Chapitre 2 – L’Autre Côté

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 Elle plissa les yeux sous l’éclairage agressif, éblouie. Une chaleur soudaine remplaça l’humidité glacée de la cour, alors qu’un concert de bruits lui agressait brusquement les oreilles : ronronnements et cliquetis de machines, murmures et éclats de voix de la foule en contrebas, sifflements stridents de vapeur.

 Les silhouettes menaçantes, aux casques et cuirasses d’un violet criard, l’entourèrent aussitôt, armes braquées sur elle. Claire n’en avait jamais vues de pareilles, mais la fonction de ces longs tubes gris à la crosse argentée et aux lueurs pulsantes ne laissait guère de doutes.

 Il y eut un bref instant de flottement.

— Euh… désolée, bredouilla-t-elle. Je ne voulais pas…

 Elle n'en menait pas large. Une sirène hulula et elle sursauta. Derrière elle, dans un grand whoush, l’hologramme disparut dans un violent appel d’air. La panique la gagna.

 Les casques se tournèrent les unes vers les autres, les bouches aux plis sévères se tordirent sous les visières sombres. Le soldat le plus proche pointa son arme avec brusquerie et aboya une phrase incompréhensible, dans une langue chantante et pourtant curieusement chuintante.

 Elle écarta les mains, incrédule. L’autre reposa sa question, agitant sa main libre en direction de l’endroit d’où elle arrivait. Mais derrière elle, il n’y avait désormais rien d’autre que l’extrémité vide de l’estrade, encadrée d’une rangée de machines inconnues. Vraiment affolée cette fois, la jeune fille recula, balbutiant d’un ton précipité :

— It’s not my fault ! Please, I don’t understand you !

 Sans plus de succès. On lui avait pourtant toujours dit et répété que l’anglais lui permettrait de se débrouiller partout, mais ces gens semblaient l’exception à la règle !

Même avec mon accent catastrophique, ils auraient dû me comprendre un minimum, non ?

 Des ordres furent aboyés dans cette langue inconnue, et deux gardes la saisirent rudement par les bras. Les larmes lui montèrent aux yeux alors qu’ils la faisaient descendre sans ménagement de l’estrade. Ils s’arrêtèrent au pied des marches, mais ne la lâchèrent pas. Les autres reprirent position autour d’elle, armes toujours pointées.

 Paniquée, elle tourna la tête en direction de l’endroit d’où elle était arrivée, comme si cela avait pu changer quoi que ce soit, mais l’hologramme ne reparut pas. Elle ne voyait que deux grandes colonnes, hérissées de protubérances bizarres, reliées à un vaste fouillis de fils et de câbles qui serpentaient sur le sol avant de disparaître sous le plancher. Mais aucune trace de la cour où elle était encore une dizaine de secondes plus tôt.

 Ravalant ses larmes, elle ramena son regard droit devant elle, remarquant pour la première fois la foule qui se pressait derrière le cordon de soldats.

 Des dizaines de personnes s’agglutinaient déjà derrière les gardes. D’autres accouraient tout en discutant avec animation. Vêtues de combinaisons bleues, blanches ou grises, ornées de symboles inconnus, ou de justaucorps d’un orange criard, les silhouettes pressées derrière le cordon de soldats étaient de toutes les tailles. Certaines semblaient plus petites que des enfants, alors que d’autres paraissaient curieusement déhanchées. Hommes et femmes, de toutes les teintes de peau, discutaient vivement entre eux en la montrant du doigt. Beaucoup arboraient des cagoules ou des visières de protection, masquant totalement leurs traits. Les autres la fusillaient du regard et elle se recroquevilla, apeurée.

 Le brouhaha de la foule était tel qu’il couvrait presque les cliquètements, sifflements et ronflements divers s’élevant des machines qui les entouraient. Sous ses pieds, le sol tremblait légèrement, comme vrombissant d’une énergie contenue et féroce.

 Levant la tête pour fuir les yeux accusateurs, son regard glissa sur les enchevêtrements de tuyaux, de fils et de câbles qui grimpaient le long des murs du hangar. Très haut de plafond, il lui paraissait bien plus vaste que le gymnase si détesté de son lycée. Des câbles s’enchevêtraient sur des passerelles, loin au-dessus d’elle, puis redescendaient le long des murs, jusqu’à d’immenses bouteilles de gaz et d’autres dispositifs moins reconnaissables. Partout elle entrevoyait des établis, des machines et des containers métalliques de toutes tailles, empilés les uns sur les autres. Seuls les alentours de l’estrade étaient à peu près dégagés.

Non mais, je rêve ! J’ai atterri où, là ?!

 Pourtant, elle savait bien qu’elle ne rêvait pas. Tout ça était bien trop réel, ces gens, cet endroit ! Elle devait se rendre à l’évidence : ce qu’elle avait pris pour un hologramme était en fait un passage !

Mais un passage vers quoi ? Si ces types bizarres ne comprennent pas ce que je dis, ça craint carrément !

 Incroyable comme certaines idées qui auraient été inimaginables seulement quelques secondes plus tôt devenaient soudain envisageables, et même, crédibles. Ce qui ne les rendait pas moins terrifiantes.

 Les soldats la lâchèrent enfin et, d’un geste impérieux, le garde le plus proche lui fit signe de déposer son sac à dos à ses pieds. Son manteau et son écharpe, encore humides de neige, suivirent le même chemin, le garde s’impatientant à ses côtés alors que ses doigts tremblants peinaient à détacher les brandebourgs trempés. À peine avait-elle ouvert le dernier bouton qu’il lui arracha son duffle-coat, manquant la faire tomber, et le jeta sur le reste de ses affaires.

 Elle n’eut pas à se déshabiller davantage, ce qui était en soi un soulagement, mais fut bousculée et fouillée sans ménagement. Elle vit ensuite avec inquiétude son téléphone, et toutes ses affaires, disparaître derrière le cordon de soldats, emmenés dieu-savait-où.

 Elle n’opposa pas de résistance, terrifiée et par les soldats imposants et par les armes pointées sur elle. Les silhouettes casquées et cuirassées la faisaient se sentir minuscule. L’un des guerriers continuait à lui aboyer des questions, de plus en plus irrité devant son incompréhension.

 Un homme en tenue bleue interpella soudain le garde d’une voix forte. Ce dernier se retourna vers lui, secouant la tête avec agacement. Un grondement monta de la foule contenue derrière le cordon de soldats.

 Le militaire se dirigea vers l’attroupement de mécontents, la laissant à la garde des autres soldats, et une vive discussion s’engagea. Claire n’en menait pas large.

 À en juger par le ton et les gestes courroucés, la conversation s’envenima rapidement. D’autres personnes dans la foule se joignirent au débat en faisant des gestes en sa direction. Bien que Claire n’en comprenne pas un mot, il n’était pas difficile de voir qu’ils voulaient s’approcher d’elle, et que les soldats n’étaient pas d’accord. Elle se ratatina derrière les militaires, affolée autant par l’assistance hostile que par les soldats. Elle se sentait terriblement embarrassée d’être ainsi le centre de l’attention générale.

Purée, je me suis mise dans un sacré pétrin !

 Par-delà l’attroupement qui vociférait derrière le cordon de gardes, une longue allée partait de l’estrade, traçant un trait rectiligne au milieu du fouillis des établis et des piles de caisses jusqu’au bout du hangar. À son extrémité, une porte s’ouvrit sans un bruit. Un homme entra.

 Claire ne l’aurait probablement pas remarqué si, petit à petit, le silence ne s’était propagé sur l’assistance. Les discussions, même les plus vives, s’éteignirent, au fur et à mesure que l’homme remontait l’allée. Tout le monde se tourna vers le nouvel arrivant.

 L’homme avançait d’un pas décidé et la foule amassée près de l’estrade s’ouvrit comme une vague devant lui, inclinant la tête à son passage. Il était vêtu d’un uniforme noir, tout simple, réhaussé d’une longue et ample cape, d’un vert profond, presque noir, qui lui drapait les épaules et flottait lourdement derrière lui.

 Il atteignit le cordon de soldats. Ces derniers claquèrent des talons, frappant violemment leur plastron violet de leur main droite gantée, et Claire sursauta. Puis les gardes s’écartèrent.

 Il pouvait avoir entre quarante et cinquante ans. Grand et mince, ses cheveux bruns coupés courts grisonnant à peine encadraient un visage aux traits réguliers, à la bouche fermée d’un pli sévère. Ses yeux étaient d’un bleu étonnant, d’une teinte que Claire n’avait encore jamais vue, un turquoise glacial et déstabilisant.

 Elle l’avait observé approcher avec curiosité, impressionnée par le silence et la tension, presque palpables, qui avaient accompagné sa progression vers l’estrade.

 Mais alors qu’elle levait la tête vers lui, ces yeux intenses, à la fois magnétiques et inflexibles, la clouèrent sur place. Elle baissa aussitôt le regard. Elle en oublia les armes, elle en oublia les soldats, elle en oublia la foule houleuse autour d’elle. Il n’y avait plus que cet homme, et elle sut, sans savoir pourquoi, mais sans le moindre doute, qu’elle était totalement à sa merci.

 Le chef des soldat la désigna, parlant d’une voix rapide. L’homme posa quelques questions, d’une voix grave et précise qui la fit frissonner.

 Elle n’osait pas bouger. Elle n’osait pas trop penser, non plus. Elle sentait que les larmes n’étaient pas loin.

Non, pitié, surtout, ne pas pleurer ! Pas maintenant !

 L’homme leva une main et le soldat s’interrompit. Le nouvel arrivant s’approcha d’elle. Il dit brusquement quelques mots, toujours dans cette langue inconnue, et elle tenta de nouveau de s’excuser, en français et en mauvais anglais. Lui, il devait bien comprendre l’anglais, quand même ! Sans plus de succès. Quand tout à coup…

Très bien, jeune fille. Qu’est-ce que vous faites là ?

 Il parlait sa langue ! Elle sentit des larmes, mais de soulagement cette fois, lui monter aux yeux. Elle allait pouvoir se faire comprendre ! Puis elle releva la tête et le fixa, abasourdie. Elle avait dû rêver !

Non, vous ne rêvez pas, fit de nouveau la voix dans son esprit, avec une intonation clairement agacée. C’est le seul moyen pour que nous nous comprenions. Alors répondez !

 La voix était froide et tout à fait inamicale, mais elle n’avait aucun doute : c’était celle de l’homme en face d’elle.

Mais c’est impossible ! Je deviens folle, c’est la seule explication !

Arrêtez vos sottises ! claqua la voix. Et dites-moi comment vous avez pu arriver jusqu’au Vortex sans être arrêtée ! Vous rendez-vous seulement compte de ce que vous avez fait ?

 Bouche pincée en un pli sévère, il ne masquait pas sa colère. Mais de quoi parlait-il ?

Non, bien sûr que non ! reprit-il avec mépris. Vous n’en avez pas la moindre idée, évidemment.

 Elle se mit à trembler de tous ses membres, brusquement incapable de penser. Elle sentit ses jambes se dérober sous elle. Après tout, c’était peut-être la meilleure solution. S’évanouir, quelle idée tentante, tout à coup !

 On l’attrapa rudement par le bras.

Oh que non, petite sotte ! Ce n’est pas le moment !

 Il la remit brutalement sur ses pieds, levant les yeux au ciel d’un air dégoûté, puis la lâcha et s’éloigna dans un grand mouvement de cape. Sur un signe bref, deux soldats lui saisirent de nouveau les bras. L’homme lança un ordre, et les militaires la tirèrent brusquement pour l’éloigner de l’estrade.

Nous reprendrons cette discussion plus tard, reprit la voix d’un ton définitif.

 Affolée, elle bredouilla une protestation, mais déjà les soldats l’entraînaient loin de l’homme qui ne daigna même pas répondre. Comme obéissant à un signal invisible, la foule autour d’elle se remit à ses activités, perdant d’un coup tout intérêt pour elle. Un grand brouhaha retentit alors que l’homme distribuait ses instructions d’un ton impérieux.

 Elle se retrouva emmenée au bout du hangar sans pouvoir résister, encore médusée. Une porte coulissa à leur approche, et ils débouchèrent dans un large couloir, au sol noir et mat, sur lequel s’entrecroisaient des lignes de différentes couleurs, légèrement en relief.

 Certaines s’arrêtaient au pied de portes fermées, d’autres filaient le long des murs, tournant parfois dans d’autres corridors et rejoignant des lignes de même couleur. Les murs étaient blancs, soulignés de bandes colorées dans les mêmes tons que celles du sol, ce qui donnait une impression assez étrange, plutôt criarde. Malgré sa panique, Claire associa ce déluge de couleurs, assez bizarrement, à un couloir d’école maternelle.

 Puis ce fut bientôt un ascenseur, d’aspect tout aussi étrange, sans boutons ni cadrans, simple cube de métal gris clair. Sur une instruction d’un soldat, la cabine s’ébranla. Elle sentit instantanément son estomac lui remonter au fond de la gorge. Terrorisée, elle resta stoïque, espérant de toute ses forces qu’elle n’achèverait pas de se ridiculiser en vomissant sur les pieds de son escorte.

Pitié, pas ça !

 Les portes s’ouvrirent de nouveau, cette fois sur un couloir plus étroit mais tout aussi brillamment éclairé, toujours doté de ces même lignes colorées au sol et le long des murs. Ici cependant, le violet dominait.

 Une arche, une porte automatique, un barrage de sécurité avec des agents, eux aussi en uniforme violet, puis on la poussa sans un mot dans une petite pièce. La porte se referma derrière elle tout aussi vite. Elle se retrouva seule, sidérée.

 Génial. Et je fais quoi, là, maintenant ?

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