramas ayant pour thème les terribles épidémies de Mazesley, sises au commencement de l’ère spatiale Délène, pendant le Grand Essor. À l'époque, elle passait des heures sur l’HoloRéseau pour s’imprégner de son nouvel univers, au tout début de sa formation à Bhénak.

 Le peu dont elle se souvenait n’était guère rassurant. Le virus avait fait des ravages sur un bon nombre de planètes avant qu’un traitement ne soit trouvé, décimant quasiment tous les adultes, ne laissant que des enfants livrés à eux-mêmes et des planètes à la merci du premier aventurier venu. Certaines ne s’en étaient jamais remises.

 Comment j’aurais pu imaginer que Leftarm et le Directeur seraient à ce point sans pitié ?

 Elle en revenait toujours à la même conclusion : son seul espoir pour la Terre, que les Libertans réussissent. Et vite. Si le Vortex disparaissait, peut-être, et seulement peut-être, sa planète et sa population avaient encore une chance.

 S’il n’est pas déjà trop tard…

 Quant au choix cornélien qu’on lui imposait…

 La situation était terriblement simple. Malgré tous ses efforts, malgré toutes ses précautions, Leftarm avait deviné qu’elle n’était pas venue seule. Elle n’avait même pas eu le temps de lui raconter la fable qu’elle avait inventée pour justifier sa présence sur Armora : il lisait en elle comme un livre ouvert, il l’avait toujours fait, et quelle folle témérité de sa part que d’imaginer lui cacher quelque chose !

 Ah, tu pensais que te sacrifier noblement suffirait… quelle naïveté !

 L’énormité de sa culpabilité lui apparaissait sans détours. Sans elle, les fausses identités des Libertans auraient tenu bien plus longtemps, voire, n’auraient jamais été repérées. Les caméras de surveillance, les détecteurs de puces d’identité n’auraient pas su qui, et où, chercher.

 Or, à cause de sa stupide obstination, et de l’incroyable faiblesse des Libertans, il suffisait à Leftarm de remonter sa piste pour retrouver les personnes qui l’avaient accompagnée.

 Auraient-ils le temps de se cacher, de disparaître dans les zones d’ombre du complexe scientifique, d’atteindre leur but ? En avaient-ils encore la possibilité, ou avait-elle tout fait rater, les avait-elle condamnés à mort par son entêtement à les suivre ?

 Son seul espoir résidait maintenant dans le fait qu’elle ignorait leur plan d’action, et ne pouvait donc rien révéler de plus. Elle espérait aussi que le Seigé n’était pas parvenu à lire totalement son esprit, à connaître la véritable identité des personnes qui l’accompagnaient. Sinon, il serait d’autant plus acharné à les retrouver ! Un Wardom, un haut responsable Libertan… fallait-il que les résistants soient aux abois pour envoyer ainsi en mission-suicide leurs principaux atouts ?

 La véritable raison de ce délai de réflexion, si généreusement accordé par Leftarm, était sans doute de mettre la base en alerte maximum afin de retrouver ses compagnons - même s’il ignorait leur importance. Mais Armora était plus grande qu’une ville de bonne taille. Le Seigé pouvait passer des jours à chercher les intrus si ces derniers eu le temps de disparaître dans ses bas-fonds, où les caméras et détecteurs étaient plus facilement esquivables. La logique voulait qu’ils se rapprochent du Vortex, mais le risque était trop grand pour que Leftarm se permette de négliger la moindre piste. La dernière fois, les Libertans avaient quasiment réussi à annihiler tous ses projets, il s’en était fallu de peu pour qu’ils parviennent à stopper définitivement Celer. Il ne prendrait donc aucun risque.

 Et elle était là, elle. Le point faible de la mission, comme elle le comprenait enfin, bien que quasiment tous, chez les Libertans, aient essayé de la prévenir. Comment avait-elle pu négliger la possibilité que Leftarm se rende à Armora en même temps qu’elle ?

 Le Seigé connaissait parfaitement ses faiblesses. Il savait à quel point sa famille lui avait manqué. En lui proposant leur vie contre des informations sur l’attaque en cours, il était, peut-être même, sincère !

 Pourtant, comment lui faire confiance, après tout ce qui s’est passé ? Est-ce qu’il a seulement la possibilité, ou la volonté, d’aller chercher ma famille ?

 À moins, bien sûr, qu’il ne soit déjà allé les chercher. À cette idée, à l’idée d’avoir peut-être son père, sa mère, ses petites sœurs, là, dans les prochaines heures, devant elle, sa gorge se serra. S’il mettait leur vie dans la balance, trahirait-elle les Libertans ?

 Son premier mouvement, dans le feu de l’action, avait été de rejeter son chantage avec indignation. Mais son redoutable employeur savait parfaitement ce qu’il faisait en la laissant seule à ruminer le problème, à imaginer toutes les hypothèses. Plus les minutes passaient, plus elle réfléchissait, et moins la décision lui paraissait évidente à prendre. Et bientôt, la réalité s’imposa à elle. Si elle avait ne serait-ce qu’une chance de revoir sa famille… alors son choix ne serait probablement pas aussi noble et héroïque que celui qu’elle voyait dans tous ces films et histoires dont elle était friande, avant.

 Mais après ? Qu’est-ce qui lui garantissait qu’il tiendrait sa parole, une fois les renseignements souhaités obtenus ? Et même si c’était le cas, qu’est-ce qui l’empêcherait de faire tuer tout le monde ensuite ?

 Mélodramatique, moi ? Parano ? N’empêche que le Directeur a bien failli me tuer, tout à l’heure !

 Tout ce qu’elle pouvait se dire, c’est que le Seigé considérerait probablement cela comme du gaspillage, de la cruauté gratuite, et qu’il avait horreur de cela.

Enfin, le Leftarm que je croyais connaître avait horreur de cela. Mais comment savoir désormais ? Il m’a sauvée du Directeur, oui… mais pour me soumettre aussitôt après à ce chantage lamentable !

 Elle ne savait même pas s’il avait trouvé ses proches, ou s’il avait vraiment l’intention de les rechercher. Elle ignorait si le virus mettrait un jour, une semaine, ou un an, à se propager sur toute la surface de la planète.

 Et elle ne savait pas si les Libertans avaient la moindre chance de réussir leur plan désespéré, dont elle connaissait heureusement si peu, pour détruire le Vortex… Certes, de ce qu’elle avait compris, ils prévoyaient de s’attaquer à l’approvisionnement en énergie d’Armora elle-même, tablant sur le fait que l’endroit serait probablement beaucoup moins surveillé que les installations du Vortex proprement dites.

 Mais leurs chances de réussite étaient si minces ! Tant de choses pouvaient mal tourner !

 Plus le temps passait, plus elle plongeait dans l’incertitude, variant d’une décision à une autre avant de se raviser tout aussi vite, puis de changer encore.

 Quelle que soit l’option qui se présentât à elle quand le Seigé reviendrait, elle savait que son choix causerait des morts.

 Mais, très égoïstement, certaines lui importeraient beaucoup plus que d’autres.

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