CHAPITRE 10 – Le Grand Bureau
Après un ultime barrage de sécurité, où Elanore Matoovhu dut une nouvelle fois se prévaloir de son « autorisation 475 », Claire et la Coordinatrice parvinrent enfin devant une porte de bois noir, soigneusement poli. Elles pénétrèrent dans une antichambre raffinée, que la jeune fille aurait très bien imaginée devant n’importe quel bureau de président de grosse multinationale, si ce n’était la console holographique sophistiquée derrière laquelle était installée une secrétaire blonde d’une quarantaine d’années. Ses cheveux se dressaient tout autour de sa tête en volutes élaborées, comme des rayons de soleil miniatures, et elle jeta à Claire un regard d’un fuchsia pailleté de doré, à la fois intimidant et déstabilisant. Elle se tourna vers son terminal et annonça d’une voix douce :
— La jayn est là.
Avant de lui montrer une large porte, également en bois, de l’autre côté de la pièce :
— Il vous attend.
Le ventre noué, Claire se retourna vers la Coordinatrice :
— Merci pour tout…
— Il n’y a vraiment pas de quoi, répondit Elanore Matoovhu en la poussant doucement vers le bureau. Mais allez, ne le faites pas attendre !
Essayant de masquer sa peur, l’adolescente se dirigea vers la porte, qui s’ouvrit à son approche avant de se refermer derrière elle sans bruit.
Il trônait derrière un immense bureau, pratiquement vide en dehors de quelques cartes en plastique et d’une grosse boule de verre noir, de la taille d’un poing. Derrière lui, une large baie vitrée s’ouvrait sur le ciel animé de Kivilis, tandis qu’en contrebas s’apercevait le sommet de la colline de Bhénak. À gauche, dans un renfoncement, deux banquettes en velours vert se faisaient face, de chaque côté d’une table basse aux pieds tarabiscotés. Des étagères, couvertes de boîtes en plastique soigneusement rangées, couraient le long du mur de gauche, interrompues par une nouvelle porte de bois, laqué, poli et orné de figures abstraites. Quelques sculptures disposées dans des niches dans le mur de droite, ainsi que ce qui ressemblait fort à une carte en trois dimensions d’une galaxie – LA galaxie ! - tournoyant lentement dans le coin opposé, et c’était tout.
Les mains jointes en forme de tente devant lui, le Seigé lui fit signe d’approcher. Elle essaya de ne pas rougir alors qu’il la détaillait d’un regard froid. Pour la première fois depuis leur rencontre, il ne portait pas sa cape, mais uniquement son uniforme noir liseré de vert. Après son examen, qui ne dura sans doute que quelques secondes, mais qui parut bien plus long à la petite Terrienne, il lui indiqua enfin l’une des chaises à haut dossier placées devant lui.
— Avant toute chose, il vous faut une puce d’identité, annonça-t-il alors qu’elle s’asseyait au bord du siège d’allure inconfortable.
— Vous voulez dire… un truc sous la peau ?
— Cela vous dérange ? Vous ne faites tout de même pas partie de ces populaces arriérées qui refusent toute modification pro-organique, non ?
Sous le regard glacial, elle n’osa pas protester. De toute façon, elle n’avait pas l’air d’avoir le choix.
C’est une autre culture, c’est tout. Va falloir que je m’habitue, et vite !
— Avec cela, vous pourrez vous déplacer dans la majeure partie de Bhénak sans être arrêtée, poursuivit-il. Cette puce vous permettra également de régler des achats si besoin, et d’accéder aux terminaux.
— Tout le monde en a une, ici ? risqua-t-elle quand même, timidement.
— Chaque citoyen de Kivilis, oui. C’est obligatoire sur la plupart des planètes civilisées. Vous aurez ce que j’appelle un Code Rouge : il vous permettra de vous rendre pratiquement partout. Vous serez nourrie, logée et blanchie. Vous demanderez à la Coordinatrice Matoovhu de vous expliquer cela dans les détails.
Elle acquiesça, résignée. Puis posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Et donc… que voulez-vous que je fasse, ici ?
— Dans un premier temps, vous devrez vous familiariser avec l’environnement. Apprendre notre alphabet, notre histoire, nos coutumes. Vous ferez cela depuis votre chambre, grâce à votre terminal personnel. Nous avons un excellent programme d’introduction, pour les ressortissants de planètes pré-tech.
Elle hocha la tête. Jusque-là, cela ne devrait pas poser trop de problèmes.
Enfin, si j’arrive à me servir dudit terminal !
— Vous devrez également travailler votre condition physique, reprit-il. Plusieurs heures par jour.
Elle se sentit rougir sous le regard scrutateur, qui semblait la défier de protester. Comme s’il savait très précisément à quel point elle avait toujours détesté les cours de sport à l’école.
— Vous êtes jeune, ajouta-t-il toujours aussi froidement, mais votre masse pondérale dépasse déjà le niveau recommandé, ce qui n’est pas acceptable. J’attends de vous une forme exemplaire.
Elle cligna des yeux, perplexe quelques secondes, puis la signification de ses paroles lui apparut. Elle rougit alors, encore plus violemment, se sentant également profondément vexée.
En gros, j’ai des kilos en trop ! Oui, je suis gourmande, et alors ? Je ne suis pas obèse non plus, il ne faut pas exagérer ! Juste un peu enveloppée !
Sous les yeux froids qui ne la quittaient pas, elle finit par hocher la tête, dépitée. Cette partie du programme n’allait pas être la plus simple, et elle gémit intérieurement.
— Ensuite, vous recevrez une formation standard, poursuivit son employeur, comme si de rien n’était. Militaire tout d’abord, avec entraînement à plusieurs types de combat, et diplomatique. Il importe que vous connaissiez tous les rouages du système avant de pouvoir m’assister efficacement.
Moi, apprendre à me battre ? C’est la meilleure ! Il ne s’attend quand même pas à ce que je devienne son garde du corps, non ? C’est complètement ridicule !
Il lui jeta un regard perçant, et elle se souvint de nouveau, un peu tard, qu’elle devait à tout prix faire attention à ce qu’elle pensait. Heureusement, à ce moment-là, un léger bip se fit entendre, et la voix de la secrétaire rompit le silence tendu qui s’était installé.
— Le médecin est là.
— Faites-le entrer.
Un homme, à la peau d’un noir si profond qu’elle tendait vers le violet, pénétra dans le bureau. Il était vêtu d’une tenue écarlate, qui lui descendait aux genoux, et une toque de même couleur couvrait ses cheveux, noués en une longue tresse dévalant jusqu’au bas de son dos. Il portait une petite mallette de métal, plate et brillante. Il s’inclina respectueusement, et Seigé Leftarm lui indiqua d’une main les banquettes.
— Procédez.
L’homme fit signe à Claire de le suivre et ouvrit sa mallette. Il en sortit plusieurs petits appareils à l’aspect terrifiant, dont ce qui ressemblait à une grosse seringue hérissée de protubérances étranges.
— Tendez le bras et remontez votre manche, demanda-t-il d’un ton professionnel, indifférent.
Claire s’exécuta non sans hésitation, fixant l’appareil avec appréhension. Il lui saisit fermement le bras et passa rapidement une compresse sur le poignet. Consciente que son employeur ne la quittait pas des yeux, elle ravala sa peur. Pourtant, elle tremblait de tous ses membres.
— Cela va faire un peu mal, prévint l’autre d’un ton clinique.
Puis, avant que la jeune fille ait pu réagir, il plaqua l’appareil qui se referma avec un bruit sec sur son poignet. Une décharge, Claire serra les dents pour ne pas crier. Mais déjà l’autre ôtait l’appareil et apposait un petit pansement circulaire.
— Vous pourrez l’enlever dans deux heures, l’informa-t-il en commençant à ranger ses affaires. Si vous avez des démangeaisons, ou si la douleur ne s’estompe pas dans la nuit, il faudra le signaler.
Il se releva, referma sa mallette, et, après un salut à la grande silhouette immobile derrière son bureau, quitta les lieux. Le tout avait duré moins de cinq minutes.
Elle revint s’asseoir en serrant son poignet. Elle avait mal, mais elle avait déjà compris qu’elle ne devait pas se plaindre. L’idée de ce quelque chose dans le poignet lui semblait répugnante, mais ce qui était fait était fait!
Totalement malaisant, comme truc. J’espère qu’il n’a pas d’autres choses en magasin de ce genre !
Pendant l’opération, son employeur avait fait apparaître une série d’écrans au-dessus de son bureau. Il consulta quelques fichiers, prit quelques notes sur sa tablette, puis il leva les yeux et, les mains toujours jointes devant lui, se pencha légèrement en avant.
— Avez-vous dit à la Coordinatrice d’où vous veniez ?
Elle secoua la tête.
— Bien, approuva-t-il. Pour votre sécurité, il faut impérativement que cela reste entre nous. Ne mentionnez jamais Armora, Celer, bien sûr, ou votre véritable origine. Me suis-je bien fait comprendre ?
Elle hocha la tête, mais ne put s’empêcher de demander :
— Pourquoi « pour ma sécurité » ?
— Vous comprendrez plus tard. Il y avait de si grands enjeux avec Celer… des enjeux fantastiques ! Cette technologie aurait pu changer la face de la Galaxie… (il serra les poings d’un air si féroce que Claire frissonna, puis il sembla remarquer sa réaction, et se reprit) mais passons ! Par conséquent, continua-t-il, personne ne doit être mis au courant de votre provenance. Pour tous ceux qui auront à vous côtoyer, vous viendrez de la planète Déhecité, du Canton Osboz. Je vous conseille de vous renseigner sur cette planète dès que vous le pourrez.
— Déhecité, répéta-t-elle docilement.
Il se renfonça dans son fauteuil.
— Bhénak est grand, et pour l’instant, les gens ne feront pas attention à vous, si vous restez discrète. Vous êtes une jayn, certes, mais suffisamment proche de l’âge adulte pour que cela n’attire pas trop l’attention. Le poste auquel vous allez être appelée suscitera probablement bien des convoitises… n’en parlez jamais. Ne répondez pas aux questions personnelles, si quelqu’un ose vous en poser. Pour les demandes courantes, même les plus banales, vous verrez avec la Coordinatrice, elle saura tenir sa langue. D’autant plus que Déhecité étant une planète pré-tech, elle ne sera pas trop étonnée de votre ignorance. Mais n’en abusez pas !
Elle acquiesça fébrilement.
— Bien. Dans ce cas, vous avez quartier libre jusqu’à demain. À 700, vous commencerez votre entraînement. Quand j’aurai besoin de vous, je vous ferai appeler.
Il fixa de nouveau ses écrans et, avec quelques secondes de retard, elle comprit qu’elle était congédiée. Elle se leva, n’osant lui demander ce qu’il avait voulu dire par « 700 » : ce genre de questions triviales était apparemment à réserver à la Coordinatrice. Ne sachant si elle devait saluer, ou dire quelque chose, elle resta un instant les bras ballants, hésitante, mais la porte s’ouvrit alors derrière elle, l’interrompant dans ses réflexions. Elle sortit en silence, se sauvant presque, sans qu’il ne détourne la tête.
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