Chapitre 5
Enfin, Seigé Leftarm s’arrêta. Le couloir était désert, silencieux, et Claire lutta pour reprendre son souffle. Il avait avancé à grands pas, la forçant à courir pour ne pas se laisser distancer. Ils avaient pris des rampes, de multiples escaliers, des passages et des couloirs tant de fois qu’elle aurait bien été incapable de retrouver son chemin toute seule.
Cet endroit est absolument gigantesque !
Il lui sembla que sa respiration haletante se répercutait et s’amplifiait dans le silence, mais ce n’était sans doute qu’une impression. Devant elle, il était immobile.
Elle attendit. Ses larmes avaient séché sur son visage, mais elle savait qu’elles n’étaient pas loin, pouvant refaire surface à tout moment.
Elle s’en moquait.
Avec un chuintement étouffé, les lourdes portes d’acier coulissèrent alors dans le mur, et une bouffée d’air humide leur sauta brusquement au visage. Au-delà de l’ouverture s’étendait une vaste terrasse de pierre grise, luisante de pluie. L’air était frais et légèrement âcre, tel l’odeur d’une averse d’été sur le bitume surchauffé. Elle s’aperçut avec surprise qu’il faisait presque nuit : elle avait complètement perdu la notion du temps dans ces salles et ces couloirs sans fin, totalement dénués de la moindre fenêtre, et elle s’était imaginée, jusqu’à cet instant, qu’ils étaient le matin.
Tu parles d’un décalage horaire… planétaire ? …galactique ? Non, ne pense pas à ça, pas maintenant !
Il franchit les portes sans lui adresser ni un mot ni un regard, sa cape battant lourdement l’air derrière lui. Elle se mordit les lèvres pour se donner du courage, et lui emboîta le pas. Jamais personne ne l’avait autant impressionnée que cet homme, mais déjà elle commençait à s’habituer à ses manières brusques, à cette autorité silencieuse encore plus efficace que s’il avait tempêté.
Une bruine légère tombait, pas assez soutenue pour mouiller franchement. Elle sentait sa caresse fraîche sur son visage alors qu’elle suivait la haute silhouette sombre, et elle l’accueillit avec un vrai soulagement. Depuis qu’elle avait traversé ce fichu Vortex, c’était la première fois qu’elle sortait de l’atmosphère confinée, régulée, aux odeurs à la fois étranges et poussiéreuses, qui régnait dans les couloirs de cet endroit immense, et même si elle frissonnait légèrement dans la brise humide, elle avait soudain l’impression de respirer plus facilement.
Il ne s’arrêta qu’à l’extrême bord de la terrasse. Il n’y avait ni barrière, ni protection d’aucune sorte. Elle s’approcha alors, et commit l’erreur de regarder vers le bas. Elle prit une grande inspiration et fit un pas en arrière, puis deux. Elle ferma les yeux pour tenter de réprimer sa panique, puis les rouvrit aussitôt : il était plus avisé de voir où elle mettait les pieds.
Insensible au vertige, il contemplait le paysage à ses pieds, inexpressif. Elle déglutit. Voir quelqu’un si près d’un tel vide la mettait fortement mal à l’aise, mais l’homme ne semblait pas effrayé le moins du monde par l’à-pic qu’il surplombait.
Afin de penser à autre chose, elle reporta son regard sur les environs. Vers le haut, et non vers le bas. Et malgré sa panique, malgré le désespoir qui l’emplissait depuis qu’elle avait appris qu’elle ne pouvait pas rentrer chez elle, elle ne put s’empêcher d’être abasourdie. Oui, la vue valait le détour !
En cette fin d’après-midi, le ciel était bas, et les nuages d’un noir menaçant filaient vers l’horizon, semblant si proches qu’elle s’imagina un instant pouvoir les toucher. À leurs pieds, et jusqu’à perte de vue, s’étendait une ville.
S’il avait encore fallu un argument pour lui prouver qu’elle avait quitté sa planète – en plus du Vortex, de la langue, des pouvoirs de son interlocuteur – la simple vision de la ville à ses pieds aurait levé ses derniers doutes.
Car ce n’était pas n’importe quelle ville, non. Claire n’avait pas beaucoup voyagé jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais mis les pieds dans les mégalopoles américaines ou asiatiques, mais elle savait que nulle part sur Terre elle n’aurait pu trouver une ville comme celle qui s’étendait devant elle.
Une ville démesurée, aux constructions étranges, curieusement trapues – rien à voir avec les images qu’elle connaissait de New York ou de Shangaï. Les bâtiments étaient énormes, et elle mit quelques minutes avant d’apprécier leurs véritables dimensions. Un peu partout, alors que le jour baissait, des rangées de lumières s’allumaient çà et là sur les façades trapézoïdales. Mais à l’endroit où elle se serait attendue à voir dix ou vingt étages, c’en était en fait une centaine qui apparaissaient peu à peu, sous forme de longues stries lumineuses, lui faisant reconsidérer l’échelle démesurée du lieu. Les édifices massifs, dont elle ne voyait pas la base, étaient reliés entre eux par des passerelles, des ponts et des rampes, alors que de gigantesques cheminées, conduites et tuyaux variés dévalaient le long des façades inclinées pour se perdre dans l’obscurité et les lambeaux de brume qui montaient du sol. Appeler ces constructions des immeubles aurait été un euphémisme, qui ne donnait aucune idée de leur taille, ni de leur majesté.
Au loin, quelques collines sombres rompaient le tissu urbain, si tant est qu’on puisse appeler ainsi la ville. En effet, hormis les lumières sur les bâtiments et les passerelles, il n’y avait pas le moindre signe de l’activité frénétique à laquelle on pourrait s’attendre dans une cité de cette taille. Pas de véhicules ni d’engins aériens, et, pour autant qu’elle puisse le voir de si loin, personne sur les ponts et les rampes des édifices en contrebas.
Ils se trouvaient quant à eux sur l’un des plus hauts bâtiments de la cité. Et quel bâtiment ! Encore plus colossal que les autres, il semblait, pour ce que Claire pouvait en voir sans céder trop au vertige, de forme vaguement pyramidale. Il paraissait composé de degrés énormes, posés les uns sur les autres, comme abandonnés là par un géant. Sa cime, derrière eux, était hérissée d’antennes gigantesques. La terrasse sur laquelle ils se tenaient était située presque au sommet de la pyramide, sur l’une des dernières monumentales marches de pierre. Quant à sa surface au sol, difficile de l’estimer, surtout quand on n’osait pas regarder en bas, mais probablement plusieurs kilomètres carrés, voire plus. Plus de la moitié de la taille de sa propre ville, sans aucun doute, et ce pour un seul bâtiment !
Devant ce paysage dantesque, si loin de celui de sa ville adorée, son cœur se serra de nouveau, et elle sentit les larmes revenir. Alors qu’elle les essuyait d’un geste rageur, un grondement étouffé attira soudain son attention. Elle tourna vivement la tête, pas assez vite cependant pour voir autre chose qu’un point lumineux qui s’éloignait dans le ciel. Elle étrécit les yeux, cherchant à le suivre du regard…c’était incroyable comme cette chose allait vite ! Mais déjà, elle disparaissait dans les nuages. Le cœur empli d’une curieuse frustration, elle fixa l’endroit où l’objet avait disparu dans la brume.
L’homme, Seigé Leftarm, n’avait toujours rien dit. Les yeux à demi fermés, il paraissait réfléchir. Elle leva les yeux vers la grande silhouette, mal à l’aise, tout à coup.
Pourquoi l’avait-il amenée là ?
Une sueur froide la glaça soudainement, alors que tous ses muscles se crispaient. Une horrible supposition lui était subitement venue à l’esprit. Et s’il voulait la supprimer ? Si elle était un témoin gênant pour ses recherches ? Il suffirait d’un faux pas… Après tout, qui le saurait ?
Non, là, il faut que j’arrête ! J’ai beaucoup trop d’imagination ! OK, je n’ai rien à faire ici, j’ai fait la plus grande bêtise de ma vie en traversant ce fichu Vortex, mais quand même ! Tout le reste, les terroristes, tout ça, c’est pas ma faute ! Juste une saleté de malchance ! On ne va pas me tuer parce que j’étais au mauvais endroit au mauvais moment, c’est complètement ridicule, comme idée !
Mais les armes des soldats, braquées sur elle, la veille ! Elle ne les avait pas imaginées, celles-là ! Elle avait vécu tant de choses impossibles depuis qu’elle avait touché l’image ondulante du Vortex… comment pouvait-elle savoir ce qui était vraisemblable, désormais ?
Et à vrai dire, l’homme impassible qui l’accompagnait, et qui possédait ces dons si étranges, lui semblait capable de tout.
Malgré elle, elle commença à reculer. Lentement, discrètement. Mais c’était plus fort qu’elle.
— Je suis le Haut Conseiller à la Défense, à la Recherche Tactique et aux Questions de Sécurité de la République de Kivilis, énonça soudain la grande silhouette sans la regarder, la figeant sur place. Je suis, entre autres, le responsable de ce complexe. Tout ceci, précisa-t-il en englobant le paysage d’un geste. Le Complexe Armora. Le Centre de Recherche Exp-App de Kivilis Occidental.
Il avait dit cela d’un ton neutre, sans vanité ni fierté particulière, le ton de celui qui énonce simplement des faits. Elle regarda l’immense cité qui s’étendait à leurs pieds, sentant le vertige la reprendre – même si cette fois il n’avait plus grand chose à voir avec la hauteur. Ainsi, ce n’était pas vraiment une ville… mais un « simple » centre de recherche ? Alors, quelle était la taille d’une ville, ici ? Et cet homme en avait la responsabilité ? Elle avait déjà compris que c’était un homme de pouvoir - dans tous les sens du terme, d’ailleurs - mais à ce point !
— Kivilis est la planète la plus puissante du Quadrant Galactique, poursuivit-il. Sa capitale. Quasiment totalement urbanisée, en dehors d’une partie de ses océans. Des dizaines de milliards de personnes vivent ici, ainsi que dans les stations orbitales. C’est ici que se prennent toutes les décisions, qu’aboutissent toutes les routes commerciales. C’est Kivilis qui s’est lancée dans la conquête des étoiles, il y a bien longtemps. Aujourd’hui, son empire s’étend sur pratiquement tout l’espace connu.
Claire sentit ses lèvres trembler, alors que de nouveau, le désespoir la submergeait.
Une planète entièrement urbanisée ? Mais quelle horreur ! Aucune forêt, aucun champ, aucune montagne, sur toute la planète ? L’angoisse totale !
Même dans ses pires cauchemars, elle n’aurait pas imaginé cela : atterrir dans une mégalopole planétaire, comme dans les plus sinistres des films de science-fiction ! Non, ce n’était pas possible !
Des choses qu’elle avait toujours prises pour acquises, évidentes, étaient parties en fumée en un instant, à peine une heure plus tôt : sa famille, ses parents, ses amies… Des choses aussi simples que se promener en ville, se chamailler avec ses infernales petites sœurs – qui lui manquaient déjà, alors que c’étaient de vraies chipies ! -, préparer son bac, et même, stresser pour ParcoursSup !
Et en plus de tout cela, le petit discours du Seigé Leftarm lui faisait tout à coup réaliser qu’elle avait apparemment perdu bien davantage encore : était-il vraiment possible qu’elle n’ait plus jamais la possibilité de voir un arbre, une forêt, un lac ? Juste des immeubles à perte de vue, comme ici ?
Elle se retrouvait soudain seule, perdue, dans un environnement hostile et terrifiant ! Que lui importait qu’on puisse vraiment voyager entre les étoiles ? C’était juste un cauchemar.
Pourquoi, pourquoi ?! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour mériter ça ?!
Les larmes coulaient de nouveau, silencieuses, alors qu’elle regardait obstinément droit devant elle. Que cet homme la prenne pour une gamine, s’il le voulait ! Elle n’en avait rien à faire ! Elle avait tout perdu, tout, et cet endroit, bien que certainement grandiose, la terrifiait. Et ses parents ! Ils ne sauraient jamais ce qu’il lui était arrivé ! Il y avait tant de choses qu’elle aurait voulu leur dire… mais il était trop tard, et elle, elle se retrouvait coincée ici, dans ce monde de cauchemar !
Il a fallu que tu prennes le raccourci, grande bécasse, et que tu touches ce fichu truc ! Bon sang ! Quelle crétine ! Tu n’aurais pas pu réfléchir un peu, non ?
Et, bien entendu, il avait fallu que des terroristes décident de faire une action d’éclat justement ce jour-là !
Ils sont morts, ceux-là ? Bien fait !
Jamais il ne lui avait semblé éprouver une telle haine envers quiconque.
Qui qu’ils soient, ces pourritures ont mérité leur sort !
Mais ce n’était pas suffisant pour sécher ses larmes.
Seigé Leftarm ne disait rien. Il ne la regardait même pas. Il semblait plongé dans ses pensées.
Peu à peu, ses larmes se tarirent. Même quand on est une pleurnicharde, on ne peut pleurer indéfiniment. Combien de temps s’était-il passé, quelques minutes, un peu plus ? Elle n’en avait aucune idée.
Cela ne servait à rien de pleurer, elle le savait, on le lui avait assez répété. Jamais elle n’avait pu s’en empêcher, jusqu’à présent. Mais jamais, non plus, elle ne s’était trouvée dans une situation si désespérée.
Et ce n’est peut-être pas une bonne idée de montrer à ce type à quel point je suis une gamine. Après tout, dans un certain sens, j’ai eu de la "chance"…
Elle n’en était pas sûre. Mais après tout, l’homme le lui avait dit, là-bas, dans le bureau : l’explosion aurait pu se produire alors qu’elle se trouvait à côté du Vortex. Elle serait morte, tout simplement. Ses parents l’auraient perdue de la même manière, alors que là…
Mais cet endroit gigantesque paraissait si effrayant ! Était-il possible d’y vivre ? Réellement ?
Et qu’est-ce que je peux bien faire, moi, dans un lieu pareil ?
— Je me suis posé la question, énonça soudain la grande silhouette devant elle, lui tournant toujours le dos, absorbée dans la contemplation du paysage.
Elle tressaillit. Avait-il réellement suivi toutes ses pensées ? Il se retourna, et elle recula encore. Elle aurait dû se sentir embarrassée, ou en colère, qu’il ait ainsi violé son intimité, mais elle ressentait surtout de la lassitude.
Et puis après ? Il doit bien se douter que je ne suis pas ravie d’être coincée là !
Il la fixa un moment, puis détourna le regard et reporta son attention sur les édifices environnants.
— Vous n’avez pas d’identité, ici, continua-t-il d’un ton neutre. Aucun fichier, aucun registre ne vous mentionne.
Il conclut, impassible :
— En un mot, vous n’existez pas.
Elle sentit un long frisson la parcourir, et ce n’était pas parce qu’une pluie fine s’était mise à tomber, remplaçant la bruine, se mêlant aux traces de larmes sur son visage, et transperçant son fin pull de laine bleue.
Grâce à son esprit curieux, à l’intérêt qu’elle portait aux actualités, et aux nombreuses discussions avec ses parents, qui aimaient débattre de mille sujets, elle connaissait ces histoires de migrants et de travailleurs clandestins dont les journaux télévisés parlaient chaque jour, ou presque. Elle n’ignorait pas qu’une personne qui n’avait pas de papiers d’identité n’avait aucun droit, ou très peu, dans la plupart des sociétés quelque peu « évoluées ».
Alors, où voulait-il en venir ? Elle se raidit, la peur remplaçant le chagrin, prête à s’enfuir. Où ? Elle n’en avait aucune idée, mais cet homme lui donnait vraiment froid dans le dos.
Mais il n’esquissa pas le moindre geste. Il ajouta simplement :
— Je vous propose donc d’entrer à mon service.
Interloquée, elle leva les yeux vers lui. Nulle trace de bienveillance ou d’une quelconque pitié ne se lisait sur son visage aux traits froids, juste une grande attention, comme s’il attendait réellement sa réponse.
Et il y avait toujours ces yeux, bleus, magnétiques, et qui semblaient tout savoir d’elle. Et même davantage.
Elle cilla et fixa son attention sur un bâtiment en contrebas. Elle était à la fois surprise, effrayée et soulagée, et elle ne savait pas quel sentiment était le plus fort.
Un avenir serait donc possible, ici ? Que veut-il dire par « service », exactement ? Je serai sa domestique ? Ou… a-t-il une autre idée en tête ? Un truc… pire… ?
Elle était jeune, peut-être, mais elle n’était pas totalement naïve. Bien que tout cela ne soit encore que des mots, en plus des histoires de migrants, elle avait entendu parler de la prostitution et de l’esclavagisme sexuel - même si elle n’avait qu’une idée assez vague des formes que cela pouvait prendre.
Le vent se leva, faisant battre la cape de l’homme qui détenait, semble-t-il, son avenir entre ses mains. La pluie résista encore quelques instants puis finit par s’arrêter. La nuit était presque totalement tombée, désormais, mais cela ne faisait pas grande différence. Les lumières de cet endroit gigantesque formaient un halo orangé qui se reflétait sur le ciel bas, si bien qu’il faisait presque aussi clair qu’en plein jour.
Elle frissonna de nouveau. Il l’observa un instant, puis ajouta d’un ton détaché :
— Bien entendu, je ne vous oblige en rien.
Était-il ironique ? Il guetta sa réaction, et comme elle ne disait rien, continua :
— Oh, vous pourriez peut-être vous débrouiller seule, en sortant du Complexe. Qui sait ? On voit de plus étranges choses. Peut-être feriez-vous même votre chemin… il y a des centaines de planètes dans le Quadrant, vous auriez peut-être même votre chance.
Mais j’en doute fortement, ajouta soudain sa voix dans son esprit. Tout comme vous, d’ailleurs.
Elle sursauta devant l’intrusion mentale. Il était si facile d’oublier le talent si particulier de cet homme, à la fois effrayant et fascinant !
Mais, contrairement à ce qu’il suggérait, avait-elle vraiment le choix ? Que pouvait-elle bien pu faire, toute seule, sur une planète inconnue ? Elle n’était même pas sûre d’arriver à retrouver le chemin jusqu’au bureau où ils avaient passé les dernières heures !
C’est pourquoi sa première impulsion avait été d’accepter immédiatement sa proposition. C’était tellement généreux de sa part !
Et c’était pour cette raison qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver cela suspect. La gentillesse, la compassion ou la générosité semblaient des termes peu en accord avec ce qu’elle avait vu de cet homme jusqu’à présent.
Pourquoi prenait-il donc cette peine pour elle ?
Après, c’est logique. Il doit se considérer responsable de moi, puisqu’il est apparemment directeur de ce « complexe » – directeur, et bien plus apparemment, même si je n’ai pas compris grand-chose à tous ces titres qu’il m’a déroulé…
En tant que tel, il n’avait probablement guère d’autre choix : il ne pouvait pas la laisser échouée là comme ça, même si, par son petit miracle, elle parlait la langue. Il l’avait traitée de quoi, déjà, en plus de ce titre de jayn plutôt péjoratif ?
« Pré-tech », ou quelque chose comme ça ? Ça n’a pas l’air d’un compliment, en tout cas !
Il l’avait également traitée de gamine, et il n’avait pas tort. Certes, elle aurait seize ans dans quelques mois, mais elle n’avait eu jusqu’à ce jour qu’une vie facile et sans soucis : rien dans son existence choyée et protégée ne l’avait préparée à ce qui était en train d’arriver. Elle se sentait grande, peut-être, par rapport à ses sœurs, mais, adulte? Non, certes non ! Même dans son propre monde, elle doutait fort d’être capable de se débrouiller toute seule…
Alors, ici, ce n’est même pas la peine d’y penser !
Elle avait toujours fait confiance aux adultes. Pourquoi, soudainement, se mettait-elle à imaginer des tas de pièges cachés ?
Une petite voix lui souffla que c’était justement parce qu’elle savait bien ce que sa situation avait de fragile. Ici, elle était à la merci de cet homme, sans aucune possibilité de recours si ses intentions étaient malhonnêtes.
— De quel genre de service voulez-vous parler ? coassa-t-elle finalement, prenant son courage à deux mains.
La réponse claqua, glaciale, et pourtant Claire se demanda s’il n’y perçait pas un certain amusement.
— Pas ce que vous semblez craindre, jayn !
Elle rougit. Avait-il lu dans ses pensées, toutes ses pensées ?
Bon sang, n’y a-t-il pas un moyen de l’en empêcher ? C’est plus que déstabilisant… c’est carrément stressant cette histoire !
— Mais, continua-t-il, je crois que vous avez des capacités intéressantes.
Elle cligna des yeux, interloquée. Voilà bien une chose à laquelle elle ne s’attendait pas. Des capacités, elle ? Mais de quel genre ?
Certainement pas des capacités physiques, en tout cas, ou alors, il se trompe lourdement !
D’un autre côté, voilà qui pouvait expliquer sa proposition, s’il pensait pouvoir en tirer des bénéfices.
Il conclut, plus froidement :
— Je m’occuperai de vous et vous formerai. Si les résultats s’avéraient concluants, vous pourriez devenir… disons, une sorte d’assistante, une aide de camp.
Voilà qui était plus clair, même si elle n’avait aucune idée de ce que pourrait bien faire l’assistante d’un homme comme lui, de quel type de formation il voulait parler, et surtout quelles « capacités » il semblait voir en elle.
— Pourquoi moi ? ne put-elle pourtant s’empêcher de souffler, au risque de se faire rabrouer. Vous l’avez dit vous-même, je ne suis rien, ici…
Un long silence. Elle se demanda avec inquiétude si elle n’était pas allée trop loin. De tout évidence, cet homme étrange n’avait pas l’habitude qu’on questionne ses décisions.
Quelle question crétine, en plus ! Evidemment, que je ne suis rien, ici ! S’il me propose un truc pareil, c’était bien parce que je n’ai nulle part où aller !
— Vous refusez donc ma proposition.
Pas la moindre trace d’émotion.
— Non ! s’entendit-elle protester, affolée.
Elle se ressaisit et essaya de parler d’un ton plus posé, ajoutant :
— Mais cela ne m’empêche pas de me poser des questions. Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être plus utile que n’importe qui ici.
A peine les mots furent-ils sortis, qu’elle les regretta. Qu’est-ce qui lui avait pris ?
Non mais ça va pas ? Tais-toi donc, idiote ! Tu ne veux quand même pas qu’il retire son offre, non ?!
Il lui offrait la possibilité d’avoir une vie ici, qui était-elle donc pour faire des manières ainsi ?
D’accord, elle se posait des questions. Beaucoup de questions.
Mais je verrai bien au jour le jour. Je m’enfuirai, si jamais ! Mais mieux vaut accepter plutôt que risquer qu’il change d’avis, et que je me retrouve, au mieux, dans un orphelinat, et au pire, dans la rue… s’il y a des rues ici !
De plus, elle devait le reconnaître : s’il la terrifiait, d’une certaine façon, cet homme l’intriguait comme jamais personne encore ne l’avait intriguée.
La grande silhouette ne répondit pas tout de suite. Un point lumineux venait d’émerger des nuages et se dirigeait vers eux à grande vitesse. Son grondement fut bientôt assourdissant, répercuté par les façades des immeubles. L’appareil passa en rugissant à une cinquantaine de mètres à peine de la terrasse, ses phares d’un blanc éclatant trouant le voile orangé de la nuit. Il fit un gracieux virage et disparut derrière un énorme bâtiment qui dressait son imposante façade de béton et d’acier loin sur leur droite. Quand la plainte des moteurs se fut réduite à un bourdonnement indécelable, l’homme déclara :
— Je comprends votre méfiance. Elle est compréhensible. Vous n’êtes donc pas aussi sotte que vous en avez l’air.
Elle sursauta, et lui lança un regard noir. Elle pouvait se traiter elle-même de tous les noms, mais que les autres le fassent, ce n’était pas la même chose. Incrédule, elle le fixa, espérant voir un sourire qui aurait transformé l’insulte en boutade. Mais il était toujours impassible. Il conclut alors froidement :
— Mais sachez que je ne supplie jamais, ni ne répète une proposition. Comme vous l’avez si bien fait remarquer, il y a bien d’autres personnes qui conviendraient.
La brève colère qu’elle avait éprouvée disparut, remplacée par la crainte qu’il ne mette sa menace à exécution. Elle le sentait tout à fait capable de tourner les talons et de la laisser seule sur la terrasse. C’était sûrement un peu exagéré, mais elle préféra ne pas tenter le sort.
— J’accepte, dit-elle en espérant que sa voix n’apparaîtrait pas trop précipitée.
Une chose était sûre, se promit-elle avec ferveur : il ne regretterait pas de l’avoir prise à son service !
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