Chapitre 14 - Journée studieuse

10 minutes de lecture

 Une nouvelle fois, on vint la chercher. Une nouvelle fois, l’OLS chargé de la guider dans la forteresse tentaculaire ne dit pas un mot. Claire commençait à s’y habituer. De toute façon, de quoi auraient-ils parlé ?

 La nuit était tombée, mais la soirée débutait à peine. Elle avait passé la journée à travailler dans sa chambre, apprenant à maîtriser son terminal holographique, et elle avait l’impression qu’une éternité s’était passée depuis sa course et ses aventures du matin.

 À son grand embarras, quand elle était arrivée dans la salle commune du B14, suivant l’OLS qui l’avait ramenée du chemin de ronde, Elanore Matoovhu l’attendait. La digne matrone n’avait pourtant pas eu un mot sur sa mésaventure, se contentant de l’accompagner dans sa chambre et de lui expliquer rapidement comment utiliser son terminal. Mais bien qu’elle soit ensuite repartie tout aussi vite, happée par les tâches mystérieuses d’une Coordinatrice, elle était revenue à l’heure du repas et avait insisté pour que Claire mange avec elle.

 Sans lui demander son avis, elle avait commandé un certain nombre de plats sur les différents distributeurs de nourriture et les avait alignés sur une table libre, puis elle s’était assise en face d’elle et l’avait encouragée à goûter à chacun. Claire avait reconnu le pain caoutchouteux qu’elle avait déjà mangé, ainsi que des cubes orangés à la saveur sucrée, proche du petit pois, que la Coordinatrice avait appelés golfiches.

 Sous l’œil inflexible d’Elanore Matoovhu, elle s’était forcée à goûter à tout, même à une bouillie pâteuse et salée du nom de ghaudes. Pendant ce temps, la Coordinatrice lui présentait plus en détail les diverses règles, règlements, consignes et conventions qui régissaient la vie à Bhénak. Claire avait écouté sans mot dire, se demandant si elle arriverait à tout retenir, et ce qui se passerait si elle transgressait sans le vouloir l’une de ces fameuses règles.

 Certaines lui parurent absurdes. Par exemple, il était interdit d’utiliser les distributeurs à certaines heures, de prendre plus d’une douche – d’eau rationnée – par jour, ou encore, de se rendre sur l’Esplanade sans autorisation. La Salle d’Apparat, ce hall majestueux par lequel elle était entrée, était tout aussi interdite. Les Jardins Intérieurs étaient interdits à certaines heures à certaines catégories de personnel, de même que certains turbolifts et translifts.

 Une fois le repas terminé, Matoovhu lui avait indiqué le broyeur à aliments ainsi que le puit à ustensiles, puis son chronomètre avait sonné et, après un rapide coup d’œil à son poignet, elle était repartie en lui recommandant de l’appeler si elle avait le moindre problème. Claire avait acquiescé timidement, se rendant compte ensuite, un peu tard, qu’elle n’avait aucune idée de la manière de la joindre si jamais elle en avait besoin !

Je ne sais même pas comment enlever le mien, de chronomètre ! Mais je ne vais pas la déranger pour ça, quand même ! Elle a l’air d’avoir un travail super important, ici, elle a autre chose à faire que jouer les nounous.

 Pourtant, malgré sa position, elle était là, à sa disposition. Qu’avait dit Seigé Leftarm, déjà ? Qu’elle pouvait compter sur sa discrétion ?

 C’est peut-être pour ça qu’il est venu lui-même ce matin pour m’accompagner sur le chemin de ronde, pour que le moins de personnes possible n’aient affaire à moi ? Eh bien, c'est réussi...

 Pourtant, même si cela devait provoquer le déplaisir de son employeur, elle n’était pas si mécontente, au fond, de sa mésaventure du côté du « Hangar Dix-Sept ». Ce Pieric avait été si gentil avec elle ! Elle espérait qu’elle aurait l’occasion de le revoir, simplement parce qu’il lui avait montré qu’on pouvait se préoccuper d’elle ici, juste par gentillesse.

En attendant, il faut absolument que j’apprenne à me débrouiller seule. Je me suis assez fait remarquer pour l’instant !

 Le plus urgent : apprendre à lire. Malgré les commentaires de Seigé Leftarm sur les « pré-techs » et sur le fait qu’elle pouvait entièrement s’en remettre à Elanore Matoovhu, elle n’avait pas osé avouer à la Coordinatrice qu’elle ignorait quelque chose d’aussi basique.

 Bonne élève, elle n’avait jamais réfléchi, jusqu’aujourd’hui, à la honte qu’on pouvait éprouver lorsqu’on n’était pas capable de déchiffrer le plus simple des écriteaux. N’ayant jamais voyagé dans des pays qui n’utilisaient pas l’alphabet latin, c’était un choc pour elle d'être incapable de lire la moindre inscription, sans parler de l’heure.

 Heureusement, les ordinateurs, ou ce qui en tenait lieu, ici, fonctionnaient aussi bien en mode vocal qu’avec des instructions écrites. Elle n’eut donc qu’à poser ses questions à voix haute - se sentant un peu stupide, au début - pour que le programme approprié soit lancé. Bien que cela ne ressemble pas vraiment à ce dont elle avait l'habitude, elle s’accoutuma vite à interagir avec la voix, qui n’avait rien de synthétique et, surtout, ne répondait ni avec surprise, ni avec mépris, à ses questions les plus idiotes.

Comment, par exemple, enlever son chronomètre. Ah, en appuyant simultanément sur ces deux points ? Stylé.

 Elle avait déjà utilisé des assistants vocaux sur son téléphone, sur Terre, mais ici, la conversation était menée de façon bien plus naturelle. Il n’y avait pas besoin de réfléchir à la formulation de sa question, car l’ordinateur comprenait assez rapidement où elle voulait en venir.

 Et lui, au moins, il ne me juge pas. Enfin j’espère !

 Après cette journée, elle commençait déjà à se débrouiller avec les symboles les plus fréquents de l’alphabet le plus courant, dit « Standard ». Mais c’était loin d’être facile, car il était constitué de trente-sept « lettres », sans compter les chiffres. N’ayant aucune référence avec ses lettres latines, elle avait dû créer ses propres tables de correspondance, assez approximatives, d’autant plus qu’ici, il n’y avait pas de papier à disposition pour écrire.

 Alors qu’elle grommelait à ce sujet, l’ordinateur lui avait alors indiqué qu’un bayni était à sa disposition sur son bureau si elle souhaitait prendre des notes. Elle avait observé l’espace devant elle, perplexe, avant que l’ordinateur ne projette l’image d’un cylindre argenté d’une quinzaine de centimètres de long et d’environ un centimètre de diamètre. Elle avait alors reconnu l’objet, posé dans un coin, et s’en était saisie avec scepticisme. Comment cette chose allait-elle lui permettre de prendre des notes ?

 Sous ses doigts, le cylindre s’était soudain animé, une série d’icônes s’illuminant le long du tube. Patiemment, l’ordinateur lui avait indiqué sur laquelle appuyer, et une rainure, jusque-là invisible, s’était élargie sur toute la longueur de l’objet. Avec un léger clic, un écran rétractable, souple, transparent et extrêmement fin, s’était alors révélé. Elle l’avait déroulé, prudemment, jusqu’à ce qu’il fasse une vingtaine de centimètres. Sur une indication de l’ordinateur, une nouvelle pression sur l’icône avait rigidifié l’écran, qui s’était opacifié et couvert de nouveaux symboles. Elle avait alors enfin reconnu la tablette qu’elle avait déjà vue à maintes reprises ici, y compris entre les mains de son employeur.

 La partie tubulaire et rigide du bayni contenait également, découvrit-elle, un stylet et un minuscule projecteur holographique, même si elle ne voyait pas bien encore à quoi ce dernier allait pouvoir lui servir.

 D’une pression, elle pouvait refermer l’objet, qui n’était alors pas plus encombrant qu’un stylo. Constitué d’un curieux matériau brillant, argenté, ni métallique ni plastique, il était parsemé de symboles qui n’apparaissaient que lorsqu’on le tenait en mains, symboles et icônes qui ne semblaient pas faire partie des lettres de l’alphabet qu’elle tentait d’apprendre. Pourtant, ils paraissaient tout autant utilisés : elle réalisa qu’elle en avait déjà vus certains à des endroits aussi divers que les ascenseurs, la navette qui l’avait amenée ici, ou encore sur les distributeurs de nourriture.

 Elle n’avait jamais compris, jusqu’à en être si brutalement privée, à quel point les icônes, autant que les chiffres et les lettres, représentaient des idées et des fonctionnalités, dans cet univers comme dans l’autre, et à quel point ces symboles étaient utiles pour comprendre et interagir avec le monde dans lequel on vivait.

 Et pourtant, ils étaient si terriblement importants ! Par exemple, sur Terre, ce zéro et ce un imbriqués, qui permettaient de mettre en marche ou arrêter n’importe quel appareil : un symbole basique, qu’on ne remarquait même plus, et pourtant, ô combien utile quand on en était brutalement privé !

 Avant de réussir à prendre des notes, il lui fallut donc apprendre le fonctionnement du bayni : comment l’ouvrir à la taille désirée, le rigidifier, l’opacifier ou non, selon le besoin, et ensuite obtenir la fonctionnalité souhaitée. Ici, elle voulait simplement dessiner des lettres, et trouver le bon programme lui prit déjà un certain temps.

Évidemment, le côté « enroulable » mis à part, le bayni ressemblait un peu aux tablettes qu’elle connaissait déjà sur Terre, mais la logique derrière était totalement différente. Il n’y avait pas d’icônes d’applications, pour commencer, et le fait que tout soit dans un alphabet parfaitement inconnu n’aidait pas à la tâche.

 Mais elle avait fini par s’en sortir, aidée par l’assistance empressée, à la fois vocale et holographique, du terminal de sa chambre. Une fois les fonctionnalités basiques maîtrisées, elle avait pu se mettre vraiment au travail, et tenter de faire coïncider les lettres et les sons.

 Expérience étrange : elle comprenait tous les mots qu’elle utilisait, ou presque – seuls ceux qui exprimaient des concepts pour elle inconnus lui restaient mystérieux - sans souvenir de les avoir jamais appris. Elle savait d’instinct comment former ses phrases, mais elle n’avait aucune idée de la manière de les écrire. Réelle frustration pour quelqu’un qui avait toujours excellé en grammaire aussi bien qu’en orthographe ! Heureusement, dotée d’une bonne mémoire, il ne lui fallut que quelques heures pour commencer à acquérir des automatismes, et parvenir à déchiffrer les mots les plus simples sans avoir à se référer sans cesse à ses notes.

 C’est un peu comme un code secret. Mais c’est un peu lourd, quand même.

 La journée avait été studieuse et intense. Claire n’avait donc pas été fâchée de l’arrivée de l’OLS, en fin d’après-midi, pour abandonner un moment ses études.

Même si ça signifie passer à la partie de la « formation » qui me fait le plus flipper, ça, c’est clair !

 La femme du Service Médical lui avait recommandé de ne pas faire d’efforts jusqu’au lendemain, mais Claire ne pensait pas que son nouvel employeur la dispenserait de son entraînement physique pour autant.

Après tout, je me sens beaucoup mieux. J’ai mangé, je me suis reposée, enfin, physiquement au moins. Ça ira bien !

 Elle suivait donc l’OLS à travers le labyrinthe des couloirs et des ascenseurs de Bhénak, beaucoup moins fréquentés ici que dans le Secteur B. Ses toutes nouvelles connaissances lui permirent de reconnaître la lettre associée au «A», répétée à de nombreuses reprises sur les murs. Dans cette partie du bâtiment, les lignes qui parcouraient le sol des couloirs étaient à dominante verte, avec parfois une touche de violet ou de gris, contrairement au Secteur B, à dominante grise et rose, ou à l’endroit où elle avait rencontré Pieric, traversé de lignes orange, jaunes et bleu marine. Elle se promit de rechercher la signification de ces couleurs mystérieuses sur son terminal le plus tôt possible : cela semblait trop consciencieux pour n’être que de la simple décoration, d’autant plus que le même code couleur se retrouvait aussi dans l’immense Complexe Armora, là-bas, de l’autre côté de la planète.

Enfin, immense, c’était ce que je pensais, avant d’arriver ici !

 Le soldat s’arrêta finalement devant une porte en tous points semblable aux autres. Il posa son poignet sur la plaque murale, puis recula. La porte coulissa. Elle entra, s’attendant à ce qu’il la suive, mais, avec un chuintement étouffé, la porte se referma derrière elle sans qu’il ne l’accompagne.

 Elle était seule.

 Elle se trouvait sur un étroit palier, ceint d’une balustrade, qui surplombait ce qui ressemblait à un gymnase. À sa gauche, un escalier descendait vers la pièce d’entraînement proprement dite, tandis que sur sa droite une plateforme donnait accès à tout un système de cordes, de filets et de barres de métal, qui cascadaient jusqu’au sol, un étage plus bas. En face, sur toute la hauteur de la pièce, de larges baies vitrées dévoilaient un fantastique panorama sur la mégalopole brillamment illuminée.

 Étant donné la hauteur, elle devait se trouver dans les étages supérieurs de Bhénak, quasiment au sommet.

À l’odeur, de toute façon, j’aurais reconnu un gymnase. À croire que cette puanteur est universelle !

 Elle s’approcha de la balustrade. Des cordes, des barres, des arceaux et une multitude de structures en tous genres étaient rangés dans un coin de l’espace dégagé en contrebas. Au centre, un vaste cercle recouvert d’une matière qui semblait souple et élastique voisinait avec des échelles et des caisses remplies de matériel. Des cibles étaient alignées sur le mur le plus proche, et d’autres objets moins reconnaissables étaient rangés sur des étagères, entre plusieurs portes, toutes fermées.

 L’endroit était plongé dans une semi-obscurité. Une unique tache de lumière éclairait le milieu de la salle.

 Au centre de ce cercle, droit et immobile, Seigé Leftarm l’attendait.

 Elle déglutit, à la fois surprise et effrayée. Ne lui avait-il pas dit que ce serait l’un de ses instructeurs qui se chargerait de l'entraînement physique ?

Pourquoi il a changé d’avis ? À cause de ce matin ?

 Il tournait le dos à l’entrée, et elle se demanda s’il l’avait entendue arriver. Mais avant qu’elle n’ait pu dire quoi que ce soit, la voix glaciale qu’elle commençait à bien connaître s’éleva :

— Approchez.

 Comme toujours en la présence de cet homme énigmatique et imposant, elle sentit son estomac se nouer. Et comme elle ne se sentait pas particulièrement fière d’elle suite à ce qui était arrivé du côté du Hangar Dix-Sept, elle s’attendait un peu à tout de sa part.

 Elle ne savait pas encore qu’avec lui, il fallait s’attendre à bien plus.

 Et « tout » se passa très rapid ement. Alors qu’elle arrivait timidement en bas de l’escalier, il se retourna, presque nonchalamment, et pointa une arme droit sur elle. Claire n’eut pas besoin qu’on lui fasse un dessin pour comprendre, et en cette fraction de seconde terrifiante, elle pensa :

Tu savais que tu ne pouvais pas faire confiance à ce type ! Et comme une imbécile, tu l’as quand même suivi ! Tu le savais !

 Elle voulut courir, se baisser, n’importe quoi, mais le choc était trop grand et elle fixa le canon de l’arme, tétanisée. Comme au ralenti, elle le vit presser la détente, et elle n’eut que le temps de lever les mains devant elle, en une tentative dérisoire pour se protéger, avant qu’un rayon de lumière verte ne l’atteigne en pleine poitrine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marga Peann ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0