Chapitre 95 - Piège

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 La haute silhouette du Seigé lui tournait le dos.

— Ah, Assistante Monestier, déclara Leftarm sans se retourner. Vous arrivez à point nommé.

 Encore quelques pas, et elle aperçut une scène qui doucha tous ses espoirs. Marc, Giles et Camyl étaient là, bien sûr, les mains croisées au-dessus de la tête, au milieu d’un cercle de soldats. Derrière eux, reconnaissable à sa peau bleue, le corps de Bert, le Sullite, était affalé sur la passerelle selon un angle impossible. Nul trace de Messia, le deuxième artificier.

Ils ont échoué…

 Le ventre de Claire se noua, et elle secoua la tête, atterrée. Avant qu’elle n’ait pu ouvrir la bouche, un rugissement fusa.

— Salope ! hurla Giles. Tu nous as vendus, ordure !

— Non ! protesta-t-elle, interdite.

 Elle réalisa alors que les gardes qui l’avaient menée jusque-là étaient restés en arrière, invisibles. Elle avait surgi de l’ombre, derrière le Seigé, et comme elle n’était ni menottée ni entravée d’aucune sorte…

 Encore une mise en scène de Leftarm !

— Allons donc, Claire, fit le Seigé. Ce n’est pas la peine de discuter avec cette engeance. J’avoue que je n’avais pas pensé que vous nous ramèneriez du si beau gibier. Rien de moins que Camyl Dadellei et la famille DeVignes...

 Comme s'il avait attendu son arrivée, il intima aux soldats qui entouraient les Libertans :

— Emmenez-les !

— Non ! cria-t-elle, s’interposant sans réfléchir.

 Toutes ses résolutions s’évanouissaient devant le spectacle en face d'elle, la déception qu’elle lisait dans les yeux de Marc et Camyl, la fin de tous ses espoirs.

 Elle savait pertinemment que c’était une folie. Que pouvait-elle faire contre tous ces soldats, et contre son professeur ?

— Allons, Claire, ne vous ridiculisez pas, dit simplement le Seigé. Il me semble que vous avez bien d’autres choses à penser.

— Alors pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? s’insurgea-t-elle en se tournant vers lui.

— Mais pour vous ôter cet espoir futile de l’esprit, voyons ! Vous pensiez vraiment qu’ils parviendraient à leurs fins et règleraient votre petit dilemme, non ?

 Il ajouta, presque négligemment :

— Vous le pensiez même si fort que ça a été un jeu d’enfant de les retrouver.

 Elle se figea à ces mots, incrédule. Quand l’ampleur de sa responsabilité lui apparut dans toute sa splendeur, elle se sentit sombrer.

 Giles a raison... C’est encore totalement ma faute !

 Comment avait-elle pu être négligente à ce point ? Toute à ses tergiversations, pensant si fort aux Libertans… Comment avait-elle pu oublier de quoi Leftarm était capable ? Lire ses pensées avait dû être un jeu d’enfant !

Difficile d’imaginer une pire crétine, décidément !

 Dans son trouble, alors qu'elle retournait toutes les options possibles dans sa tête, elle avait relâché sa vigilance. Elle lui avait donné toutes les clés qui lui permettaient d’accéder aux Libertans.

 C’était pour ça qu’il lui avait laissé tant de temps pour réfléchir !

 Il n’avait jamais eu l’intention de lui proposer un marché. Il l’avait juste perturbée suffisamment pour lui arracher les rares informations qu’elle détenait sans même qu’elle ne s’en rende compte. Il n’avait sans doute même pas eu besoin de consulter le réseau de surveillance : il n'avait eu qu'à piocher dans sa tête, comme il l’avait toujours fait !

— Je suppose que vous êtes fier de vous, n’est-ce pas ? déclara Camyl, derrière elle.

 Claire crut tout d’abord que c’était à elle que Camyl s’adressait, et elle se sentit plus honteuse que jamais. Comment pourrait-elle s’expliquer ? Elle n’avait aucune excuse.

 Mais c’était au Seigé que Camyl parlait. Glaciale, hautaine, et sans la moindre peur. Juste un profond mépris.

— Je suis comme vous, Kuria Dadellei, répondit Leftarm, presque amusé. Je ne laisse aucune chance à l’adversaire.

— C’est justement là que vous vous trompez.

 Claire les fixa tour à tour. La spatione et le Seigé avaient l’air de bien se connaître, de reprendre une joute verbale maintes fois engagée. Elle en éprouva un pincement de jalousie, qu’elle réprima aussitôt.

— Vous avez été bien imprudente, toutefois, poursuivit-il sur le ton de la conversation. Venir ainsi en personne…

— Au contraire de certains, rétorqua Camyl, hautaine, je ne laisse pas les autres faire le sale boulot à ma place.

— Allons, allons… Vous avez joué, et vous avez perdu.

— Les Libertans ne disparaîtront pas avec moi, vous savez.

— Nous verrons. Sans figure de proue pour les inspirer, sans les ressources Dadellei pour les renflouer, et sans Wardom pour les rassurer, ils ne seront bientôt plus que le problème mineur qu’ils auraient toujours dû rester.

— Dans tes rêves, marmonna distinctement Giles.

 Claire frémit. L’insolence du pilote l’avait souvent agacée, plus rarement amusée, mais elle n’aurait pas pensé qu’il aurait le front de l’étaler devant Leftarm. Elle rentra à demi les épaules, attendant son foudroiement imminent.

 Le Seigé haussa un sourcil, puis revint à Camyl.

— Vous êtes bien mal entourée, décidément. Le petit Wardom, passe encore, mais le reste… Si votre père savait cela…

 La jeune femme balaya la remarque d’un haussement d’épaules.

— Je vous sens perplexe, déclara Leftarm en se tournant vers Claire. Vous avez l’air d’ignorer beaucoup de choses à propos de ces gens que vous avez décidé de protéger, si noblement, afin de les laisser parvenir jusqu’ici.

 L’ancienne Claire aurait rougi sous le sarcasme.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? le défia-t-elle. Eux, au moins, ne m’ont pas trompée !

— Vraiment ? la contra-t-il. Qu’ont-ils donc fait, à part utiliser votre naïveté ? Je vous avais pourtant prévenue que ces criminels ne reculaient devant aucune manipulation pour arriver à leurs fins !

— Ils m’ont dit la vérité au sujet du Vortex ! C’est bien plus que ce que vous avez fait !

— Qu’est-ce que cela prouve ? riposta-t-il. Que je ne vous tiens pas au courant du moindre de mes projets ? Il faut croire que j’avais raison, étant donné la rapidité avec laquelle vous vous êtes empressée de trahir ma confiance !

 Elle recula comme si elle avait physiquement pris un coup, les vieux réflexes reprenant le dessus. Toute la nonchalance affectée du Seigé avait disparu, remplacée par le ton froid et sarcastique qu’elle avait appris à craindre.

 Il la regarda, et elle sentit alors combien elle l’avait déçu. Elle revit soudain les longues heures d’entraînement avec lui, l’attention sévère mais juste qu’il lui avait toujours portée. Le souvenir de ces moments passés dans son bureau, où elle l’observait, l’écoutait, et les rares sourires qu’il lui adressait, lorsqu’il était particulièrement content d’elle... Comment pouvait-elle supporter le reproche et la déception qu’elle lisait dans ses yeux ? Elle avait sans doute fini par faire partie de l’entourage le plus proche de cet homme, et à la première occasion, comme une enfant gâtée qui découvre que ses parents ne vivent pas uniquement pour la satisfaire, elle l’avait trahi.

 Elle éprouva une irrésistible envie de se jeter à ses pieds pour lui demander pardon, le supplier de lui donner une deuxième chance. Elle s’en voulait tellement ! Elle fit un pas en avant, presque malgré elle, les larmes aux yeux.

— ASSEZ ! intima soudain une voix derrière elle, tandis que quelqu’un lui posait la main sur l’épaule.

 Elle sursauta et voulut se dégager, irritée, mais la main la retint fermement, tandis que Marc poursuivait, indigné :

— Arrêtez ce petit jeu ! Laissez-la !

 Elle secoua la tête, et ses idées s’éclaircirent brusquement. Les regrets et la culpabilité se dissipèrent, et elle réalisa que Leftarm avait tenté de la manipuler avec le poeïr.

 À cette révélation, la colère l’envahit, repoussant ses doutes et ses remords factices bien plus efficacement que n’importe quel raisonnement.

Comment a-t-il osé !

 Si Marc n’avait pas été là, elle se serait jetée à ses genoux !

— Tiens donc… on dirait que le chiot essaie de mordre, remarqua dédaigneusement le Seigé.

— Laissez-la tranquille ! ordonna de nouveau le Wardom, d’un ton mortellement froid. Vous lui avez fait assez de mal comme ça !

— Regardez-moi ça ! On se sent l’âme chevaleresque, petit ?

 Claire sentit venir le coup, une seconde trop tard. Avant qu’elle n’ait pu hurler un avertissement, la force mentale de Leftarm frappa Marc de plein fouet. Le jeune homme tituba et heurta la console derrière lui. Camyl et Giles voulurent se précipiter vers lui mais les soldats s’interposèrent et les forcèrent à reculer. Le second assaut psychique fusa aussitôt, avant que le Wardom n’ait réussi à reprendre ses esprits pour se protéger, et le propulsa à terre, inanimé.

 Claire grimaça. Elle savait, pour l’avoir maintes fois expérimenté pendant ses entraînements, combien ce raz-de-marée mental était douloureux.

— Lamentable, lâcha Leftarm, imperturbable. C’est donc ça, l’apprenti de ma vieille amie ? Je crois que nous avions tort de nous faire du souci à ce sujet…

 Le Seigé s’approcha de Marc, et le retourna du pied. Le jeune homme, recroquevillé sur le sol, paraissait inconscient.

— Ne le touche pas, espèce de salaud ! hurla Giles en tentant de se précipiter vers son frère, au mépris des armes pointées sur lui.

 Un tir fusa. Mais Camyl s’était jetée sur le soldat qui avait tiré, déviant le coup qui, autrement, eût été mortel pour le pilote, lequel en fut quitte pour seulement quelques cheveux roussis.

— Ne touchez pas la fille ! cria Leftarm dans le chaos qui s’ensuivit. Vous en répondriez sur vos vies !

 La menace contenue dans ces paroles était suffisante pour inciter les soldats à la plus grande circonspection, et les tirs cessèrent immédiatement. Giles et Camyl furent de nouveau maîtrisés, durement mais sans dommages autres que quelques contusions.

 Claire avait profité de ces quelques instants de confusion pour s’agenouiller auprès de Marc et poser la main sur son front. Il saignait du nez, mais respirait encore.

— Écarte-toi, Claire, ordonna froidement son mentor.

— Non.

— Écarte-toi, répéta Leftarm. Ne lasse pas ma patience.

Elle se redressa, tremblante mais décidée.

— Non ! Je ne vous laisserai pas le torturer !

Comme vous l’avez fait avec sa grand-mère, Eléaga…

 Il haussa un sourcil.

— Tiens donc. Eléaga ? Que savez-vous de… de cette personne ?

— C’était un Wardom. Et vous l’avez tuée !

 Elle n’avait plus aucun doute, désormais. Marc avait raison à ce sujet, comme il avait eu raison sur tant d’autres !

 Elle s’attendait à ce que son professeur nie. Pas à ce qu’il soupire, un regret fugitif dans le regard.

— C’est vrai. Je l’ai tuée. Mais elle m’y a forcé.

— Espèce de salopard de menteur ! rugit Giles en se démenant, alors que Camyl se tendait soudain, ses yeux lançant des éclairs.

 L’un des soldats qui le maintenait lui donna un coup de crosse dans le ventre, et le pilote tomba à genoux avec un rictus de souffrance. Camyl, très droite, ne disait rien, mais Claire sentit distinctement la haine intense qui émanait de la silhouette pâle. Si cela avait été à l’encontre de quiconque d’autre que son employeur, elle n’aurait pas donné cher de sa vie.

— Je l’ai tuée, oui, répéta Leftarm avec force, plongeant ses yeux dans ceux de Claire, ignorant totalement Camyl et Giles. Elle savait parfaitement ce qui l’attendait si elle se faisait prendre, et elle a fait face à son destin. Avec courage, je dois le reconnaître. Dois-je vous rappeler que c’est à cause d’elle, et de son équipe de saboteurs, que vous n’avez pas pu retourner sur votre planète ?

 Quelques jours plus tôt, cet argument aurait porté. Elle avait tellement haï les responsables de la destruction du Vortex, cause de son exil sur Kivilis… Dans ces difficiles premiers mois à Bhénak, elle avait tellement souhaité leur faire payer !

 Mais aujourd’hui, à la lumière du plan vicieux de Leftarm, elle avait compris qu’elle leur était au contraire infiniment, totalement redevable. Grâce à eux, le projet Celer avait pris énormément de retard...

 Malheureusement, pas assez !

 S’ils n’avaient pas détruit le Vortex, quel aurait été son sort ? Elle avait toujours imaginé qu’il avait eu l’intention de la renvoyer sur Terre après son interrogatoire, ce premier interrogatoire interrompu par l’attentat : une fois établi qu’elle ne savait rien, qu’elle était là par hasard, qu’elle n’était pas une espionne, il ne se serait certainement pas encombré d’une gamine comme elle, et il l’aurait laissée rentrer chez elle !

 La question était très vite devenue académique, de toute façon, et elle s’était retrouvée à Bhénak avant d’avoir réalisé ce qui lui arrivait.

 Étant donné ce que je sais désormais… est-ce bien comme ça que ça se serait passé ?

 Les implications de cette dernière pensée la gelèrent alors sur place, quand toutes les pièces s’imbriquèrent enfin.

 Elle avait déjà compris qu’il lui avait dissimulé la poursuite du projet afin de la garder auprès de lui. Sans doute pour qu’elle ne soit pas tentée de retourner chez elle.

 Soudain, elle réalisait à quel point sa vie n’avait tenu qu’à un fil, dans les heures qui avaient suivi son arrivée sur Kivilis. Giles le lui avait dit, là-bas, sur le cargo qui les emmenait loin de Maytessy, mais à ce moment-là, elle refusait encore de le croire.

— … vous ne m’auriez jamais laissée retourner sur ma planète, même si le Vortex n’avait pas été détruit, accusa-t-elle. Si je n’avais pas eu le poeïr

 Comment avait-elle pu ne pas comprendre plus tôt ? Elle était un témoin gênant, une jayn indigène, alors qu’une invasion était en préparation !

 Si l’attentat n’avait pas eu lieu, bousculant les plans du Seigé, aurait-il eu le temps de pressentir, comme il le disait, son poeïr potentiel ? Ou son sort aurait-il été réglé dès la fin de l’interrogatoire ?

 Elle se rappela, comme si c’était hier, la si curieuse étreinte de Leftarm, juste avant qu’il ne lui inculque de force la connaissance du Standard, ici même, à Armora, dans son bureau du Complexe. Elle se rappela le soldat, derrière elle, le signe de tête du Seigé. Sa vie s’était jouée à cet instant-là, et elle ne le comprenait que maintenant.

 Aurait-il pris la peine de faire ce test, ce sondage mental qui avait décidé de son avenir, si le Vortex n’avait pas été détruit ?

— Non, dit doucement le Seigé. Tu te trompes.

— Encore un mensonge ! jeta-t-elle, révoltée. Vous ne m’auriez jamais laissée rentrer, au risque que je prévienne les gens chez moi !

 Tout n’a jamais été que mensonges, et il m’a fallu tout ce temps pour m’en rendre compte...

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