Chapitre 96 - Choix

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 L’air était humide et froid, strié de panaches de vapeur glacée qui montait des cuves en contrebas. Les cliquetis sourds alternaient avec le grondement diffus des machines et le sifflement strident des vaporateurs.

 Pourtant, sur la passerelle, c’était comme si un îlot de silence étouffant régnait sur le petit groupe immobile.

— Alors, une fois encore, vous faites les sales besognes du Directeur ! cingla Camyl, fixant Leftarm avec mépris. Remarquez, ce n’est pas ça qui doit vous empêcher de dormir… vous en avez l’habitude !

 Le Seigé resta impassible, mais Claire, qui le connaissait si bien, vit ses yeux se durcir, sous le coup d’une émotion soigneusement contenue. Comme si ce que la spatione disait touchait un point sensible, une brèche dissimulée dans la carapace du Maître de Bhénak. Tout aussi rapidement, cette impression disparut, pourtant Claire était sûre de ce qu’elle avait vu.

— Et tu ne sais pas tout, révéla-t-elle, sans quitter Leftarm des yeux. Ils ont prévu de faire de ma planète une base d’approvisionnement, un petit pied à terre pour Kivilis, de l’autre côté de la Galaxie. Et comme les habitants les gênent un peu pour ça, ils sont en train de l’ensemencer avec Mazesley !

 Son propre calme la surprenait. Quelque chose s’était brisé en elle, et elle avait l’impression de ne plus éprouver d’émotions, juste une colère glacée, tout entière dirigée vers l’homme en face d’elle.

— Mazesley ? répéta Camyl, perplexe. Qu’est-ce que Mazesley… Non !

 Elle aussi venait de comprendre.

— Si, confirma Claire avec une terrible amertume. Simple et efficace !

 Leftarm haussa les épaules. La brève lueur de regret, qui avait un instant traversé son regard, s'était définitivement enfuie.

— Eh bien, Assistante Monestier, je vous ai proposé un marché, tout à l’heure. Qu’avez-vous décidé ?

— Un marché ? jeta-t-elle avec écœurement. Que me reste-t-il à marchander ? Il me semble que vous les avez, vos Libertans ! Vous ne m’avez fait cette proposition que pour mieux me piéger ! Jamais vous n’avez eu l’intention de sauver ma famille !

 Comment avait-elle pu croire - une seule seconde ! – à la sincérité de Leftarm ? Cet espoir, cette possibilité à peine entrevue, et déjà terminée, c’était comme si on lui ravissait ses parents une seconde fois.

— C’est là que tu te trompes, rétorqua le Seigé. Ma proposition tient toujours. Tu n’as que deux choses à faire.

— Et quoi donc ?

— Premièrement, tu me donnes toutes les informations que tu as pu noter lors de ton séjour parmi cette petite bande – et je parle de vraies informations, pas ce joli conte dont tu nous as gratifiés tout à l’heure.

 Claire ferma les yeux. Était-ce si difficile ? Pendant des semaines, c’était exactement ce qu’elle avait prévu de faire. Elle ne pensait qu’à son évasion, aux renseignements qu’elle allait rapporter. Les choses avaient certes quelque peu changé depuis, mais, après tout, serait-ce un tel danger pour les Libertans ? Elle n'avait rien vu de vraiment crucial, a priori. Rien qui pourrait les empêcher de continuer leur combat contre Kivilis.

 Enfin, s’ils se remettaient de la perte de Camyl et Marc, bien sûr.

— Et ensuite ?

— Tu fais simplement ce que tu t’étais engagée à faire lorsque tu es entrée à mon service, ce que tu m’as si solennellement juré à bord de l’Inexorable, rappela froidement Leftarm. Tu reviens à Bhénak. Tu m’apportes ton aide pour pacifier Kivilis et le Quadrant.

 Vraiment ? Il serait prêt à faire table rase de cette histoire ? C’était tentant, en un sens. Terriblement, horriblement tentant.

— Et si je refuse ?

 Comment lui faire confiance, après tous ces mensonges ?

 Le Seigé sourit. Du moins ses lèvres se relevèrent très légèrement, mais le sourire n’atteignit pas ses yeux.

— Refuser ? répéta-t-il lentement. Oh, je vois. Tout ça pour rester jusqu’au bout avec tes nouveaux amis. Tu imagines qu'un jour ils te feront confiance, n'est-ce pas ? Alors que tu as parfaitement rempli la mission que nous t'avions confiée...

 Elle cilla.

— De quoi parlez-vous ?

— Nous nous doutions bien qu’avec tes, disons, capacités, tu attirerais l’attention précisément de ceux que nous voulons atteindre depuis toujours, reprit-il. Ceux-là même qui sont là aujourd’hui, et qui sont tombés tout droit dans le piège que tu leur as tendu.

 Elle secoua la tête, perplexe.

— Quel piège ? Je n’ai rien…

— Oh, ce n’était pas volontaire de ta part, précisa-t-il. Cela n’aurait jamais marché, sinon. Mais qui d’autre qu’un Wardom, le dernier Wardom connu du Quadrant, même si c’est encore un gamin, aurait été chargé de ta surveillance, si jamais tu te trahissais ? La petite jayn tombée "par hasard" dans un nid Libertans ?

  • Vous saviez, pour l'escale de l'Oeil du Cyclone... souffla-t-elle, incrédule.

— Nous avions de forts soupçons, en effet. C'était l'occasion de le vérifier. Et là où va Marchary DeVignes, Camyl Dadellei, la fille si pâle - et si fougueuse ! - de Micaïl Molla, notre bien-aimé Président, se trouve toujours ! Il suffisait ensuite de faire fuiter les informations sur Celer au bon moment… Je savais que tu jouerais parfaitement ton rôle.

 Claire resta coite. C’était encore pire que tout ce qu’elle avait pu imaginer, même dans ses pires cauchemars. Elle échangea un regard effaré avec Camyl, alors que l’ampleur de la machination lui apparaissait soudain. La révélation que Camyl était la fille du Président Molla n’était presque qu’un détail, en comparaison !

— T'es vraiment une belle ordure, jeta alors celui qui s’était toujours méfié d’elle, depuis le début.

 Mais ce n’était pas à elle que Giles s’adressait. Le grand gaillard brun fixait Leftarm d’un air totalement dégoûté.

 Le Seigé haussa un sourcil, puis sourit.

— Gilespie DeVignes. La petite frappe vient me donner des leçons de morale. Intéressant.

 Leftarm fit un signe à l’un des soldats, qui, de nouveau, flanqua un vigoureux coup de crosse dans l’estomac du pirate. Giles s’affaissa entre les bras de ses geôliers. Camyl cria, se démena, en vain. Elle était solidement maintenue.

— Quel dommage que je n'ai pas eu connaissance de la véritable identité du pilote de ce cargo de contrebande avant de t'y envoyer, ajouta alors Leftarm, attrapant Giles par les cheveux pour lui relever la tête et le forcer à le regarder. Si j'avais su qu'il s'agissait du propre frère du petit Wardom, je m'en serais servi comme appât, et je n'aurais pas gaspillé tes talents ainsi...

 Il lui relâcha la tête. Malgré la douleur, le pilote réussit à se redresser. Il sourit crânement.

— Faut croire que tes espions sont pas si bons que ça, mon vieux !

 Un autre coup de crosse. Giles s'effondra de nouveau, ahanant, entre les gardes qui le maintenaient. Pourtant il se redressa encore, défiant toujours le Seigé. Son air narquois, qui avait tant horripilé Claire, lui paraissait désormais le plus éclatant des actes de courage. Sur un nouveau signe, l'un des soldats lui flanqua un troisième coup, en plein visage cette fois. Giles s'écroula pour de bon. Camyl cria. Claire, tétanisée, fixait le pirate inconscient. Sa tête pendait en avant, et le sang tombait goutte à goutte de son nez, constellant le sol métallique de petites taches noires.

— Quoique… fit pensivement le Seigé, observant la silhouette avachie entre les gardes. Pas sûr qu’il se serait lancé à la rescousse d’un tel énergumène.

 Pendant ce temps, Marc remuait faiblement. Il revenait peu à peu à lui. Un filet rouge sombre coulait le long de sa tempe, à l’endroit où il avait heurté la barrière. Les yeux vitreux, il saignait également du nez, mais il paraissait sauf. En voyant son air hagard, Claire sentit son estomac se nouer. Il était loin, le garçon si serein qu’elle avait tant détesté avant de commencer à l’apprécier, à son corps défendant !

 Elle se força à détourner le regard de Marc et Giles, et revint à son mentor, brûlante de rage.

— Et vous osez … comment pouvez-vous penser que je veuille retourner travailler pour vous ? bredouilla-t-elle. Vous qui m’avez manipulée… utilisée…

— Je n’étais pas d’accord pour t’utiliser ainsi, répondit Leftarm d’un ton où, de nouveau, semblait percer un certain regret. Même si tout a réussi au-delà de nos espérances, le prix était trop élevé.

— Nos espérances ? Qui d’autre est derrière tout ça ?

Qui veux-tu que ce soit ? rétorqua Camyl. Le Directeur, bien sûr ! Il est toujours derrière tout ! Tout le temps, toujours !

 La spatione était hors d’elle. Claire comprit aussi qu’elle tentait de briser l'emprise de Leftarm.

Ah, Kuria Dadellei ! Vous parlez d’expérience ! Oui, c’est le Directeur qui a suggéré cette ruse. Vous êtes si insaisissable ! Et comme vous pouvez le voir, cela a fonctionné. Vous êtes ici devant moi. Mais, Claire, soupira-t-il alors, à quel prix ! Tu étais une élève si prometteuse !

— Ne l’écoute pas, coupa de nouveau Camyl. Tu ne peux pas lui faire confiance !

 Claire secoua la tête.

— Vous êtes complètement fou. Vous allez envahir ma planète natale, tuer tous ses habitants, et vous pensez que je pourrais vouloir, de mon plein gré, reprendre mon service à vos côtés ! Et en plus, en m’avouant m’avoir utilisée pour piéger tout le monde ?

— Qu’est-ce qu’une misérable planète, à côté de la Galaxie et du pouvoir que je t’offre ? fit le Seigé en haussant les épaules. Je t’ai donné ma parole : ta famille sera sauvée, et accueillie ici. Kivilis subviendra à tous ses besoins, elle aura tout ce dont des pré-tech peuvent rêver, et bien davantage encore. Bien sûr, tu pourras les revoir quand tu voudras.

 Il savait que c’était son point faible et s’empressa de pousser son avantage :

— Je suis conscient que tout n’est pas parfait sur Kivilis. Comment cela serait-il possible, d’ailleurs, dans une Galaxie de centaines de milliards d’individus ? Oui, nous devons parfois utiliser la force. Oui, il y a parfois des bavures. Oui, il arrive que nous devions utiliser les gens pour parvenir à nos fins. C'est inévitable ! Mais c’est pour le bien du plus grand nombre ! Et c’est pourquoi j’ai besoin de toi ! Imagine… avec tes talents de Wardom, imagine tout ce que tu pourrais accomplir ! Avec ta sensibilité, ta compassion, tu pourrais nous aider à résoudre les conflits de la manière la plus juste possible, nous pourrions prévenir ces terribles attentats, arrêter ces guerres qui tuent chaque jour des centaines de personnes aux quatre coins du Quadrant !

 Tu peux nous aider à accomplir de si grandes choses !

 Claire cilla et baissa les yeux, déroutée. Tout cela sonnait si vrai… Elle-même y croyait encore si fort, il y a quelques jours à peine. Elle était si fière de servir le Seigé, si fière de ses pouvoirs qui la mettaient tellement au-dessus des autres !

 Oui, il lui avait menti, il l’avait utilisée. Mais était-ce si grave ? Cela valait-il le coup qu’elle abandonne tout pour rejoindre la clandestinité ? Elle appréciait beaucoup Marc et Camyl, et même, dans une certaine mesure, ce voyou arrogant et charmeur de Giles ! Mais qu’en était-il des autres Libertans ? Avaient-ils vraiment des intentions aussi pures qu’eux, ou n’étaient-ils mus que par leur envie de pouvoir ?

 Leftarm avait-il raison ? Pouvait-elle l’aider à rendre la Galaxie plus juste ? À mettre un terme à tous ces conflits ?

 Elle hésita. Deux chemins s’ouvraient devant elle, deux voies diamétralement opposées. L’une était simple, et en un sens, rassurante. Cela faisait des mois qu’elle s’y préparait. Maintenant qu’elle avait enfin ouvert les yeux, elle pourrait faire régner la justice et l’ordre, avec toutes les ressources de Kivilis, le pouvoir et la puissance, à sa portée.

 Tout en sauvant sa famille ! En les faisant venir ici, vivant avec eux à nouveau ! Leur montrant ce dont elle était capable !

 L’autre possibilité… plus que probablement, c’était la mort au bout, et très vite ! La sienne tout d’abord, mais aussi très certainement celle de ses proches, où qu’ils soient. C’était se dresser face aux deux hommes les plus puissants de la Galaxie, du haut de ses seize ans à peine, et imaginer pouvoir leur résister. Et comment ? Que pouvait-elle donc faire pour les arrêter ? Est-ce que ses pouvoirs, combinés à ceux de Marc, pouvaient les sortir de ce mauvais pas ? Détruire le Vortex et ses installations ?

 C’était ridicule !

 Elle fut tentée. Oh, Dieu sait qu’elle fut tentée. Sa décision était prise, la plus rationnelle, la plus rassurante, la plus sûre, et la plus lâche, quand elle croisa le regard de Marc et de Camyl. L’un, pas encore très bien remis de la « claque mentale » de Leftarm, la regardait d’un air un peu vitreux, mais où perçait cependant une étonnante sérénité. Tandis que les yeux de l’autre, si immenses, si étranges, n’exprimaient qu’une intense compassion. Comme si elle comprenait très exactement, très profondément, le dilemme qui la déchirait.

 Claire cilla. Pensait-elle vraiment qu’elle pouvait de nouveau faire confiance à Leftarm, après tous ces mensonges ? Pouvait-elle vraiment retourner à Bhénak comme si rien ne s’était passé ? Imaginait-elle vraiment qu’elle aurait les mains libres pour changer les choses, avec des personnes comme le Directeur ?

 Était-elle capable de tuer – de laisser tuer – des milliards de gens, sur sa planète natale, sans rien faire ? Alors qu’elle savait ? Alors qu’elle avait une possibilité, même infime, de résister… de dire non ?

 Enfin, elle comprenait les choix apparemment insensés des héros de ses films d’autrefois. Ça ne changeait rien. Mais quelque part, ça changeait tout.

Je vais faire la chose la plus stupide de toute ma vie.

 Elle aida Marc à se relever. Lentement, délibérément, ignorant les soldats autour d’eux. Elle se plaça à ses côtés, plantant son regard dans celui de son ancien professeur, bien qu’elle n’ait jamais eu aussi peur de sa vie, en ce jour où elle prenait sans doute la décision la plus déraisonnable de toute son existence.

 Elle sentit les larmes monter, les retint de toutes ses forces. En même temps, un grand calme l’envahit.

— C’est donc cela ? demanda doucement Leftarm.

— C’est cela.

 Elle aurait voulu dire quelque chose, n’importe quoi – n’est-on pas censé prononcer des paroles fortes et braves, dans ces cas-là ? - mais ne trouva rien d’autre. Les yeux du Seigé s’étaient durcis, mais il n’avait pas manifesté le moindre étonnement, ni la moindre irritation. Seule elle, qui le connaissait si bien, mesurait à quel point il maîtrisait sa colère et sa déception. Elle savait qu’il pouvait l’anéantir d’une pensée.

Eh bien, qu’il essaie, pensa-t-elle, curieusement détachée, maintenant que son choix était fait. Elle lui résisterait tant qu’il lui resterait le moindre souffle, mais elle ne serait pas son jouet. Plus jamais.

 Mais il n’essaya rien.

 Car soudain l’enfer se déchaîna.

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