CHAPITRE 13 – Le Chemin de Ronde
Déconcertée, Claire observa le chronomètre donné par le Seigé. La bande de métal luisait sous le soleil levant, ses inscriptions toujours aussi insondables malgré les explications de son employeur.
Il devenait vraiment urgent qu’elle apprenne l’alphabet, et le reste : elle était complètement incapable de lire l’heure, chronomètre ou pas, quel que soit le fuseau horaire concerné. Point qu’avait, de toute évidence, négligé Seigé Leftarm.
Un problème à la fois. Elle retourna le chronomètre entre ses mains, désorientée. Que devait-elle en faire ? Il était trop long pour rentrer dans les poches de ses nouveaux habits. Alors qu’elle tapotait son avant-bras avec, indécise, la bande métallique se replia soudain sur elle-même, enserrant son poignet et la faisant sursauter. Les "chiffres" luisaient toujours sur le bracelet, dont les deux extrémités s’étaient désormais fondues l’une dans l’autre sans que la distinction ne soit perceptible.
OK… Bon, eh bien ça, c’est fait. Je verrai bien plus tard comment ça s’enlève. Mais maintenant, il va falloir y aller...
Elle observa l’endroit où elle se trouvait, essayant de noter des points de repère. Puis, avec un soupir, elle commença à courir sur le chemin, en direction du soleil levant. Au moins, elle avait de la chance : Seigé Leftarm n’avait apparemment pas prévu de rester derrière elle à la surveiller !
Très rapidement, comme à chaque fois qu’elle courait, un point de côté la plia en deux.
Et voilà pour la forme physique ! Sérieux, vouloir faire de moi une athlète, c’est complètement ridicule !
Elle ralentit et repassa à la marche, comprimant l’endroit douloureux.
Comme l’avait prévenue son employeur, malgré l’heure très matinale, elle n’était pas seule. Alors qu’elle marchait en pressant son flanc récalcitrant, elle se faisait régulièrement dépasser par des groupes de coureurs, la plupart en uniformes gris et vert, ou ocre, ou encore d’un orange vif carrément criard. Hommes et femmes mêlés, aussi bien humains que non-hums, ils la doublaient sans un mot, sans même lui jeter un regard : avec sa tenue, qui ressemblait fortement aux uniformes qui l’entouraient, elle réalisa qu’elle était devenue invisible, ou presque.
Quand son point de côté eut disparu, elle reprit sa course, beaucoup plus doucement cette fois.
Une heure ! Jamais je n’ai réussi à courir aussi longtemps en EPS ! Je ne vais jamais y arriver !
Bien qu’elle trottinât, des joggueurs continuaient à la dépasser. D’autres discutaient au soleil, un gobelet avec l’équivalent local du café à la main. D’autres enfin, les plus nombreux, étaient les OLS en violet, vert et noir, qui montaient la garde devant les nombreuses entrées jalonnant ce « chemin de ronde ».
La plupart des gens l’ignoraient totalement, les autres lui jetaient à peine un rapide coup d’œil avant de revenir à leurs discussions, mais elle sentit peser, à moins que ce ne soit juste son imagination, le regard vigilant des soldats.
N’était la course obligatoire, elle aurait apprécié la promenade. Le paysage qu’elle découvrait à chaque tournant était impressionnant. La plaine en contrebas semblait infinie, rompue çà et là de quelques collines, dont aucune n’atteignait la hauteur de celle de Bhénak.
Les immeubles, pour la plupart en forme de pyramides tronquées, de cônes aplatis, ou encore de dômes creusés de multiples baies, scintillaient à la lumière du matin, mais ils n’étaient pas très élevés, ou du moins, depuis le point culminant où elle se trouvait, ne semblaient pas très élevés. Ils s’organisaient le long de larges avenues, courbes ou rectilignes, et paraissaient minuscules avec la distance. Certains étaient agrémentés de jardins suspendus, leur verdure cascadant de place en place le long des façades. D'autres rutilaient sous le soleil, étincelants dans la lueur du matin. Des passerelles et des rampes reliaient les bâtiments trapus, donnant l’impression d’un joyeux enchevêtrement.
La haute colline de Bhénak se dressait quant à elle au centre d’une immense prairie parfaitement plane, un océan d’herbe, vierge de toute construction. Les premiers bâtiments se trouvaient à plusieurs centaines de mètres de l’autre côté, voire à plusieurs kilomètres : à une telle hauteur, il était difficile d’appréhender les distances à la bonne échelle. Plusieurs avenues convergeaient vers la colline, traversant la pelouse rase, mais aucun véhicule ne les parcourait. Un brouhaha lointain régnait, faible et assourdi par la distance.
C’était le ciel le plus étonnant. D’un bleu très clair, il était quadrillé de points qui circulaient à haute altitude, probablement des navettes comme celle qu’elle avait empruntée la veille. Ils formaient de longs rubans d’argent et de lumière qui s’entrecroisaient à différentes hauteurs. Parfois, certains quittaient le flot et descendaient vers le sol, disparaissant entre les immeubles, tandis que d’autres s’élevaient pour rejoindre le flux. Mais la majorité des appareils semblait rejoindre ou quitter le sol au niveau des collines lointaines, un peu comme si celles-ci avaient été des bretelles d’autoroute. Des points d’entrée et de sortie au gigantesque réseau du ciel.
Cependant, au-dessus de Bhénak, il n’y avait aucun véhicule. Aucun ruban d’argent ne passait à la verticale, ni même à proximité, de la forteresse, ce qui créait un curieux espace dégagé, calme, qui semblait tel un œil de cyclone dans le ciel clair.
Alors qu’elle arrivait, suant et soufflant péniblement, sur le côté Est de la colline, le paysage changea. Le chemin s’étrécit brusquement et les immenses bâtiments qui le surplombaient parurent soudain surgir de la falaise même : le flanc de la colline, beaucoup plus abrupt, semblait par endroit directement prolongé par les hauts murs de pierre brune.
C’est alors qu’elle vit les immenses baies, creusées à même la roche de la façade orientale, aussi bien au-dessus qu’en dessous du chemin. Elles étaient de toutes les tailles, certaines à peine assez larges pour une voiture, tandis que d’autres semblaient pouvoir accueillir aisément plusieurs navettes de la taille de celle à bord de laquelle elle était arrivée. La plupart étaient illuminées, alors que les autres n’étaient que de vastes bouches obscures.
À cet endroit, le chemin était protégé par un toit de béton. Claire comprit pourquoi lorsque, alors qu’une navette décollait dans un grandement sourd, des cailloux et des graviers se détachèrent de la paroi abrupte et roulèrent sur le toit, avant de tomber dans le vide.
Elle s’arrêta de nouveau pour souffler. Elle avait pourtant couru doucement, mais l’endurance n’avait vraiment jamais été son fort. Et surtout, elle n’avait rien mangé, ni la veille au soir, ni le matin. Elle se sentait prise de vertiges.
Non, pas maintenant ! Il faut que je tienne une heure, absolument ! Quelle idiote, j’aurais dû manger quelque chose !
Elle s’assit sur le muret, persuadée que si elle parvenait à reprendre son souffle, tout irait mieux. Elle avait vaguement la nausée. Comment était-ce possible, alors qu’elle n’avait rien mangé ?
Une autre navette décolla. Celle-ci était beaucoup plus petite, et n’avait pas la grâce raffinée de celles qu’elle avait déjà admirées. Lorsqu’elle eut disparu à sa vue, Claire décida de repartir. Elle se leva, étira les bras, levant la tête en direction du toit de ciment, taché d’humidité par endroits…
…le sol était dur. De petits cailloux s’étaient accumulés le long de la paroi. Il y avait même quelques touffes d’herbe. C’était étonnant, ça : elles ne devaient pourtant pas avoir beaucoup de soleil sous le tunnel, ni beaucoup d’eau !
— Jayn ! Vous m’entendez ?
Claire réalisa qu’elle était allongée par terre.
Curieux, ça. L’instant d’avant, je regardais le plafond, et maintenant, je vois des chaussures. Et le sol, de près.
Quelqu’un… quelqu’un lui parlait avec insistance. Il avait l’air inquiet.
Elle s’assit, hébétée. L’une de ses joues la brûlait. Elle devait s’être écorchée en tombant. Mais elle ne se rappelait pas être tombée.
— Jayn, vous allez bien ?
Celui qui lui parlait avait une trentaine d’années, des cheveux noirs, et il portait une de ces combinaisons orange, soutachée d’un galon vert et noir, qu’elle avait déjà remarquées par ailleurs. Il paraissait amical, mais préoccupé.
— Que… qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous vous êtes évanouie, jayn ! J’étais à la porte, là-bas, je vous ai vue tomber. Ça va, rien de cassé ?
D’autres personnes arrivaient, en orange, eux aussi, et des OLS les suivaient. Les questions fusèrent, mais son sauveteur les fit taire.
— Ça va, elle n’a rien. Écartez-vous, qu’elle puisse respirer ! Vous êtes sûre que ça va ? s’inquiéta-t-il de nouveau en la voyant vaciller.
Elle passa une main sur ses yeux et hocha la tête. Ce bref mouvement lui donna l’impression que sa cervelle se remettait en place, non sans se cogner sans ménagement à son crâne. Mais, bien qu’encore un peu sonnée, elle se sentait déjà mieux.
Lorsqu’elle ramena sa main, elle était pleine de sang.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura l’homme en la voyant pâlir, vous vous êtes un peu râpée en tombant, on va arranger ça. Vous pouvez vous lever ?
Elle hocha de nouveau la tête – doucement, cette fois – et se releva. Mais presque aussitôt après, ses jambes la trahirent et elle se raccrocha de justesse à son sauveteur.
— Holà ! Vous êtes sûre que ça va aller ?
— Oui, oui… c’est juste que je n’ai rien mangé ce matin. Ça doit être ça…
Elle se sentait parfaitement stupide. C’était bien le moment de faire une crise d’hypoglycémie ! Si seulement elle avait mangé la veille !
Maintenant, tout ce que j’ai gagné, c’est de me faire remarquer ! Je ne pense pas que Seigé Leftarm va apprécier !
— Rien mangé ? Ah, d’accord. Ne vous inquiétez pas, on va arranger ça. Vous pouvez marcher ?
Ils se dirigèrent doucement vers la porte la plus proche, l’homme la soutenant gentiment par le bras. Les OLS reprirent leur garde, mais chacun, même elle, dut passer son poignet sur la plaque d’identification avant d’aller plus loin, alors que quand elle avait parcouru les couloirs avec son employeur, un peu plus tôt, personne ne leur avait rien demandé.
La pièce la plus proche ressemblait à une salle de repos. Il y avait des chaises, dont plusieurs étaient occupées, des tables, et des distributeurs de nourriture. Alors chacun se mit à donner son avis sur ce qu’elle devait manger pour retrouver des forces au plus vite, tant et si bien que son sauveur finit par ordonner à tout le monde de sortir et de retourner à son poste. Étonnamment, il fut rapidement obéi. Il alla ensuite lui chercher ce qui ressemblait à une barre de céréales poisseuse de miel et la força à la manger.
— Allez, ça vous fera du bien. On a appelé quelqu’un du Service Médical pour soigner ces éraflures, ne vous inquiétez pas.
— Merci.
— Moi, c’est Pieric, se présenta-t-il. Technicien chef du Hangar Dix-Sept.
— Claire. Du Niveau B14.
— Ah. C’est pour ça que vous avez un Code Rouge !
Il paraissait impressionné, mais surtout curieux. Il lui fallut un moment avant de se souvenir de quoi il parlait. Puis elle se rappela que les OLS l’avaient fortement dévisagée lorsqu’elle avait passé sa main sur la plaque. Ce ne devait donc pas seulement être à cause de ses coupures au visage, ni de son statut de jayn – de toute évidence, l’uniforme ne faisait pas tout ! - mais également à cause de ce fameux code inséré dans sa puce d’identité, ce code dont lui avait parlé son employeur la veille, ce code qui devait lui donner accès à certains endroits de Bhénak. Manifestement, il n’était pas commun.
— Comment se fait-il que vous n’aviez pas mangé ? reprit le dénommé Pieric. C’est très imprudent, vous savez.
— J’étais en retard… s’excusa-t-elle piteusement.
— Ça arrive, sourit-il avec gentillesse. Et vous faites quoi, exactement, ici ? Une petite jayn comme vous ?
Heureusement, l’arrivée d’une personne en tunique rouge la dispensa de répondre. C’était une femme aux cheveux tirés en une longue queue de cheval. Elle écouta sans mot dire les explications de Pieric, puis celles de Claire, tout en l’examinant, puis désinfecta ses plaies avant de les recouvrir d’un pansement couleur chair, fin comme une deuxième peau. Pour terminer, elle lui fit une injection avec un curieux pistolet.
— Un sérum nutritif pour vous remettre d’aplomb, expliqua-t-elle d’un ton professionnel. Je veux que vous mangiez correctement à midi, des aliments les plus riches possibles, et n’oubliez pas de vous hydrater beaucoup ! Évitez de trop forcer jusqu’à demain. Je ne pense pas qu’il y aura des séquelles, mais si vous avez mal à la tête ou des vertiges, venez immédiatement au Centre Médical.
La doctoresse remballa ses affaires et se leva. C’est alors que la porte s’ouvrit, laissant le passage à un OLS.
— Claire Monestier ? Je vais vous ramener à vos quartiers. Veuillez me suivre, s’il vous plait.
Elle acquiesça, soulagée. Elle se sentait bien en peine de retrouver le chemin toute seule. D’un autre côté, si l’OLS était là, c’est que Seigé Leftarm avait probablement été déjà prévenu.
Elle se retourna vers Pieric et le médecin.
— Merci de ce que vous avez fait pour moi.
— Oh, répondit Pieric en secouant la tête et en souriant, ce n’était rien.
C’était la première personne depuis qu’elle était ici qui semblait se préoccuper d’elle, sincèrement, sans arrière-pensées ni obligation, enfin, si on excluait bien sûr la tentative un peu bourrue d’Elanore Matoovhu pour la rendre présentable le matin même. Mais cela, elle ne pouvait évidemment pas l’expliquer à Pieric ! Elle lui sourit juste en retour d’un air gêné, ne sachant que dire d’autre.
— Merci encore.
— Si vous repassez dans le coin, petite jayn, venez donc me dire un petit bonjour, sourit-il. Mais n’oubliez pas de manger avant !
— Promis.
— D’accord. Allez, ne le faites pas attendre plus !
Il continuait à lui sourire avec gentillesse, ce qui lui fit monter les larmes aux yeux. Mais elle serra les dents et sortit sur les pas du soldat. Elle avait déjà fait assez de bêtises comme ça.
Tout de même, il y avait donc des gens amicaux, ici. Des gens qui semblaient normaux, pas raides et guindés comme Elanore Matoovhu, pas froids et distants comme son employeur. C’était une pensée réconfortante. Pas grand-chose… mais c’était toujours ça.
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